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De retour au bureau, la semaine s'étira comme un élastique trop tendu prêt à céder à toutes ses réflexions qui la hantaient. Il ne demeurait qu'elle, son ordinateur et ce silence intérieur qui s'était transformé en ruminations. Alexis avait déserté le bureau, la laissant avec ses questions en suspens, la vérité s’effilocher au rythme des heures qui claquaient sur le cadran de l'open space.
Il fallut attendre le jeudi après-midi pour qu'elle reçoive enfin des nouvelles de son directeur. Un email destiné à toute l'équipe qui travaillait sur le dossier de développement à l'international, y compris ceux du service commercial. Une feuille de route bien détaillée les invitant à rejoindre au plus vite leur partenaire basé au Caire.
Depuis la signature de l'accord entre les deux compagnies, Fanny attendait patiemment cette rencontre. Leur partenaire souhaitait activer le projet au plus vite. À la simple idée de retourner en Égypte, son cœur battit beaucoup trop fort, mû par ce secret qu'elle avait dissimulé depuis son dernier voyage. Elle envoya un message rapidement sur son téléphone, un sourire figé sur les lèvres.
— Un amoureux secret ?
Fanny releva le menton, le visage peigné d'allégresse. Elle connaissait sa collègue par cœur et le simple fait qu'elle continue à la questionner au sujet de ses amours la faisait rire intérieurement.
— Tu ne lâcheras rien ?
— Tu sais que je ne veux que ton bonheur.
— Il n'y a personne dans ma vie, je te l'assure. Ni de Pierre, ni de Paul, ni de...
— ...D'Alexis ?
— Tu n'en manques pas une !
— Même pas un petit peu d'Alexis ?
Fanny haussa les épaules, pour toute réponse. Il ne servait à rien d'épiloguer à son sujet. Il aurait pu faire partie de l'équation avec son sourire désarmant et ses deux fossettes nichées au coin des joues, et pourtant, il dissimulait un secret, l'un de ceux qu'elle souhaitait percer à jour depuis deux longues semaines. Alexis la mettait dans tous ses états, mais pas de la meilleure manière qu'il soit.
— On va déjeuner ? proposa Maryam tout en clôturant le sujet "Alexis".
La jeune femme répondit par un large sourire. Elle était heureuse, là, maintenant, et cela lui conférait un éclat de beauté sereine, comme si son visage s'illuminait de l'intérieur.
— En tout cas, qui que ce soit, tu es radieuse.
Maryam ponctua sa phrase d'un petit coup d'épaule avant de pénétrer dans l'ascenseur.
Il n'y avait peut-être pas de "qui" seulement la promesse d'un retour au Caire, et cette pensée seule éveillait en elle une douce exaltation.
*
Mon regard, avide, sillonnait entre les troncs démesurés des baobabs. Si "Le petit prince" craignait pour sa rose, moi, j'aurai tout donné pour retrouver la beauté de ses colosses indomptables. Lorsque mes journées m'avaient été soldées sur le compte de mon espérance de vie, je n'avais émis qu'un seul souhait, celui de retourner là où la petite Catherine avait ouvert ses yeux, pour la toute première fois. Contre toute attente, je n'étais pas seule. Ismaïl avait tenu à faire ce dernier voyage à mes côtés et sa présence suffisait à me tenir éveillée malgré la douleur qui me brûlait les entrailles, jour après jour.
J'avais décidé d'arrêter tout traitement, non par défaite mais plutôt par fidélité à la vie. Je voulais la savourer jusqu'à la dernière goutte, sans la laisser se diluer dans les eaux polluées des narcotiques.
À travers la vitre du 4x4 cahotant, le paysage défilait comme une fresque mouvante, l'une de ces peintures pittoresques, aux nuances argileuses : plaines rousses hérissées de palmiers voyageurs, villages aux cases de terres cuites, rizières miroitantes où se reflétait l’immensité du ciel d'un bleu céruléen incomparable. Les enfants aux sourires étincelants couraient derrière nous en riant. Tout ici respirait la beauté brute, parfois sauvage, mais toujours habitée d'une grâce providentielle. Je redécouvrais ce qui m'avait tant fait vibrer par le passé. Accrochée à la main courante de la portière passager, j'appréciais chaque secousse comme l'un de ses jeux à bascule qui occupaient nos après-midis.
Après une bonne demi-heure de route, mes barrières cédèrent. Mon visage déformé par la douleur, Ismail prit l'initiative de s'arrêter dans le village de Befasy, à l'Ouest de l'île. J'aurai reconnu ce paysage entre mille, et surtout cette plage, celle sur laquelle j'avais connu mes premiers émois d'adolescentes.
Les vagues émeraudes s'étiraient sur le sable chaud comme une étoffe de soie que le ressac caressait inlassablement. Nous finîmes par nous assoir, mon âme incapable de résister aux affres de la maladie. Je repoussais la chaise qu'Ismaïl était venu me ramener pour mon confort, souhaitant, probablement, une toute dernière fois, ressentir le monde du bout des doigts, du fond de mon cœur. Les grains dorés quittaient progressivement ma main, comme les jours qui me séparaient de ce monde, inéluctablement. Et pourtant, dans chaque grain, je crus entendre battre le cœur du monde. Mes yeux se perdirent dans l'immensité du ciel embrasé par les notes incandescentes d'un coucher de soleil malgache, et soudain, cette harmonie parfaite entre la terre, la mer et la lumière m'apparut tel le signe d'une volonté plus vaste. Rien de tout cela ne pouvait n'être que hasard.
J'avais longtemps cru que la beauté se suffisait à elle-même, qu'elle était son propre maître. Mais, là, face à la majesté du monde, je compris qu'il y avait bien plus, un souffle originel qui avait tout ordonné. Une force unique au-delà des hommes, au-delà du monde, au-delà du temps.
Le vent chaud passa délicatement sur mon visage, telle une caresse bienvenue. Je me sentais en paix. Ce n'était pas uniquement le retour sur les terres de mon enfance, mais plutôt la reconnaissance. Je n'étais plus seule à présent. Au bout de mon chemin, j'abandonnerai la main d'Ismaïl mais je ne chuterai pas, une autre, plus forte, plus immense que l'univers lui-même, me tendra la sienne.
Ismaïl se tourna vers moi. Lorsque mon regard croisa le sien, je sus qu'il avait compris. Je n'avais plus besoin de parler. Entre nous, c'était glissé l'évidence, la certitude ultime : dans la beauté du monde, je venais de trouver la trace d'un Dieu unique.
Il esquissa un sourire bienveillant tout en resserrant sa main dans la mienne, une main compatissante, une main fraternelle, témoin silencieux de ma rencontre avec l'éternité.
*
Une larme coula sur les quelques lignes qui clôturaient le chapitre d'une vie. Il ne demeurait que quelques feuillets, les notes de l'auteure, les derniers mots de Catherine. Fanny y glissa le marque-page, la gorge nouée. Elle avait ressenti la douleur d'un corps brisé par la maladie mais aussi l'évidence d'une âme qui s'élève. Le silence s'épaissit dans la pénombre de son appartement. Elle demeura un long moment immobile, le livre serré tout contre sa poitrine, comme si elle retenait entre ses bras les mémoires de cette femme qu'elle n'avait jamais rencontrée et qui pourtant venait de lui transmettre un fragment d'éternité.
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