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On pouvait lire Cimetière d'embrun sur la devanture du portail en fer forgé. Fanny releva le menton pour s’attarder sur les arabesques qui tournoyaient autour des grandes lettres capitales. Le soleil, jouait entre les courbes du métal, comme si rien n'avait bougé depuis vingt ans. Elle resta un moment immobile à scruter chaque détail laissant le flot des convives se ruer dans l'enceinte des lieux. Les tissus sombres effleuraient ses épaules dans un ballet morne et silencieux, mais elle n'y prêta qu'une attention discrète.

Son esprit était rivé sur cette entrée, celle qu'elle avait franchie des centaines de fois ces quinze dernières années, depuis que Padma s'était envolée. Aujourd'hui, elle la franchissait une nouvelle fois, mais c'était Bérénice qu'on venait saluer une toute dernière fois.

Les images affluèrent : la main pressante de Lucas dans la sienne, le sourire effacé de son père, la colère silencieuse de Samuel et Romain, les yeux baignés de larmes de Mathis et Bérénice, ce jour-là, avec ce sourire désolé qui disait tout sans un mot. Sa présence et sa bienveillance s'étaient éteintes désormais, pour de bon. Rien ne serait plus comme avant. Elle avait tout donné pour que les Coste demeurent soudés, maillon principal d'une chaîne trop rouillée par les aléas de la vie.

Le cimetière avait gardé cette splendeur solennelle, le silence des êtres absents. Le gravier crissait toujours sous ses pas. Elle se souvint de ses souliers vernis à brides blanchis par les allers et venues incessantes sur ce chemin funeste. Agé d'à peine dix ans, Fanny avait traversé l'une des étapes les plus dures pour une enfant de son âge. La perte de sa mère avait fissuré son âme à tout jamais. Et même si Bérénice avait tenté de combler les interstices de sa peine, Fanny n'en demeurait pas moins brisée. À compter de ce jour, sa vie avait pris un tournant inattendu ; elle avait subi l'abandon de sa mère et le rejet abrupt de son père. Vingt-cinq années plus tard, la blessure demeurait toujours ouverte, et aujourd'hui même plus douloureuse.

Fanny fermait la marche, le cœur serré. Le soleil surplombait déjà l'allée, éblouissant leurs mines écarlates sillonnées de larmes et brûlait leurs âmes glacées d'une douleur silencieuse mais omniprésente. Chacun portait le deuil à sa manière, une perte tout aussi puissante que celle d'une mère, peut-être même plus. Bérénice les avait vu grandir, souffrir, tomber et se relever, elle les avait accompagnés, chacun à sa façon, comblant le manque d'une mère partie trop tôt. Elle avait été le lien, le refuge, ce ciment fragile mais tenace d'une fratrie éclatée.

Le cercueil descendit lentement, dans un grincement de cordes, jusqu'à disparaître dans la fosse. Un bruit sourd, presque humide, résonna quand la première pelletée de terre heurta le bois. Samuel, le regard fixe, s'avança. Sa voix tremblait. Ses mains aussi. Un bout de papier froissé vibrait sous ses doigts. Il était de loin le meilleur orateur de la famille et s'était dévoué à cette lourde tâche, car malgré ce don, la douleur oppressante qui lui sciait les entrailles.

Bérénice... Tu nous as tout donné quand notre monde s'était écroulé. Tu as aimé pour deux, tu nous as protégé plus fort qu'une mère, et tu as porté nos colères comme si elles étaient les tiennes. Je suis heureux que le Seigneur t'ait placé sur notre chemin. Tu étais comme toutes ces fleurs dont tu prenais soin : rayonnante, douce et belle... Et j'espère que nous pourrons avancer avec

Un murmure d'approbation se fit entendre dans l'assemblée. Puis, ce fut au tour de Marianne, la sœur aînée de Bérénice.

Ma petite sœur...tu étais une lumière. Ton cœur battait pour tous ceux qui t'entouraient. Tu avais...ce don...de répandre la bonne humeur et la paix là où tes yeux se posaient. Tu as élevé cinq adorables enfants comme s'ils étaient tiens, sans jamais tourner le dos, tu as aimé en silence et patienter jusqu'à ce que la mort t'arrache à ce bonheur qui venait pourtant de sonner à ta porte. Mais je sais, que là où tu es, tu souris, encore et encore. Je t'aime.

Les larmes emportèrent les dernières paroles de Marianne. Tout le monde aimait Bérénice. Leur tristesse en témoignait. Mais de l'autre côté, debout aux côtés de ses frères, se tenait Maxime, la mine fermée, les lèvres pincées, son expression effacée. Fanny se questionnait. Son père avait cette attitude mystérieuse qu'elle ne parvenait pas à déchiffrer. Que pouvait-il bien ressentir ? Était-il seulement peiné par le décès de celle qui avait partagé son quotidien durant toutes ces années, celle qui avait élevé ses enfants, celle qui l'avait servi en supportant sa dureté ? Et pourquoi n'avait-il pas eu un mot à son égard ?

Une brûlure lui monta à la gorge. À cet instant précis, elle aurait aimé qu'il soit à la place de Bérénice, que ce soit lui qu'on recouvre de terre, lui qui disparaisse dans ce trou béant, et non celle qui avait sauvé ce qu'il avait détruit. Elle sentit ses doigts se crisper autour de l'anse de son sac à main. Elle crut, l'espace d'un instant, qu'elle allait hurler, que les mots franchiraient ses lèvres malgré elle, mais le prêtre reprit la parole, brisant le silence, et calmant sa torpeur :

La terre reprend ce qu'elle nous prête, mais n'oublions pas que l'amour que nous avons reçu ne meurt jamais. Malgré l'absence, il nous restera tous ces moments de bonheur partagés.

Chacun jeta un dernier regard ou quelques poignées de terre sur la tombe, faisant ses adieux à une sœur, une femme, une amie, une mère. Fanny resta un moment, délaissant la main de Mathis qui rejoignit ses frères. Elle avait cette impression que si elle détournait le regard, elle l'oublierait à tout jamais. Son cœur se brisa une nouvelle fois, à cette simple pensée. Les mâchoires serrées, elle jeta une dernière poignée de terre, se demandant si elle disait adieu à Bérénice ou à ce qui restait de sa famille.

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