Prologue
La famille Lambert était installée confortablement dans son salon. C’était soirée pizza, et toute la petite tribu avait pu apprécier la quatre-fromages familiale à sa juste valeur. Maintenant, l’heure d’un épisode de Tonton à plein temps était arrivée. C'était une série humoristique, d'une vingtaine de minutes environ, diffusé chaque samedi soir à 20 h 35 sur France 2. L'histoire tournait autour d'un homme célibataire qui vivait dans le sud de la France, et chez qui son frère et sa belle-soeur avaient laissé leurs enfants sans prévenir avant de partir pour des vacances prolongées en amoureux. Les gags qui résultaient du jeu d'acteurs ne manquaient jamais de rendre les Lambert hilares.
Sophie sourit à Marc, tous deux installés sur la causeuse, un mot que leurs enfants adoraient utiliser pour les taquiner depuis que Jules l’avait découvert dans un livre. À ce moment-là, leur fils aîné était avachi au centre du canapé, épaulé à sa gauche par son cadet Lucas. Sophie détourna son regard de ses fils lorsque le divertissement commença à la télé. Elle se concentra sur la série, caressant distraitement les cheveux de sa petite dernière, Éloïse, étendue sur ses jambes.
Durant les cinq premières minutes de l’épisode, des rires fusèrent, en réponse aux pitreries des acteurs. Puis, peu à peu, ils sonnèrent lointains, comme passés sous une couverture. Dans la cuisine, le bourdonnement du frigo se coupa net. La LED de la box palpita d’un ton plus froid, puis revint. Un silence pesant s’installa — un silence sans couture, où même le tic-tac de l’horloge hésita. Un bâillement — certainement pas le premier de la soirée — échappa à Sophie. La journée avait été longue, et une somnolence sèche lui alourdit les paupières.
En jetant un coup d’œil autour d’elle, elle réalisa avec surprise que tous ses enfants dormaient profondément. C’était une première pour un samedi soir. Même Marc commençait à piquer du nez, jusqu’à ce qu’il cède au sommeil. Sous l’abat-jour, la lumière avait perdu de sa chaleur. Les coussins avalaient les sons ; sa propre respiration lui sembla trop lourde.
Sophie n’avait jamais été aussi contente d’être insomniaque qu’à ce moment précis, voyant sa famille dormir profondément pour une raison qui la dépassait. Secouant la tête avec un léger sourire, elle agrippa l’épaule de son époux et l’agita doucement, l’invitant à se réveiller pour l’aider à porter leurs enfants jusqu’à leur lit.
Mais Marc ne broncha pas.
Sophie se figea un instant. Elle insista, secouant son mari plus fermement, d’abord d’une main sur son épaule, puis en le prenant par les épaules pour le secouer plus brusquement.
— Marc ? Marc, réveille-toi ! Réveille-toi, bon sang ! Marc !
Sans s’en apercevoir, ses appels devinrent des cris de plus en plus désespérés. La fatigue commençait à s’insinuer en elle. Sa gorge se serra, ses doigts s’alourdirent. Elle prit le visage de sa fille entre ses mains. Elle tapota ses joues, lissa ses cheveux, espérant qu’Éloïse ouvrirait les yeux. Rien n’y fit. Un froid lui courut le long de la nuque. D’une main tremblante, elle posa sa paume à l’endroit du cœur de sa fille, à la recherche d’un signe, du moindre espoir. Seul le silence lui répondit. Deux doigts sur la carotide : la joue contre les lèvres d’Éloïse, en quête d’un souffle. Rien.
Un râle guttural s’échappa de sa gorge, un cri de désespoir face à la terrible réalité. Tandis que des sanglots et des larmes montaient en elle, Sophie posa lentement sa main libre sur le torse de son époux, redoutant déjà le résultat. Son monde s’écroula encore davantage lorsqu’aucun signe de vie ne lui parvint.
Dans un effort intense face à l’épuisement grandissant, Sophie se leva, prenant soin de ne pas faire tomber sa fille. Elle se dirigea lentement vers ses deux fils, toujours assis confortablement sur le canapé. Chaque pas vers le divan semblait plus lourd que le précédent, son esprit tourbillonnant de pensées sombres. Le parquet ne grinçait plus — il absorbait le moindre bruit.
Mais alors qu’elle se penchait légèrement pour mieux les voir, son cœur s’arrêta un instant. Une silhouette inconnue était assise sur le canapé, la tête posée sur l’épaule de Jules. Sophie se figea, son souffle se bloquant dans sa gorge.
La pièce, autrefois familière et réconfortante, était devenue étriquée et menaçante. D’où venait cette adolescente ? Pourquoi était-elle là, si près de sa famille ?
Un frisson parcourut son échine tandis qu’elle scrutait le visage de l’inconnue. C’était une jeune femme d’environ quinze ans, au teint pâle, avec de longs cheveux noir de jais ébouriffés, et de larges cernes entourant ses yeux cyan.
Quelques secondes furent nécessaires à Sophie pour comprendre ce que son cerveau venait de lui dire. Des yeux cyan. Ouverts. Fatigués. Qui la fixaient sans ciller, d’un air profondément triste.
Ce fut sa dernière pensée, avant que le sommeil, lourd et langoureux, ne l’enveloppe dans un vide apathique.

Annotations
Versions