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— Tu étais au courant ?
— De... de quoi tu parles ? s'inquiéta Roger qui venait de laisser rentrer en trombe une Fanny toute explosive.
D'aussi loin qu'il se souvienne, son ancienne collaboratrice avait toujours su se maîtriser même dans les situations les plus extrêmes. Même lorsqu'il avait fait volé ses espoirs en éclats. Mais ce soir-là, elle était arrivée telle une furie, frappant la porte avec acharnement, comme si sa vie en dépendait. À peine avait-il ouvert qu'elle s'était précipitée à l'intérieur de l'appartement, sans aucune forme de politesse. Une question lui brûlait les entrailles depuis qu'elle avait quitté précipitamment Embrun quelques heures auparavant. Elle devait comprendre. Et Roger semblait être la personne toute désignée.
— Calme-toi, Fanny. Assieds-toi et explique-moi ce qui te met dans un tel état, tenta-t-il, pris au dépourvu.
— Je ne me calmerai pas! Pas temps que tu ne m'auras pas avouer la vérité, explosa-t-elle.
Fanny faisait les cent pas dans le salon, son pas craquant sur le parquet usé. Elle passait sa main dans ses cheveux décoiffés, glissant jusqu'à sa nuque, en signe d'inconfort. L'anxiété grignotait son mental à chaque seconde qui passait.
— Mais de quelle vérité parles-tu ?
Elle s'arrêta net. Une flamme assassine valsait dans ses yeux océans.
— Pourquoi Alexis ? Pourquoi lui ?
Il comprit instantanément qu'elle voulait revenir sur ce terrain glissant, là où il avait dérapé.
— Je n'ai pas eu le choix, comme je te l'ai dit. Mais pourquoi...
— Pas à moi Roger. On a toujours le choix pour ceux qui comptent. Tous ces beaux discours sur mon travail acharné, mes capacités, toutes ces promesses de te succéder, tout ça c'était des mensonges ! Rien que des mensonges ! s'insurgea-t-elle.
Elle frappa son poing contre le mur. La paroi en plâtre trembla dans un bruit sourd. Tout comme ses émotions, prêtes à se fissurer.
À bout de force, elle finit pas s’affaler sur le sofa. Son regard se noya entre les interstices de la table basse, là où le temps avait découpé son ouvrage, usant les motifs noueux du chêne.
Roger s'assit face à elle, essuyant ses paumes moites sur les côtes de son pantalon en velours. Il s'humecta les lèvres, longuement, prenant le temps pour rassembler ses idées. Cet aveu-là, il ne pensait pas y faire face. Pas aussi tôt. Mais Fanny méritait des explications. Elle avait toujours été là pour lui et ses questionnements étaient justifiés. Il comprenait que la nomination de Alexis Ramirez avait été un coup dur à encaisser, et que son attitude détachée, depuis, n'avait fait qu'accentuer le déchirement de la trentenaire. L'incompréhension flottait dans l'air de cet appartement parisien comme un poison qui s'insinuerait lentement dans chaque parcelle de son corps. Roger avait le remède et dans un ultime soupir, il se décida à parler.
— J'ai un problème, murmura Roger la voix tremblante.
Il évita soigneusement le regard de son interlocutrice, les mains serrées sur ses genoux.
— J'ai des dettes. Beaucoup. Au printemps, lorsqu'il était convenu que tu me succèdes au poste de Directrice marketing, j'avais une grosse créance à régler.
— Tu aurais pu m'en parler, le coupa-t-elle. J'aurai pu t'aider.
— J'étais au bord du gouffre, Fanny. Je ne voyais plus comment m'en sortir. Il me fallait un coup de pouce du ciel pour me sortir de toute cette..., souffla-t-il, le cœur oppressé. Et puis, Alexis Ramirez s'est présenté à moi comme une manne providentielle.
— Je ne comprends pas bien. En quoi, l'arrivée d'Alexis a bien pu t'aider à surmonter tes difficultés.
Fanny savait qu'elle touchait du doigt une certitude qu'elle n'était pas prête à encaisser mais elle voulait savoir, elle voulait l'entendre dire que Maxime tirait toutes les ficelles de ce jeu auquel elle ne souhaitait pourtant plus jouer depuis longtemps.
— Il m'a fait une proposition.
Son regard, penaud, s'ancra dans celui de Fanny. Il savait qu'il ne faisait que remuer le couteau dans une plaie encore béante. Il reprit :
— Il m'a promis de régler l'intégralité de mes dettes contre ma succession au poste de Directeur marketing.
Tandis que ses yeux s'embuèrent de larmes, il murmura un "désolé" déchirant mais, déjà, Fanny tentait de faire des connexions entre son père et Alexis et de comprendre les aspects de ce contrat qui semblait les lier. En quoi son père pourrait-il bien être impliqué ?Quelles motivations pousseraient son père à la voir dégringoler de l'échelle sociale, lui qui a toujours tant prôner la réussite professionnelle. Les scenarios se tissaient les uns derrière les autres sans pour autant qu'elle n'en saisisse les moindres contours. Rien n'avait de sens. Et pourtant, toutes ces manigances ressemblaient à Maxime.
Un silence s'imposa. Roger rejoignit la cuisine, laissant le temps à Fanny de digérer cette information. Il avait dissimulé ce vice qui lui collait à la peau depuis des années, pour conserver l'estime qui débordait dans les yeux de son ancienne collaboratrice mais sa trahison avait tout remis en question. Il venait de s'ouvrir pour la toute première fois et même si Fanny paraissait dévastée, Roger sentit comme un voile se lever, une opportunité d'avancer. Il attrapa deux tasses à thé en porcelaine de Limoges, deux libellules virevoltaient sur les contours de chacune, les reliques d'un passé où Roger vivait sans se soucier du lendemain. L'appartement, richement décoré, témoignait du faste qui avait façonné son quotidien, il s'était épris des belles choses, dénichant des antiquités rares, des bijoux qu'il se plaisait à convoiter. Fanny connaissait son attrait pour les vides-greniers certains de ses objets de collection trônaient parfois sur les étagères du bureau en verre.
Lorsque Roger revint dans le salon avec deux tisanes bien fumantes, les arômes de camomille s'échappèrent, tels des fumeroles enveloppantes. Réconfortantes. Fanny releva le menton. Elle prit une première gorgée, son regard papillonnant autour de cette grande pièce à vivre qui l'avait reçu maintes fois par le passé. Ds souvenirs bienheureux affluèrent, ce qui eut le mérite de l'apaiser. Et pourtant, ces quatre murs dissimulaient un secret qui ne lui échappa pas. La mine interrogative, elle remit de l'ordre dans ses idées en pagaille et finit par lâcher :
— Pourquoi ?
— Je te l'ai dit, je n'en sais rien du tout. Peut-être qu'Alexis Ramirez a vraiment besoin de...
— Non, Roger. Pourquoi ? Pourquoi tu n'arrêtes pas ?
Fanny savait. Elle avait fini par comprendre, des petits objets qui manquaient, insignifiants pour elle, mais d'une valeur inestimable. DEs tableaux manquants qui laissaient leur empreinte sur les murs, des vases antiques, des amphores en albâtre, une clepsydre qui n'avait jamais cessé de la fasciner. Oui, l'inventaire s'était diluer et cela ne signifiait qu'une seule chose. Roger n'avait pas raccroché. Et cela l'avait mené à une descente aux enfers aux conséquences désastreuses. Elle se maudit intérieurement de ne pas avoir compris plus tôt, d'avoir laissé son inimité envers lui la grignoter de l'intérieur l'empêchant de percevoir une vérité plus troublante.
Roger reconnut le flegme légendaire de son ancienne collègue. Il esquissa un sourire à cette simple assertion puis rassembla ses idées.
— J'ai recommencé. Je n'étais plus capable de me regarder en face. La trahison me rappelait à l'ordre quotidiennement. Tu m'avais rayé de ta vie et moi, j'étais là, seul. Je ne voyais plus d'issue. Et j'avais misé gros, bien plus que les fois passées. La seule porte de sortie était l'enfer, alors...à ce moment-là, j'ai pensé que je valais mieux mort qu vivant.
Les mots, bruts, s'éteignirent telle une flamme dans un coup de vent. Violemment. Le silence s'épaissit. Fanny sentit son cœur se serrer. Se doigts se refermèrent solidement autour de sa tasse. Les mots de Roger résonnaient en elle tel un cri silencieux qu'elle n'avait jamais entendu. Elle se leva doucement puis contourna la table qui faisait barrage et s'assit à ses côtés.
— Tu n'a jamais été seul, Roger.
— Après ce que je t"avais fait, je ne pouvais pas. J'étais censé être ton mentor, un bon exemple et j'ai déçu et je t'ai blessé.
— Parfois certaines fondations peuvent tanguer mais cela ne signifie pas qu'elles vont s’effondrer pour autant. J'aurai pu te soutenir. Je suis tellement désolée de ne pas avoir été là.
— Tu ne changeras jamais, Fanny. Tu prends sur toi, tu prends la responsabilité de ce qui ne t'incombe pas. C'est moi qui suit navré. Navré d'avoir été faible, d'avoir été lâche et d'avoir tourné le dos à ceux qui ont toujours été là pour moi, finit-il.
Roger ferma les yeux. Les larmes coulaient enfin sans retenue. Fanny lui tendit un mouchoir, sans dire mot. Elle ne voulait pas qu'il se sente jugé, juste écouté.
— Je ne suis pas en colère contre toi, tu sais, dit-elle après un long moment. Je savais bien au fond de moi que tu n'avais pas pu me trahir sciemment. Cela ne te ressemble pas.
— Alors, tu ne me détestes pas ?
— Non, souffla-t-elle dans un sourire. Mais je veux que tu apprennes à faire confiance aux personnes qui t'entourent et que tu n'hésites pas à appeler si jamais tu te sens mal et avant que tout parte en vrille. D'accord ?
Son regard bienveillant posé sur Roger suffit à le rassurer. Il avait eu raison de l'embaucher et la former toutes ces années. Elle était une collaboratrice exceptionnelle et une amie sincère. Il hocha la tête pour toute réponse.
Fanny se leva, cette fois plus légère même si de nouvelles interrogations restaient floues. En rejoignant la porte, elle se retourna pour s'assurer une dernière fois qu'il ne l'oublierait pas :
— Appelle-moi, s'il-te-plait.
— Promis.
Ce n'était plus une promesse en l'air. Roger avait compris qu'elle serait là pour lui, envers et contre tout. Et au-dessus de tout, elle lui avait pardonné et cela comptait énormément à ses yeux.
Dehors, la fraicheur printanière la cueillit. Elle inspira profondément, les yeux rivés vers ce ciel de jais, un ciel sans Lune. Sa colère envers Roger s'était tue, remplacée par une peine plus douce, plus silencieuse. Elle avait vu un homme brisé et non un ennemi.
Mais surtout, elle avait compris que Roger n'était pas au cœur du problème. Quelqu'un d'autre tirait les ficelles, et elle allait tout mettre en œuvre pour faire éclater la vérité.
Fanny remonta le col de sa gabardine, des questions pleins la tête. Elle s'était trompé de cible. Mais dans l'ombre de ses incertitudes, quelque chose émergeait, un sentiment de plus fort que la trahison. Derrière un sourire bien trop poli se terrait l'ombre d'une personnalité complexe qui avait semé le chaos dans sa vie et elle était bien déterminée à le confondre pour obtenir son droit à la vérité. Alexis.
Le mystère s'épaississait autour de lui et sa relation étrange avec son père ne faisait qu'attiser sa curiosité. Elle devait connaître les tenants et les aboutissants pour enfin trouver comment achever Maxime et apaiser cette rage sourde qui grondait en elle depuis tant d'années.
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