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Cinq lettres. Légères et pesantes à la fois. Maxime avait dressé son masque de cérémonie, austère et solennel. Tout dans ce qu'il s'apprêtait à faire lui tordait les entrailles, mais il ne flancha pas. Pas devant elle. Il se devait d'être fort, de ne pas montrer ses faiblesses. Il tendit les lettres une à une, à chacun de ses enfants, assis autour de la table à dîner du salon, sans un mot. Après un court silence, c'est Mathis qui l'interrogea sur le contenu de ces enveloppes immaculées qui portaient leur nom en lettres manuscrites. Samuel reconnut les majuscules alambiquées de son père, celles qu'il usait dans tous ses courriers et petits mots qu'il laissait sur le potager de la cuisine à l'intention de Bérénice. Son cœur s'alourdit en repensant à tous ces instants que son père ne pourrait plus vivre à ses côtés, comme si le destin avait décidé de le persécuter, lui ôtant tour à tour les femmes qu'il avait aimé. Samuel détourna le regard en direction de sa sœur. Savait-elle seulement à quel point son départ avait affecté son père ? Peut-être serait-elle plus encline à lui pardonner. Malgré ses interrogations, Samuel savait qu'il n'avait pas à s'interposer au risque d’envenimer la situation. Il se souvient encore de leur dernière dispute. Tapi dans l'ombre, il avait assisté à toutes ces effusions verbales, ces éclats d'acidité qui les avaient complètement rongés. Il avait compris la décision de Fanny et ne lui en avait jamais voulu. Mais l'eau avait coulé sous les ponts et bientôt elle allait rejoindre l'océan, l'infiniment grand. Et au risque que leur amour ne se heurte aux vagues déchainées, il lui paraissait inévitable et essentiel que ces deux navires en perdition viennent s'amarrer sur les berges de la réconciliation. Pour cela, il comptait sur la complicité qu'elle entretenait avec Romain pour la faire plier.
— La maison a été vendue.
Le silence s'étira, emportant avec lui le calme qui s'était installé. Mathis resserra sa main dans celle de sa petite amie. Personne n'osa répliquer, trop choqués par une telle révélation. Ce n'était pas comme s'ils étaient tous dans l'ignorance de cette fatalité, et pourtant personne n'avait osé croire que cela arriverait aussi vite. Les images de leur enfance commencèrent à s'interposer les unes après les autres comme dans un film en accéléré. La gorge sèche, Romain se retira, sa chaise crissant sur le parquet, d'un mouvement brusque. Fanny tenta de le rattraper mais la main de Lucas l'interrompit dans son élan. Le regard suppliant de Lucas suffit à la faire vaciller. Son jumeau avait besoin d'elle. Partagée entre ses deux frères, elle fit pourtant le choix de rester, pour lui, pour son alter ego, pour celui avec qui elle avait tout partagé et surtout tout détruit. Maxime reprit, d'une voix plus hésitante :
— Vous trouverez la part qu'il vous revient dans chacune de ces enveloppes.
— Mais c'est ta maison, papa, s'étonna Samuel qui ne s'attendait pas à une telle générosité de sa part.
Il savait que son père allait leur annoncer la vente officielle mais ne comprenait pas cet élan de gentillesse à leur égard. Cela ne lui ressemblait pas. Cela ne faisait pas partie des plans de Maxime, lui qui tendait à les pousser à se dépasser pour arriver au sommet, et à ne jamais subvenir à leurs besoins. Quelque chose avait changé et il en connaissait la raison.
Samuel ouvrit son enveloppe, et y trouva avec stupeur un montant à six chiffres auquel il ne s'attendait pas.
— Papa, c'est...généreux. Mais, comment...
— Faites-en ce qui vous plaira mais j'ose espérer que vous saurez chacun l'utiliser à sa juste valeur, précisa Maxime, son regard balayant l'ensemble de ses enfants avec une bienveillance paternelle.
— Toutes ces années à nous rappeler que nous ne devons notre valeur qu'à nos propres efforts et maintenant tu veux nous acheter avec ton argent !
Une voix, fluette, émergea autour de la table. Un tsunami d'émotions qui portait le nom de Fanny. Tous la dévisagèrent, noyés dans l'incompréhension de cette réplique cinglante qui n'annonçait rien de bon. Lucas serra la main de sa sœur plus fort mais elle se dégagea de sa poigne. Beaucoup de choses étaient restées en suspens et elle ne pouvait plus y tourner le dos. Il était temps d'affronter ce démon du passé qui hantait son quotidien.
Et puis il y eut un crissement de papier. Déchirant. Haineux. Implorant.
Ses doigts tremblaient encore du geste qu'elle venait de faire en déchirant l'enveloppe sous les yeux ébahis de son père et de ses frères. Mais sa voix, elle, resta de marbre.
— Tu crois vraiment que l'argent effacera tout ? lança-t-elle, ses prunelles électriques cramponnées à celles de son père. Tu crois que quelques billets suffiront à apaiser la douleur que tu nous as infligés depuis toutes ces années ? Non Maxime. Pas cette fois.
Son cœur palpitait sous ses mots tranchants. Comme avec mon patron, cria-t-elle un peu plus fort.
— Roger ? l'interrogea-t-il tout en fronçant les sourcils. Il n'y a jamais rien eu que du respect entre nous. Je voulais juste sa...
— Tu te moques de moi ! Je te parle de Alexis Ramirez !
Son père fronça les sourcils, interloqué. Il lui semblait bien avoir entendu ce nom mais il peinait à s'en souvenir. Il tapota sur la table comme si ce simple geste pouvait l'éclairer au sujet de cet Alexis, mais rien ne remonta à la surface.
— Je ne vois pas de qui tu parles.
Il n'eut pas le temps de terminer sa phrase qu'elle dégaina son téléphone pour lui montrer une photographie claire de son dernier voyage au Caire aux cotés de son patron.
— Lui. Mon patron. Celui qui s'est malencontreusement retrouvé dans tes contacts téléphoniques, railla-t-elle excédée. Tu vas me dire que ce visage ne t'évoque rien ?
Maxime approcha le téléphone pour mieux voir, et plissa les yeux. Puis, il attrapa sa paire de lunettes coincée dans la poche avant de son costume et se mit à l'examiner. Son regard vacilla comme s'il cherchait désespérément dans une mémoire brumeuse.
— Peut-être.. je...il me semble...mais c'est confus, dit-il légèrement perturbé.
Samuel s'absenta puis revint un verre d'eau en main qu'il tendit à son père, la mine inquiète. Fanny l'observa un instant. Quelque chose la déroutait mais la douleur de cette haine qu'elle avait faite grandir jour après jour depuis plus de dix ans reprit le dessus.
— Voilà ! Comme d'habitude ! Toujours à noyer les choses dans le silence. Mais moi je sais. Rien n'est un hasard. Tu voulais me contrôler, même à distance.
— Tu dis n'importe quoi, Fanny, tenta Maxime, même s'il reconnaissait ne pas être tout à fait honnête avec elle.
Prise dans cette bataille qu'elle livrait contre son père, Fanny ne vit pas les visages déconcertés de ses frères ni les oeillades insistantes de Lucas qui ne comprenait rien à la situation.
Elle continuait à le défier du regard puis frappa à nouveau :
— Et cette agence immobilière juste en face de mon bureau ? Tu m'expliques ? Où c'est comme pour Alexis, tu ne sais plus trop... se moqua-t-elle le ton de sa voix tressautant légèrement dans les aigus. Tu voulais garder ton emprise sur moi alors que c'est toi-même qui m'a chassé d'ici.
Les mots furent jetés comme des pierres en plein milieu du salon. Ils ricochèrent contre les murs, contre les silences et vinrent s'abattre sur Maxime Coste, qui pour la première fois depuis longtemps, baissa les yeux.
Un souffle lourd, pénible traversa la pièce. Fanny, les joues rougies d'énervement, sentait battre son cœur dans sa poitrine.
— Fanny...commença Maxime d'une voix basse, mais rien ne vint.
Les mots lui échappaient comme s'ils s’effilochaient dans un brouillard dont il ne parvenait plus à se sortir.
— Tu vois, reprit-elle implacable. Même maintenant, tu refuses d'assumer. Mais moi je n'oublie rien. C'est toi qui m'a apprise que la blessure d'un lion s'atténue mais sa cicatrice n'en demeure pas moins présente pour nous rappeler cette douleur. Ça fait dix ans que je porte la douleur de ta trahison, dix ans que tu te pavanes devant mes frères ignorant la souffrance que j'ai endurée. Et durant ces dix dernières années, au lieu de me laisser vivre, tu me suivais, tu m’épiais, tu oppressais dans l'ombre. Libère-moi..., supplia-t-elle les larmes aux yeux.
Lucas esquissa un geste vers elle, cherchant son regard pour comprendre tout ce qu'elle venait de jeter à leur père. Mais elle ne parvenait pas à lui faire face, elle ne pouvait pas. Elle en avait déjà trop dit.
Les autres restaient muets, déroutés et incapables de savoir s'ils avaient assisté à une vérité révélée ou à une blessure qui déraillait.
Maxime releva la tête. Ses lèvres tremblaient, et entre deux souffles, il s'excusa. Fanny écouta mais son regard sombre suivait les ornements du bois pour éviter de lui offrir sa peine en guise de trophée. Elle avait livré tout ce qu'elle avait sur le cœur, avoué ce qu'elle avait gardé depuis tant d'années et n'avait plus la force de l'affronter.
Maxime se releva de son ciel tout en fixant son regard sur sa fille. La peine l'avait submergée, l'engloutissant malgré lui. Il savait que ce jour arriverait et pourtant, il
Il glissa un regard désolé à Lucas puis quitta la pièce avec le peu d'assurance qui lui restait.
Quant à Fanny, elle partit dans la direction opposée, ouvrant les grandes portes-fenêtres qui menaient à la serre. Ses talons s'enfoncèrent dans le gazon, encore humide, éclaboussant de vert le bas de son pantalon. Des éclats de lumière frappaient la verrière de la serre, projetant une lueur presque trop vive pour ses yeux encore brûlants de colère.
Elle ouvrit la porte d'un geste brusque et s'engouffra à l'intérieur à la hâte. L'air chaud chargé de l'odeur entêtante des plantes l'enveloppa aussitôt, encore plus oppressante qu d'habitude. Elle sillonna entre les pots de fleurs comme pour imprimer ces dernières images avant de partir définitivement. Un bruit sec résonna quand son épaule heurta une étagère métallique. Elle étouffa un cri puis un sanglot, les émotions en vrac. Elle s'arrêta au milieu de la serre et ferma les yeux. Elle avait craché tout ce qu'elle portait depuis dix ans, tout ce poison accumulé mais la brûlure demeurait plus vive que jamais. Ses lèvres se tordirent en un sourire amer. Elle n'avait obtenu que la moitié de ses réponses.
— Dix ans pour ça...souffla-t-elle. Dix ans pour rien.

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