42 - c

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Lorsqu'ils arrivèrent devant la devanture en bois clair parsemée de guirlandes lumineuses, Fanny sentit son cœur bondir de sa poitrine, elle vacilla légèrement, rattrapée de justesse par Alexis qui fronça les sourcils d'inquiétude. Après s'être assuré que tout allait bien, il s'installèrent en terrasse pour profiter de la douceur des nuits printanières. Un vent léger vint caresser les géraniums magentas qui frémissaient tout autour d'eux. Le serveur ne mit pas longtemps avant de leur proposer le menu du soir et de prendre leur commande. Enfin seuls, Alexis en profita pour rebondir sur la scène qui s'était déroulée quelques dizaines de minutes plus tôt.

— Et ce jeune homme que... qu'on...que nous avons rencontré tout à l'heure, vous vous connaissez bien ?

Pensant qu'il ne souhaitait que meubler la conversation, Fanny raconta sa première rencontre avec le promeneur de chiens, quelques mois plus tôt, avant la nomination de Alexis. Ce rappel la fit grincer des dents mais elle feinta par un magnifique sourire étincelant, l'un de ceux qu'elle avait eu l'habitude de simuler depuis son adolescence.

— Donc, vous aimez vous promenez le weekend, conclut-il sans trop savoir comment rebondir à son récit.

— Je ne suis pas du genre à flâner, mais j'aime assez courir, et le parc Monceau est assez agréable pour cet exercice, je dois bien l'avouer.

— Un exercice. On dirait que vous n'y prenez aucun plaisir, répliqua-t-il.

— Un peu. C'est plutôt une vieille habitude, un héritage de mon père, lança-t-elle d'un ton acerbe.

En lançant le sujet "Maxime" sur la table, Fanny posait les premières pièces sur l'échiquier. Elle amorçait ainsi un nouveau tournant à leur conversation, et surtout le début des hostilités.

— Pourquoi ai-je l'impression que cet héritage n'est pas un cadeau ?

Courir était un devenu un exutoire, le refuge de ses maux, d'un mal-être qui pourrissait son âme depuis son adolescence, il lui permettait de libérer les tensions, les mauvaises pensées, parfois les pires, et avec le temps, il s'était installé comme un compagnon de voyage, un ami toujours prêts à écouter. Mais un ami né du mal incarné pouvait-il vraiment la guérir ?

— On va dire que mon... père est plutôt un homme ...

— ...autoritaire, renchérit-il comme s'il pouvait la comprendre, comme s'il savait déjà.

— On va dire qu'il a un besoin de tout contrôler.

— C'est donc pour cela que vous maîtriser vos dossiers d'une main de maître.

Elle rit, un rire amer qui lui brûlait les entrailles.

— Il faut croire que cela ne m'a pas vraiment réussi.

— Pourquoi dites-vous cela ? Vous êtes une collaboratrice remarquable. Je ne pourrais pas m'en sortir sans vous.

— Mais je ne suis pas directrice, non plus, plaisanta-t-elle, une once de vérité flirtant avec ses maux.

— Un jour, je suis persuadé que vous vous élèverez au rang qui vous est destiné.

— Tout comme vous, j'imagine. Vous avez atteint vos objectifs, n'est-ce pas.

Son regard se perdit dans l'immensité de ses pensées. Si loin que Fanny dut frotter ses couverts l'un contre l'autre pour provoquer une réaction de sa part. Lorsqu'il sortit de sa transe, il planta ses yeux dans ceux de sa collègue, formulant une réponse floue, si évasive que Fanny en demeura perplexe.

— Ce poste ne vous plaît-il pas ? On m'a pourtant dit que vous aviez fait des pieds et des mains pour y parvenir, glissa-t-elle tentant de prêcher le faux pour savoir le vrai.

— Je n'irai pas jusque-là. Qui sont vos sources ? l'interrogea-t-il soupçonneux.

Fanny se sentit rougir. Le mensonge ne faisait pas partie de ses spécialités. Fort heureusement, le serveur arriva à point nommé. Tandis qu'il débarrassait les entrées, Fanny s'évertuait à dévier la conversation creusant au fond de son esprit, un sujet non trop éloigné de celui pour lequel elle essayait de le démasquer. Prise de court, elle rebondit sur le travail le questionnant sur les avancées du projet de développement en Afrique du Nord. Une pointe de nostalgie refit surface au même instant, sans qu'elle ne puisse mettre des mots sur ce ressenti. Alexis lui fit un petit retour sur les décisions de la direction et l'informa qu'un nouveau déplacement professionnel serait prévu dans les mois qui viennent afin de commencer la mise en œuvre.

Le serveur revint les mains chargées, deux grosses entrecôtes nappées de sauce au poivre agrémentées de quelques légumes de saison Un plat simple mais délicieux que Fanny avait tout de suite aperçu dans l'assiette voisine. Elle avait toujours joué la carte de la sécurité lors de ses sorties au restaurant, jetant un coup d'œil sur ce que les clients commandaient ou en se laissant porter par les autres, tout comme lorsque son père commandait à sa place. Maxime ne rôdait jamais trop loin dans son quotidien, laissant son empreinte dans chacun de ses pas, chacun de ses décisions.

Fanny attendit que les plats soient disposés pour reprendre la conversation sous un tout nouvel angle, testant l'un de ses scénarios catastrophes, filés la veille au fond de son lit, sous ses draps insomniaques.

— Vous avez des frères et sœurs ?

Alexis releva la tête, son couteau déjà planté dans le morceau de viande bien juteux. Il parut surpris par la question mais y répondit avec un sourire poli.

— Un frère aîné. Nous n'avons pas trop l'occasion de nous voir.

— Il ne vit pas par ici ?

Il sembla hésitant mais finit par répondre :

— Nous sommes en froid...Vous savez ce que c'est...

— Comment cela ?

— Je veux dire avec vos frères, ça n'a pas dû être tout rose tous les jours.

Fanny sembla étonnée par sa réponse. Quelque chose lui échappait cependant, elle ne parvenait pas à y mettre la main dessus. Elle garda cette impression de côté, continuant cet échange dont l'unique objectif était d'obtenir des informations et de démêler le vrai du faux.

— Vous n'avez pas tort...répondit-elle plus doucement, tout en pensant à Lucas, à leurs différents et à cette tristesse qui ne faisait que croître jour après jour. Elle retint une larme puis renchérit. Ce n'était pas l moment adéquat pour se laisser ses émotions déborder.

— Et vos parents ? Que font-ils dans la vie ?

— Mon père était gendarme et ma mère institutrice. Ils sont retraités à présents. Ils vivent paisiblement dans le Sud, à milles lieues de ce que je vis ici, conclut-il en avalant une bouchée de brocolis.

— Ça a dû vous changer, Paris ?

— Ça m'a façonné plutôt. Je suis devenu la personne que je désirais être depuis tout petit...

— Directeur marketing ?

Sa question semblait ironique. Après tout, même si elle avait brigué ce poste pendant des années, elle savait au fond d'elle que ce n'était pas le métier de ses rêves. Loin de là. Ses rêves, elle avait été contraint de les abandonner, sous le regard incendiaire de son père. Aussi la réponse de Alexis lui sembla totalement démesurée.

Il sourit, embarrassé.

— Pas exactement, avoua-t-il enfin. Disons que c'est un intitulé commode... mais que ce n'est pas ce qui m'anime.

Fanny fronça les sourcils, perdue dans les explications de son responsable. Ses propos semblaient décousus comme s'ils bataillaient pour appartenir à deux mondes différents.

— Et qu'est-ce qui vous anime alors ? osa-t-elle tout en feignant une curiosité polie.

— La justice. L'idée que certaines choses doivent être mises en lumière.

Elle prit une bouchée, masquant son trouble derrière sa fourchette. Cette réponse lui offrait une porte ouverte vers des dizaines d'autres questions au sujet d'Alexis. Qui se cachait vraiment derrière ce sourire charmeur ? Avec quelle genre de personnalité travaillait-elle au quotidien ? Et l'éternelle question qui la taraudait : Pourquoi avait-il payé Roger Hollande pour récupérer un poste qui ne semblait pas autant l'"animer" qu'il ne le désire ? Fanny sentait qu'elle effleurait quelque chose... sans savoir encore quoi.

— C'est étonnant, reprit-elle avec douceur. Cette réponse, on ne l'attendrait pas d'un cadre, et encore moins dans cette ville.

— Et pourtant...lança-t-il en posant calmement sa serviette à côté de son assiette. Vous seriez surprise de ce que les gens cachent derrière des intitulés de poste anodins. Ce monde n'est qu'une façade...

Elle plongea son regard dans le sien. Il venir d'ouvrir une brèche. C'était maintenant ou jamais. Elle adopta alors un ton plus léger, plus taquin.

— Vous avez raison. Mon père, Maxime Coste, précisa-t-elle en renforçant le ton de sa voix, a toujours su cacher au monde son véritable visage. Même s'il est charismatique hors des murs de notre maison, ceux qui le connaissent savent à quoi s'en tenir.

Jeter du poison sur son père lui fit un bien fou. Elle avait besoin de se confier, à d'autres personnes que ses proches, à des étrangers qui ne lui feraient pas la morale, pas comme ses frères.

— L'ambition peut parfois mener à des solutions radicales, à des comportements en décalage avec la norme. Votre père est un homme remarquable, il a monté un empire, je pense que cela demande des sacrifices, malheureusement.

— Vous connaissez mon père ? lança-t-elle à la hâte.

Il se replaça sur sa chaise, légèrement décontenancé. Venait-elle de le démasquer ?

Fanny sentit son cœur cogner dans sa poitrine, le moment tant attendu était à portée de mots, quelques mots, et elle saurait. Elle aurait une raison valable de détester son père à tout jamais. Alexis prit le temps de découper sa viande avant de répondre.

— Difficile de passer à côté d'une agence Coste Immobilier surtout quand le nom est inscrit sur des panneaux lumineux de jour comme de nuit.

Alexis avait contré l'offensive avec une évidence qui la frappa de plein fouet. Depuis que Maxime avait décidé de s'installer en région parisienne, il avait renforcé sa communication visuelle afin d'assoir sa notoriété. Rien de farfelu, rien qui ne puisse altérer son image.

— Et pourtant, il a fallu plus de cinq mois à Maryam pour faire le rapprochement. Vous êtes plutôt perspicace dans votre genre, s'étonna-t-elle.

Alexis avala une gorgée d'eau, pris au dépourvu.

— Je plaide coupable. Il y a quelques semaines, j'ai entamé quelques recherches. Cela faisait des nuits que je veillais au bureau. L'enseigne de votre père scintillait dans la pénombre, j'avou

— Je plaide coupable… Il y a quelques semaines, j’ai commencé à creuser un peu. Je passais souvent mes soirées au bureau, et l’enseigne de votre père brillait juste en face.

Il s'interrompit, l'air soudain gêné par sa propre franchise.

— J'ai fini par m'y intéresser, par curiosité. Et puis j'ai rapidement fait le rapprochement avec vous.

Elle haussa un sourcil, intriguée. Pourquoi ne voulait-il pas avouer qu'il connaissait déjà son père. Elle en avait eu la preuve lorsqu'elle avait trouvé son nom dans le répertoire de son père ? Alors, pourquoi persistait-il à feindre la vérité ?

— Arrêtons de tourner autour du pot, Alexis. Je suis au courant.

Il se figea, ses traits perdirent instantanément toute leur légèreté. Le regard fuyant, il semblait interroger la pénombre pour se sortir de cette situation inattendue. Il passa une main nerveuse dans ses cheveux relevant les mèches longues qui lui cachaient la vue. Son regard, plongé dans un tumulte d'émotions, se posèrent sur elle, plus attentif, comme s'il évaluait la pesée de ses mots. Que savait-elle ?

IL allait répliquer quand le téléphone de Fanny vibra sur la table. Elle jeta un œil à l'écran. Lucas. Lucas n'appelait pas. Pas depuis des années. Elle s'excusa puis décrocha, son esprit flottant dans la conversation. Elle garda ses yeux braqués dans ceux d'Alexis, comme pour s'assurer qu'il ne lui échapperait pas. Un regard perçant qui perdit rapidement tout son éclat.

Le décor sembla basculer. Elle se leva d'un bond, attrapa son sac, ses clés, sa veste. Alexis l'observait sans comprendre.

— Je suis désolée... Je dois y aller, balbutia-t-elle, déjà en train de faire une réservation sur son téléphone.

— Où allez-vous ? Tout va bien.

— La gare. L'hôpital...

Fanny avait perdu toute notion, l'équilibre fragile de sa vie tanguait à nouveau. ELle quitta la table, laissant derrière elle son assiette à moitié entamée et des milliers de questions en suspens.

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