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La morosité s'était installée contre les murs de la demeure des Coste, estompant ses rires, jusqu'à son parfum rassurant. La maison n'était plus qu'une carcasse vidée de son âme et les cartons qui ne cessaient de s'empiler annonçaient une fin qu'aucun d'eux n'était près à accepter. De la fenêtre de la bibliothèque, Maxime scrutait le jardin, les mains jointes dans le dos, comme il l'avait toujours fait. Son costume anthracite reflétait l'humeur qui vacillait dans son esprit. Ses repères étaient ébranlés. Il avait pourtant tout calculé mais le destin s'était chargé de le mettre à l'épreuve, une toute dernière fois. Bérénice représentait son point d'équilibre, celle qui l'apaisait lorsque les garçons le malmenaient, l'encourageait lorsque l'entreprise traversait des aléas, celle qui l'aimait malgré tous ses défauts. Il avait mis tant d'années avant de s'autoriser à ouvrir son cœur à nouveau et lorsqu'il pensait pouvoir se reconstruire, la mort avait dessiné une ligne maladroite sur leur chemin de vie. Et elle ne comptait pas l'épargner.
Samuel, posté dans l'embrasure de la porte, n'osa pas franchir le seuil. Son père lui apparaissait étranger, dessaisi de toute son assurance. Depuis quelques mois, il le découvrait son un jour inattendu : moins invincible, presque fragile. Et cela l'effrayait.
Alors qu'il s'apprêtait à rejoindre la cuisine, son père l'interrompit, le regard toujours fixé vers l'extérieur.
— Dis à tes frères et...Fanny...que je souhaite leur parler. Rendez-vous dans une heure dans le petit salon. Merci...Sami.
Décontenancé, Samuel resta immobile, les yeux embués. Il ne répondit pas. Jamais son père n'avait utilisé ce diminutif. Lui, c'était toujours "Samuel', prononcé d'un ton sec, autoritaire comme un rappel permanent à la rigueur. Mais ce "Sami" avait glissé comme un murmure, une hésitation, presque une supplique.
Depuis toujours, Samuel était un enfant modèle, se fondant dans le moule attribué par son père. Il ne désobéissait jamais, par habitude autant que par loyauté et faisait la plus grande fierté de son père. Car, Maxime ne laissait jamais rien au hasard. Il gérait sa maison comme une entreprise cotée en Bourse, en faisant des paris mesurés pour obtenir les résultats les plus satisfaisants. Les sentiments, eux, n'entraient plus dans l'équation. Mais là, en cet instant suspendu, il n'y avait plus de stratège. Juste un homme dont la voix s'était fêlée.
Samuel hocha imperceptiblement la tête avant de quitter la pièce, sans un mot. Il n'était pas certain de vouloir savoir ce qu'il venait de se passer. Le pas silencieux, il rejoignit ses frères à l'étage, la voix de Bérénice résonnant comme un écho lointain : "N'oublie pas, mon petit Sami, tu es l'aîné, c'est toi le protecteur".
Les cadres et les tableaux désormais emballés avaient laissé des traces sur les murs comme des empreintes du passage des Coste. Samuel remonta les escaliers, le pas grinçants sur chacune des marches, les souvenirs affluents au fur et à mesure. Il connaissait les tenants et les aboutissants de cette réunion familiale et cela lui serrait le cœur à mesure qu'il avançait dans le long corridor qui desservait les chambres.
Lorsqu'il s'arrêta devant la chambre de Mathis. La porte était grande ouverte. Son frère riait doucement, assis sur son lit aux côtés de sa petite amie. Elle avait tenu à le rejoindre pour les funérailles. Leur relation s'était consolidée. Mathis n'était plus seul et dans un sens, il se sentit rassuré. Il pensa alors qu'il pourrait se pencher sur un problème bien plus épineux qui fragilisait la fratrie depuis plus de dix ans, plaçant Fanny en son épicentre.
Mathis triait des clichés d'une époque révolue, partageant des bouts de son enfance avec celle qui partageait sa vie. Samuel frappa pour s'annoncer, un sourire discret figé sur les lèvres.
— Papa nous attend tous dans une demie-heure. Sois à l'heure Matty, conclut-il d'une voix sereine et pourtant légèrement teintée de tristesse.
— Ok. Rien de grave ?
Le silence de Samuel suffit à comprendre qu'il ne devait pas faire attendre leur père. Pas aujourd'hui.
En s'avançant vers la chambre de Fanny, il la trouva aux côtés de Romain, tout deux occupés à ranger leurs affaires dans leur sac de voyage, emportant avec eux quelques cartons, les derniers souvenirs qu'il leur restait. Il les surpris à parler du retour à Paris, fuyant loin des murs de cette maison qui leur rappelait tant Bérénice. Samuel ne leur en voulait pas. Lui aussi aurait aimé pouvoir faire son deuil mais être auprès de son père était de loin ce qui lui importait le plus. Cette tâche lui incombait et il s'était sacrifié pour laisser ses frères et sa sœur à l'écart.
— Papa veut vous voir, dit Samuel les lèvres pincées. Dans une heure, au petit salon.
Si Mathis n'avait pas été trop curieux, il connaissait bien Romain et anticipait les réactions épidermiques de sa sœur.
Romain fronça les sourcils mais ne fit pas de commentaire. Quant à Fanny, sa réponse s'étrangla dans sa gorge lorsqu'elle croisa le regard de son aîné. Elle aurait voulu balancer l'une de ces remarques cinglantes à l'égard de son père et pourtant, elle se retint. Il y avait dans les yeux de Samuel, une supplique quasiment invisible qu'elle n'osa pas affronter.
Il tourna les talons, un sourire satisfait. Fanny avait changé et même si elle ne s'en rendait pas encore compte, Samuel sentait le vent tourner, emportant avec lui d'anciens tourments. Et puis, il eut une idée, fragile, un espoir naissant, alors il s'arrêta sur le pas de la porte et souffla quelques mots à sa sœur :
— Fanny… avant de descendre, tu devrais aller voir Lucas.
Surprise, elle resta muette quelques secondes.
— Lucas ? Pourquoi moi ?
Un sourire discret étira les lèvres de Samuel.
— Parce que j’ai essayé de te remplacer pendant plus de dix ans, Fanny. Mais il n’y a jamais eu de lien plus fort que le vôtre, et tu le sais.
Fanny baissa les yeux, soudain désarmée. Les mots de Samuel, simples et sincères, réveillaient une vérité qu’elle avait toujours tenté d’ignorer. Elle les avait tous abandonnés durant toutes ces années, et pourtant ils étaient toujours là, à s'inquiéter, unis malgré les difficultés de la vie. Samuel avait tenté de combler ses absences, d'endosser malgré lui un rôle qui ne lui revenait pas, mais rien n’avait effacé la fracture avec Lucas.
— Je ne suis pas sûre qu’il ait envie de me voir… murmura-t-elle.
— Justement, répondit Samuel d’une voix douce mais ferme. Si tu attends qu’il soit prêt, ça n’arrivera jamais. Va, Fanny. Essaie.
Il s'avança vers elle puis posa une main sur son épaule, comme pour lui transmettre un courage silencieux.
Ses pas résonnèrent doucement sur le parquet, lourds de crainte. Cela ne faisait que quelques jours qu'ils avaient eu cet échange houleux dans le petit salon mais porteur d'un espoir fragile auquel elle tentait de se raccrocher. Elle inspira lourdement avant de rentrer dans la chambre de Lucas, le cœur battant à tout rompre.
Lucas était à genoux devant un carton récalcitrant, les mains crispées sur le ruban adhésif. Il tira, fit pivoter, tenta de sceller le paquet, mais rien n’y fit. Avec un grognement sourd, il lâcha le rouleau et s’assit lourdement sur le sol. Le scotch roula sur le parquet, semblant se moquer de lui.
Tout à coup, une voix vint briser la solitude dans laquelle il s'était terrée depuis l'enterrement, une voix fragile, celle de son alter ego.
— Lucas… laisse-moi t’aider.
Il ne dit rien, la gorge serrée, le regard fuyant. Lentement, elle s’agenouilla à côté de lui, ses mains venant saisir le rouleau de scotch. Elle sentit la tension dans ses bras, la rigidité de ses épaules, les murs invisibles qu’ils avaient dressés entre eux.
— Tu n’as pas à tout porter tout seul, murmura-t-elle.
Lucas ferma les yeux un instant. Les cartons éparpillés, la maison vide, l’ombre de Bérénice planant dans chaque recoin… tout cela s’abattait sur lui comme une marée qu’il ne pouvait retenir. Une vague de sanglots retenus monta, incontrôlable. Il se laissa tomber contre les cartons, son corps tremblant, les barrières qu’il avait toujours érigées cédant enfin.
Fanny passa un bras autour de lui, appuyant doucement.
— Je suis là, Lucas… je suis là.
Il inspira profondément, luttant pour retrouver un semblant de contrôle, mais ses mains tremblaient encore. La fatigue, le chagrin, le poids des souvenirs accumulés… tout s’était concentré en ce moment.
— Je… je n’en peux plus, finit-il par murmurer.
Fanny ne dit rien. Elle laissa ses mots flotter dans la pièce. Ils restèrent ainsi durant plus d'une demie-heure jusqu'à ce que Fanny lui propose de terminer les cartons avec lui. Ils scellèrent les derniers morceaux de leur enfance, dans un silence entendu avant que Romain ne vienne leur rappeler la réunion au rez-de-chaussée.
Lucas se redressa lentement, toujours soutenu par Fanny. Les cartons et le deuil n’avaient pas disparu, mais la première fissure était là, visible, palpable. Ils allaient devoir affronter leur père ensemble, mais pour un instant, ce lien fragile entre frère et sœur venait de se reconstruire.

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