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En poussant la porte vitrée, Fanny, les cheveux bien tirés et son costume ajusté, croisa le vigile qui rangeait son gilet fluorescent dans son sac. Ses yeux cernés trahissaient une longue nuit de garde. Fanny avait de la peine pour lui. Ses horaires décalés ne lui permettaient pas de profiter pleinement de sa femme et de ses enfants.
— Mademoiselle Fanny, salua le vigile avec son sourire habituel. Vous nous avez manqué toute la semaine.
— Je voulais vous laisser un peu de répit, répondit-elle sur le ton de la plaisanterie.
Il secoua la tête, amusé.
— Du répit ? Vous croyez ça ? Votre patron, Martinez, il a eu ma peau.
Fanny arqua un sourcil, étonnée.
— Alexis ?
— Oui, en personne. Il vous a surpassé Mademoiselle Fanny, il restait des heures dans son bureau, parfois même je l'ai surpris à s'endormir sur son fauteuil, s'exclama-t-il.
— Il travaillait sur quoi ? questionna-t-elle comme pour elle-même.
— Je ne sais pas, ce n'est pas de mon ressort mais si vous...
La voix du vigile se faisait lointaine, Fanny se perdit dans ses pensées. Elle connaissait les projets, les deadlines, et tout ce sur quoi l'équipe travaillait. Rien qui ne puisse justifier de rester des heures voire des nuits au bureau. Le comportement de son supérieur commençait à devenir de plus en plus étrange, soupçonneux, comme s'il dissimulait des centaines de secrets au fond de lui. Elle se remémora leur première rencontre, cette poignée de main, ce regard intense et son sourire envoûtant. Elle s'était laissée charmer par l'homme sans se douter que quelques heures plus tard, il lui volerait sa place au sein de l'entreprise pour laquelle elle avait abandonné son âme. Elle s'était longtemps voilée la face à son sujet suite aux révélations de Roger Hollande, et pourtant, Alexis briguait ce poste à tel point qu'il lui avait proposé de l'argent pour lui succéder, tout en sachant qu'une autre personne allait être nommée, qu'Elle allait être nommée. Tout s'emmêlait. Elle voulait croire en son innocence, à ses doux mots prononcés sur le balcon lors du séminaire, mais elle devait d'abord connaître ses intentions et savoir quels étaient ses rapports avec son père.
Elle abandonna le vigile pressant le pas vers les ascenseurs. Elle s'y engouffra, glissant son regard dans le miroir qui lui faisait face. Ses yeux rougis trahissaient une profonde tristesse qu'elle ne parvenait pas à canaliser. La perte de Bérénice avait ravivé une vieille blessure la laissant patauger dans les méandres de ses pensées. Sa confrontation avec son père lui pesait. Elle avait l'impression que leurs chemins étaient diamétralement opposés sans aucune possibilité de se retrouver. Seul Lucas avait éclairé son cœur d'une infime lueur d'espoir, celle de pouvoir retrouver ce frère qu'elle avait abandonné.
Lorsqu'elle arriva à son étage, le silence reposait. Le vide autour d'elle amplifiait chacun de ses pas, chaque respiration, laissant l'espace propice à toutes ses pensées tourbillonnantes. Elle jeta un regard en direction du bureau vitré. Pas d'Alexis. Puis, elle rejoignit le sien le cœur battant. La playlist lancée, elle commença à éplucher ses emails laissés en attente depuis son départ pour Embrun. Une semaine de retard à rattraper. Une semaine passée tout près de son père.
Plongée dans son travail, c'est à peine si elle avait remarqué les allers et venues de ses collègues. Elle les saluait, leur adressant une œillade furtive pour éviter leurs regards compatissants et les sourires forcés. Son esprit meurtri n'avait qu'une idée en tête : confronter Alexis. Et le plus tôt serait le mieux. Au bord de l'explosion mentale, Fanny tapait frénétiquement sur le clavier comme un auteur en plein élan artistique. Seule Maryam qui arrivait toujours avec une bonne demie-heure de retard réussit à lui faire lever le nez de son écran. Ses iris aux éclats de miel illuminait son regard, rehaussant son teint délicatement halé. Ses formes voluptueuses la rendaient irrésistible aux yeux de certains de leurs collègues, mais elle n'y prêtait pas attention. Elle aspirait à un amour digne des romances qu'elle regardait en boucle. Et pourtant, au bureau, elle jouait l'entremetteuse, imaginant mille et uns scénarios entre la maquettiste et l'un des comptables, ou encore l'assistante de direction et le responsable financier qui semblaient bien trop proches à son goût pour ne pas avoir de liaison. Ce qui l'animait encore plus était de s'occuper de sa meilleure amie en lui trouvant le partenaire idéal. Bien qu'elle ait déjà essayé d'arranger quelques rendez-vous informels entre Fanny et certains hommes "mariables" comme elle osait le dire, rien ne semblait lui convenir.
La venue de Alexis Ramirez avait remis du piquant dans ses affaires, et désormais, elle se promettait de tout mettre en œuvre pour les rapprocher malgré les réticences de son amie. Fanny n'avait jamais rien révélé à Maryam concernant ce baiser volé sur les bords du Nil. Elle craignait qu'en l'apprenant, Maryam devienne bien plus entreprenante.
— Tu tiens le coup ?
— Mouais, ça va, t'inquiète pas.
— Je sais combien elle comptait pour...
— Tout va bien Maryam, la coupa-t-elle avec bienveillance.
Fanny n'avait pas le temps de s'épancher sur ses états d'âmes. Une seule question lui brûlait les lèvres si bien qu'elle ne se rendit pas compte de l'avoir prononcée à haute voix : — Mais où est Alexis ?
Maryam lui offrit le plus large des sourires.
— Alexis...intéressant. Pourquoi tu veux savoir ? Il se passerait quelque chose que tu ne me dirais pas ?
Fanny détourna le regard, feignant l'indifférence.
— Mais, non. C'est juste que j'ai besoin de lui parler.
— Besoin de lui parler, hein ? répliqua Maryam en croisant les bras, un brin amusée. Tu crois vraiment que je vais avaler cela ?
— Arrête Maryam.
— Quoi "arrête" ? Tu rougis à moitié dès que je prononce son nom. C'est pas la première fois. Avoue un peu, il y a un truc entre...vous deux ? tenta-t-elle.
Les lèvres pincées, Fanny était incapable de répondre. Une part de vérité flottait dans les variations de son silence. Elle appréciait Alexis, il avait tout du parfait gentleman, prévenant, à l'écoute et à son goût. Il aurait pu faire partie du voyage s'il ne s'était pas aventuré sur le territoire des Coste. Le lien, même infime, qu'il semblait entretenir avec Maxime suffisait à éveiller ses soupçons et à la maintenir sur ses gardes.
La sonnerie stridente du téléphone de Maryam la rappela brusquement à la réalité, sa réunion avec l'équipe informatique l'attendait, ce qui coupa court à leur discussion. Avant de retourner travailler, elle lança l'un de ces regards qui veulent dire "j'en ai pas fini avec toi".
Vers midi, avant même que les salariés ne partent pour leur pause déjeuner, Alexis fit son apparition. Il traversa l'open space d'un pas rapide, comme s'il devait régler une situation urgente. Fanny, qui terminait un dernier courriel, le remarqua aussitôt. Son cœur se serra, et une colère sourde monta en elle. Sans réfléchir, elle se leva instantanément et se dirigea vers lui. La porte vitrée du bureau claqua derrière elle sous le regard surpris d'Alexis. Le souffle court, Fanny s'avança vers lui, une lueur de détermination au fond des yeux.
— Alexis...commença-t-elle la voix tremblante, mais ferme.
— Fanny ? répondit-il, hésitant, happé par l'intensité de son regard.
— On doit parler. Maintenant !
Un silence oppressant s'installa, chargée de non-dits et de questions brûlantes. La gorge nouée, Alexis inspira lentement, conscient que cette conversation risquait de tout changer.

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