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Fanny traversa les couloirs de l'hôpital sans vraiment regarder. L'odeur aseptisée remontait à ses narines, lui rappelant la tentative de suicide de Roger Hollande quelques semaines plus tôt. Sa vie n'était qu'un marasme depuis quelques temps, depuis qu'elle était retournée à Embrun, depuis qu'Alexis avait "volé son poste ou peut-être était-ce depuis bien plus longtemps que cela. Elle ne saurait le dire mais rien n'allait. Tout empirait comme si son univers entier s'effondrait. Lorsqu'elle arriva devant la salle d'attente des soins intensifs, elle fit face à quatre hommes, quatre figures familières, quatre maillons d'un chaine brisée dont les visages transpiraient la peine.
Mathis fut le premier à la rejoindre. Ses yeux embués de larmes témoignaient d'une tristesse incommensurable. Les barrières de Fanny cédèrent. Son petit frère se jeta dans ses bras, anéanti. Il était celui qui avait le plus souffert de l'absence de leur mère, celui qui avait du se construire avec peu de souvenirs de celle qui l'avait mis au monde, devant se forger malgré lui, sous l'oppression d'un père autoritaire. Seule Bérénice avait réussi à lui apporter la douceur et l'amour qu'il lui manquait, à le conseiller, à l'élever au-delà des principes trop rigides de Maxime. Elle était devenue, malgré elle, son pilier, toujours présente lorsqu'il en avait besoin.
Fanny le serra fort dans ses bras, contenant ses soubresauts. Aucun mot ne vint perturber ce moment déchirant.
Dans le silence des larmes brûlantes, des portes battantes s'ouvrirent à la volée. Un médecin, les cheveux grisonnants, sorti la mine épuisée. Il s'avança péniblement vers les cinq frères et sœur, qui déjà lui faisaient face, l'espoir ténu d'une nouvelle réconfortante. Mais le regard chargé de douleur du chirurgien ne laissa place à aucune issue favorable.
Samuel et Lucas écoutaient le médecin avec attention. Derrière eux, Fanny vit le monde tourner à une allure affolante, emportant sous son aile le souffle d'une vie. Elle avait l'impression qu'on lui avait arraché le cœur une seconde fois, et cela elle ne put le supporter. Ses jambes, flageolantes, lâchèrent sous l'œil inquiet de Romain qui la rattrapa de justesse. Il l'entraina vers les sièges de la salle d'attente et tenta de la réconforter tant bien que mal. C'était une épreuve de plus pour la famille Coste, une épreuve à laquelle ils n'étaient pas préparés.
Lorsque le médecin les quitta, un silence pesant s'installa. Personne n'osa s'exprimer. Personne n'osa troubler le silence dans lequel ils s'étaient murés.
Au bout d'une dizaine de minutes, après avoir vidé le réservoir de ses larmes, Fanny sentit une colère noire brûler son être, la consumer de l'intérieur, l'envie de trouver un coupable à tous ces maux. Quelqu'un devait payer. Quelqu'un devait porter le poids de sa tristesse.
Elle releva le menton, fixant Samuel qui ne l'avait pas quitté des yeux et jeta sèchement :
— Où est Maxime ?
Trois petits mots tranchants. Elle voulait qu'il paie pour leur souffrance. Pour Padma. Pour Bérénice. Pour leur enfance brisée.
— Où est-il ? renchérit-elle, plus agressive.
— Il n'y est pour rien, Fifi, tempéra Romain qui sentait l'ouragan se profiler à l'horizon.
— Pourquoi n'est-il pas venu ? pesta-t-elle. Bérénice est morte. Elle est morte et il n'est même pas là. Il n'a même pas pris la peine de venir.
Sa voix se brisa en des milliers d'éclats de peine. Le visage bienveillant de Bérénice auréolé de douceur s'imprima dans ses rétines rougies de tristesse. Rien ne pouvait apaiser sa douleur sinon de reporter toute son aversion envers son père. Si tant est que cela puisse la soulager.
Bérénice représentait une figure maternelle omniprésente, toujours à l'écoute. Elle avait pris soin des enfants de Padma, une promesse solennelle lovée au creux de son cœur, sans rien demander en retour. Elle était un membre de la famille et l'absence de Maxime ne rendait nullement hommage à tout son dévouement envers la famille Coste. Fanny hurlait de l'intérieur, elle bouillonnait d'une rage qu'elle ne pouvait contenir plus longtemps. Elle récupéra son sac posé sur l'un des bancs et demanda à l'un des garçons de la raccompagner à la maison. Elle ne laissa rien transparaitre, accusant une extrême fatigue, mais elle voulait surtout affronter Maxime. Peut-être, cette fois-ci aurait-elle assez de courage pour s'exprimer.
C'est Lucas qui se dévoua, accompagné de Mathis. Tous trois repartirent laissant derrière eux Romain et Samuel qui s'étaient dévoués, à contre-cœur, pour régler toutes les formalités administratives.
Le retour fut silencieux. D'aussi loin qu'ils s'en souviennent, Bérénice était là, prenant soin d'eux, à chaque moment de leur vie, à chaque réussite, chaque échec, une main tendue vers un chemin plus sûr, plus serein. Mais là, devant eux, se dressait des murs froids et glacials, des parterre de fleurs qui jamais plus ne fleuriraient.
Assis dans la voiture, garée devant la grille, les garçons ne bougeaient pas. Ils hésitaient comme s'ils avaient peur de croiser un fantôme. Celui de Bérénice ou peut-être l'âme chancelante de leur père. Avant l'arrivée de Fanny à l'hôpital, les garçons s'étaient mis d'accord qu'ils attendraient d'être tous réunis pour annoncer la nouvelle à leur père, quelqu'en soit l'issue. Ni Mathis, ni Lucas se sentait l'âme à l'affronter. Pas tant que Samuel n'arrive. Alors, ils décidèrent d'aller acheter quelques provisions pour oublier l'événement tragique qui venait de bouleverser leur vie.
— Tu viens ? questionna Mathis, à l'intention de sa sœur.
Les yeux rivés sur la bâtisse en pierre de taille, Fanny observait comme tétanisée par l'inconnu. Ses repères venaient se s'écrouler et jamais plus elle ne regarderait cette maison comme avant.
— Je passe mon tour, glissa-t-elle dans un soupir nerveux, puis elle sortit de la voiture en leur esquissant un sourire éteint.
En remontant l'allée, le pas craquant sur le gravier, Fanny revoyait Bérénice arroser les plantes, arranger les parterres de fleurs, prendre des bains de soleil, ses gants de jardinage entre les mains. Elle avait pris soin de cette demeure depuis si longtemps que Fanny ne se souvenait plus du jour où elle était arrivée. Peut-être avait-elle été toujours là.
Après de longues minutes à observer, elle rassembla assez de courage pour rentrer.
À l'intérieur, des notes de jazz, légèrement grésillantes, s'échappaient du vieux phonographe. Elle aurait reconnu ce son entre mille. Il appartenait à Padma, et seul Maxime avait le droit d'y toucher. Fanny avait eu le malheur de s'en approcher, étant adolescente, ce qui avait provoquer une colère sans précédent. Depuis ce jour, elle évitait soigneusement de se retrouver à plus de quelques mètres, une mesure d'éloignement qu'elle s'était elle-même imposée, par sécurité. Plongé dans une ambiance tamisée, Maxime était assis dans son fauteuil en cuir, une couverture polaire rabattue sur ses jambes. Sa tête reposait mollement sur le dossier et ses yeux, fermés, paraissaient captifs de cette ambiance musicale. Fanny fit un pas en avant, le parquet grinça. Maxime se redressa sur son siège, fixant désormais sa fille du regard. Il y avait un mélange de douleur et de douceur dans sa manière de l'observer comme s'il tentait de lui ouvrir son cœur, mais déjà Fanny sentit la colère la consumer. Il devait payer pour tout le mal qu'il avait causé autour de lui, durant toutes ces années, pour son désir de tout contrôler, pour l'avoir trahi en complotant avec Alexis Ramirez.
— Pourquoi t'es pas venu à l'hôpital ?
La voix de Fanny claqua dans l'air comme un gifle. Maxime ne répondit pas de suite. Le vieux vinyle diffusait encore ses notes de jazz, étrangères à la scène.
— Tu savais qu'elle était entre la vie et la mort. Les médecins parlaient d'hémorragie interne et de traumatisme crânien. Elle a passé cinq heures au bloc opératoire. Cinq heures alors que l'hôpital ne se trouve qu'à 20 minutes de la maison. T'étais où ? hurla-t-elle, le cœur en lambeaux.
Maxime garda le silence. Il ne fuyait pas, mais il ne répondait pas non plus. Les mots peinaient à franchir la barrière de ses lèvres. Le vinyle, lui, grésillait, impassible.
— Elle a toujours été là pour nous, même pour toi. Tu lui dois tout, tu le sais, non ? Elle a élevé tes propres enfants, ceux que tu reniais pour assoir ta notoriété, pour devenir Monsieur Maxime Coste, le grand ... immobilier. Et elle, elle était qui pour toi ? Une simple employée ? Après toutes ces années, et tout ce que tu nous as fait subir, elle est restée...à tes côtés. Et toi, tu l'as abandonnée...
Fanny reprit son souffle. Elle n'en avait pas fini avec son père. Cela faisait des années qu'elle gardait tout pour elle, et c'était le moment. Le moment de tout lui balancer.
— J'ai voulu...venir...mais...
— ...tu as eu un empêchement ? le reprit-elle sans lui laisser le temps de s'exprimer. C'est bien toi ça Maxime, toujours à t'occuper de ta petite personne avant les autres. Et bien, tu sais quoi, désormais, tu es tout seul. Elle est morte, Maxime. Morte. Il n'y a plus personne pour te protéger, pour t'aimer, pour satisfaire ton autorité.
Elle avait jeté ces mots comme un vieux linge sale, avec dédain et mépris.
Derrière elle, une main douce mais ferme vint se poser sur son épaule. Romain. Elle tourna son regard vers lui alors qu'il lui intimait d'arrêter, de laisser leur père tranquille. Juste derrière lui, elle perçut son frère jumeau, un mélange de compassion et de déception au fond des yeux. Qu'avait-elle fait ?
Maxime entrouvrit les lèvres, mais aucun son n'en sortit. Son cœur, lui, trébucha à la porte de ses émotions. Ses yeux brillants de tristesse peinaient à délivrer les larmes qu'ils contenaient. Pas devant Fanny. Il n'était pas encore prêt à lui dévoiler ses faiblesses.
— Ce sera tout, Fanny ? interrogea Maxime, une pointe de sarcasme dans la voix dissimulant toute la peine qui lui brûlait les entrailles.
Fanny n'osa rien dire, la main de Romain toujours posée sur elle, comme pour la retenir d'aller plus loin. Elle n'avait pourtant pas fini. Elle devait encore éclaircir la situation entre lui et son directeur marketing. Mais déjà Maxime se redressa et quitta la pièce, le pas chancelant, abandonnant ses enfants au son du saxophone.
Le parquet grinça un dernière fois, puis le silence s'installa. Fanny comprit qu'il n'y aurait peut-être plus jamais de réponses, mais seulement des silences trop lourds, des gestes avortés, et ce morceau de jazz qu'on laisse tourner quand tout le reste s'est éteint.
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