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Le bossu remuait la terre plus qu’il ne la labourait. Affaissé sur sa bêche, il s’accordait une minute de répit lorsque le contremaître la rabroua :

— Remets-toi au travail, faignant !

Cet avertissement, asséné alors qu’il ne faisait pas encore tout à fait jour, serait le dernier. Ensuite, viendrait le fouet. Onir se saisit de son ustensile des deux mains, le planta dans le sol, l’enfonça du pied, puis appuya sur le manche de tout son poids dans un cri de douleur. Son dos, plus encore que le surveillant, le tourmentait et il ne ratait jamais une seconde pour le maudire, lui, sa génitrice qui l’en avait affublé et son alcoolique de père qui n’avait jamais raté une occasion de frapper dessus. Cette excroissance, ce menhir qui lui poussait entre les épaules, était sa malédiction, une bien terrible malédiction car elle engendrait le dégoût plus que la pitié. Sa fine chevelure blonde et ses beaux yeux bleus n’y changeaient rien ; il demeurait avant tout un bossu, un difforme, un monstre.

Les bons jours, il finissait la journée sur les rotules, les mauvais, il rentrait en rampant dans la boue. Heureusement, Thérèse était toujours là pour l’accueillir après le labeur :

— Mon pauvre amour, comment t’ont-ils encore traité aujourd’hui ?

La frayeur qui l’avait saisie lorsqu’on lui avait présenté son époux devant l’hôtel pour la première fois s’était, au fil du temps, envolée. Sa douceur et son calme malgré les peines méritaient bien qu’on tolère chez lui quelques menus défauts. Tous les soirs, après la corvée, elle l’attendait, avec un bouillon de soupe et un large sourire. Ses deux dents en moins l’enjolivaient au regard de son mari, et il attendait cet instant du lever au coucher du soleil.

Ils mangeaient ensemble, se racontant leur morne journée, elle pansait ses plaies les plus béantes, puis ils se blottissaient dans leur lit l’un contre l’autre, s’embrassaient tendrement puis s’endormaient avec toujours les mêmes paroles :

— Dors bien Thérèse.

— Toi aussi, André.

André ! Qu’est-ce qu’il détestait ce nom ! Celui d’une erreur de la nature. Heureusement, lorsqu’il s’assoupissait, il émergeait comme Onir dans le royaume universel. Là-bas, le ciel bleu et rose couvrait un pays merveilleux empli de dragons, de roses géantes et de châteaux volants. Les nuages sur lesquels ils flottaient s’étiraient comme des tapis dont l’extrémité se ramifiait pour former du lierre qui enlaçait des haricots géants au goût de sucre. À leurs pieds, on trouvait des lacs de miel fourmillant d’êtres étranges, tantôt fins, élancés et aux oreilles pointues, tantôt petits, trapus et barbus. Sur les rivages, des plages d’or accueillaient une multitude d’hommes qui obtenaient ici ce qu’ils convoitaient désespérément à chaque fois qu’ils ouvraient les yeux le matin. Au loin, se détachait de l’horizon d’immenses cités faites de métal et de diamant, dont les sommets transperçaient le ciel pour rejoindre les étoiles.

Onir n’en doutait pas, ici se retrouvait tous ceux qui, dans son monde ou dans un autre, éprouvaient le besoin de s’assoupir. Ce royaume, fruit de leurs esprits embrumés, éclorait chaque nuit, pour se refermer à l’aube. D’aussi loin qu’il se souvienne, Onir avait toujours parcouru ces contrées avec bonheur mais, surtout, avec une lucidité qui faisait défaut aux autres. Il chérissait ces instants passés dans ce paradis autant qu’il détestait sa vie. À force de se délecter de cet endroit, il avait fini par en garder un vague souvenir au sortir du lit. Impatient d’y replonger, il s’efforça vite d’y conserver un brun de lucidité, pour mieux profiter du moment. Puis, lorsque sa conscience fut habituée, il se mit en tête de modifier quelques détails. En premier, il effaça sa bosse, il se grandit un peu, il réhaussa la température pour qu’elle fût plus douce, peignit quelques constellations selon ses goûts et inventa même un ou deux plats qui seyaient à ses papilles imaginaires.

Petit à petit, son horizon s’étendit et il réalisa qu’il n’était pas seul. Comme libéré d’une bulle qui venait d’éclater, il remarqua les milliers d’humains marchaient, hagards à ses côtés. Certains bavaient d’allégresse, d’autres se roulaient de plaisir sur le parterre de coton. Il essaya bien de communiquer, mais eux ne semblaient pas l’entendre. Adultes comme enfants, ils baignaient dans leur propre bonheur, imperméable à toute intervention extérieure. Onir se garda bien de les en déloger. Il se plaisait à les contempler se vautrer dans la gaité et l’insouciance. Et leurs inconscients assemblés formaient des merveilles. Là où il se trouvait, les constructions ne dépassaient pas le stade du confortable matelas mais plus loin, les bâtisses de l’âme se révélaient bien plus conséquentes. Il s’était perdu dans des villes labyrinthiques tout droit sorties d’un autre univers, dans lesquelles les gens batifolaient à travers d’immenses avenues, constellées d’arbres, d’étranges véhicules et de magasins plus saugrenus les uns que les autres.

Une nuit, il s’était aventuré dans l’un d’entre eux, et en était ressorti avec une sucrerie marrons formée de petits carrés. Quel esprit génial avait pu inventer pareille merveille ? Fou de joie, il fit demi-tour et retourna dans la boutique, pour en commander une quantité infinie mais, surtout, pour interroger la grosse dame enchantée de servir gratuitement quiconque lui demandait ses confiseries.

— Est-ce vous qui avait inventé ceci ?

— Bonjour ! Vous voulez des sucreries ?

— Non, enfin oui…

À ces mots, des monceaux de bonbons et d’autres mignardises apparurent dans les mains de la vendeuse, ou plutôt la donneuse, qui les lui tendit aussitôt.

— Merci ! Euh… ça ! Qu’est-ce que c’est ?

— Du chocolat ? Vous en voulez ?

Il n’eut pas même à formuler son souhait pour qu’un palanquée, de diverses formes, tailles et couleur ne tombe dans les bras de la tenancière, qui les lui rétrocéda aussitôt. Toute tentatives supplémentaires d’en apprendre davantage tourna court. La bienfaitrice ressassait inlassablement les mêmes schémas de phrases et ne pouvait se détourner du type d’interactions qui lui plaisait tant. Elle était là pour offrir, et non pour renseigner. En fait, personne n’était là pour renseigner, du moins pas sur ce qu’il voulait. Certains individus déblatéraient les mêmes discours sur des sujets qui n’intéressaient pas Onir, à une exception près. Un jour, au détour de ses fouilles, il croisa un villard, debout face à l’océan, le chapeau collé contre le cœur qui parlait seul :

— C’est gentil de venir écouter un vieil homme. Vous savez, j’avais un rêve… Parcourir les mers… Toutes les mers ! Oh, non, pas sur un bateau, ni sur un radeau, mais sur un poisson… Un gros poisson naturellement !

— Qu’est-ce qui vous retient ?

— L’image… En réalité, on serait trempé, gelé jusqu’à l’os, et l’on finirait probablement noyé… Mais l’image est si belle, si onirique… Il faut la préserver, la garder à tout prix éloignée de la réalité.

— Onirique ? Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Qui se rapporte au rêve.

Cela sonna alors comme une évidence ; puisqu’il se trouvait dans un royaume onirique, alors son souverain devait se nommer Onir. Il appela alors le plus grand des dauphins, plaça délicatement l’homme dessus, le remercia, puis fit partir la bête qui l’emmena au loin, tandis qu’une larme coulait sur sa joue. Juste après, il s’était réveillé.

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