Le Sacrifice

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Péniblement, Thalia se redresse. Son poids a plus que doublé, ses muscles parviennent difficilement à assumer ce changement soudain. Heureusement, les fidèles ont l’habitude. Avec ce qu’il leur reste de force, ils la soutiennent et l’aident à avancer jusqu’à la porte. L’homme qui se tient derrière semble choquer lorsqu’il la découvre. Son étonnement laisse rapidement place à un large sourire qui se répand parmi les fidèles. Les rebuts prennent le relais, tandis que les donneurs s’écroulent de fatigue.

Le rituel se poursuit.

Dehors, le vent s’est tu, un silence de mort règne sur le village. Du moins pour le commun des mortels. Les ombres ont sagement attendu, mais leur patience s’étiole. Leurs murmures ont laissé place à des grognements et autres mugissements, pourtant cette fois elles n’osent pas la toucher.

Le Don ne doit pas être gâché, aussi une charrette tirée par un cheval de trait attend devant la maison des hôtes. Le voyage n’est pas long, une trentaine de minutes, mais il semble durer une éternité pour Thalia : les cris et complaintes augmentent à mesure qu’ils approchent de leur destination. Ils finissent par arriver dans une vaste plaine au milieu de laquelle se dressent d’immenses pierres blanches formant deux cercles concentriques.

La charrette s’arrête à dix mètres de la première pierre ; ces lieux sont maudits sacrés, il lui faut arpenter seule le reste du chemin. Thalia se saisit de la lanterne que lui tend l’un des fidèles et s’avance vers son destin. La neige est particulièrement épaisse et dense ici, sa nouvelle opulence la gêne, chaque pas lui demande un effort considérable.

Lentement, mais sûrement, elle avance sous un ciel sombre, comme prêt à éclater au moindre faux pas de sa part. Dans la pénombre résonnent des hurlements semblables au tonnerre. Son corps semble peser une tonne, à cela s’ajoute le poids de la lanterne au bout de son bras. Thalia tremble, elle souffre et elle est terrifiée, mais elle tient bon. Eylia l’a préparée toute sa vie pour ce moment, son existence même n’a d’ailleurs pas d’autre but que celui-ci. Pourtant, malgré tout le savoir que lui a partagé son aînée, elle ne peut s’empêcher de lui reprocher de ne pas lui en avoir dit plus. Elle savait pour la faim, mais n’avait pas la moindre idée de la famine. Elle savait pour le changement de corpulence, mais ignorait la souffrance de ce corps subissant une telle métamorphose. Et à présent qu’elle avance vers le centre de ces lieux, elle sait qu’elle doit s’offrir aux ténèbres, mais elle redoute de découvrir en quoi consiste son offrande.

Enfin, elle arrive au centre de l’imposant édifice où se dresse un autel en pierre sombre. Elle remarque aussitôt l’absence du moindre flocon sur sa surface. Un frisson traverse son échine. L’air est lourd, électrique. L’obscurité occupe les lieux en maître, la flamme de la lanterne peine à la percer et s’éteint brusquement alors que la jeune femme pose une main sur l’autel. Un silence assourdissant l’enveloppe soudainement. Son cœur bat de plus en plus vite, c’est le seul son qui parvient à ses oreilles et il n’a rien de rassurant. Son heure est venue, il est maintenant bien trop tard pour faire marche arrière.

Tant bien que mal, elle s’installe péniblement sur l’autel qui se met à vibrer légèrement. D’une voix plus tremblante qu’elle ne le voudrait, elle récite sa prière :

Être lumineux fait de cendres,

Voilà ton Offrande !

Que les Ténèbres nous lient,

Je te sacrifie nos vies !

Abreuve-toi de mon sang,

Fais renaître le Printemps !

Les derniers mots sont à peine prononcés qu’elle sent la chaleur la quitter, sans pour autant subir la morsure du froid. Malgré la profonde pénombre, elle voit les marques sur son corps se mouvoir pour finalement glisser sur l’autel, sur la neige avant de s’inscrire dans l’immense arc en pierre qui se dresse face à elle. Les ténèbres s’épaississent dans l’étrange portail et un être immense en émerge. Thalia ne distingue que sa silhouette et ses yeux, les deux sont aussi terrifiants l’un que l’autre. Il fait au moins deux têtes de plus que l’homme le plus grand du village, des cornes difformes le couronnent et ornent le haut de ses épaules. Flottant dans les ténèbres, il s’approche rapidement et se met juste au-dessus d’elle, scrutant chaque partie de son corps de ses yeux brillants comme des braises.

— J’accepte l’Offrande ! murmure l’Ombre d’une voix sèche, mais où perce très nettement l’excitation.

Elle sent qu’on lui ôte son voile, la chute de la couronne est amortie par la neige. Privé de son voile protecteur, elle découvre le visage de son bourreau. Celui-ci est plus humain qu’elle ne le pensait, elle s’étonne de la finesse et de la pureté de ses traits. Il pourrait être la beauté incarnée sans ses cornes et ses yeux incandescents. Thalia n’a pas le temps de le détailler davantage, il se penche aussitôt sur ses lèvres qu’il embrasse avec une douceur effroyable, tout en posant une main délicate dans sa nuque. Son touché est plus doux que du velours, elle n’en revient pas. Son corps se détend progressivement, tandis que l’Ombre l’enveloppe dans son manteau d’obscurité.

Finalement, ce n’est pas si horrible ! A-t-elle vaguement le temps de songer, mais cette pensée est parasitée par un picotement sur son buste. Loin de s’apaiser, la sensation s’entend progressivement à son ventre, ses bras, ses jambes… bientôt tout son corps est parcouru de cette sensation très désagréable. Thalia tente de bouger pour essayer de se gratter, de frotter son corps douloureux, mais l’Ombre la maintient parfaitement immobile, ses lèvres plaquées contre les siennes. Rapidement, ce n’est plus une simple sensation de picotement, mais un atroce fourmillement qui écorche son corps, comme lorsqu’on force un membre à bouger après qu’il a été engourdi, privé de sang, mais en bien pire. Résignée, Thalia ferme les yeux et étouffe son hurlement dans les larmes qu’elle laisse jaillir, inondant ses joues.

Plusieurs heures s’écoulent péniblement, quand l’Ombre relâche finalement son étreinte. Thalia se risque à ouvrir les yeux. Il fait toujours nuit noire, mais elle le distingue très bien. Il caresse délicatement sa joue, effaçant ses larmes. Il affiche un sourire doux, apaisé.

— Je dois admettre que j’ai rarement eu un aussi beau Sacrifice. J’accorde à ton peuple le printemps le plus doux et l’été le plus riche qu’il ait jamais connu.

Sa voix est incroyablement suave, elle pourrait presque y entendre le soleil et y goûter le miel. Elle ne songe même pas à s’éloigner lorsqu’il se penche à nouveau sur elle pour poser un baiser sur son front, puis sur le bout de son nez, puis sur ses lèvres. Avec une tendresse infinie, il caresse ses cheveux d’une main, tandis que l’autre parcourt sa maigre poitrine et son ventre creux avant de se glisser entre ses cuisses osseuses. Malgré son corps endolori, Thalia ne parvient pas à réprimer le désir qui naît entre ses reins, pas plus qu’elle ne parvient à retenir un gémissement cristallin lorsqu’il s’insère en elle. Exténuée, elle succombe à la tendresse de son bourreau et s’abandonne dans sa nouvelle étreinte. Chacun de ses gestes est doux, sensuel et la fait délicieusement frémir, son membre épouse parfaitement son propre sexe, offrant une nouvelle vague de plaisir à chaque va-et-vient. Alors qu’elle émerge difficilement de son énième orgasme, elle le sent soudain se raidir avant d’expirer longuement de satisfaction.

— Offre-moi toujours un Sacrifice de cette qualité et je veillerai à repousser la naissance de ta successeur ainsi que ton déclin. Garde-moi tes lèvres et je veillerai à toujours t’apaiser après t’avoir éprouvée.

Les mots sonnent comme une sentence dans le cœur de Thalia, mais aussi comme une terrible révélation. Une nouvelle larme s’échappe de ses yeux.

— Dors à présent. Le Printemps arrive.

Thalia trouve un semblant de courage et entrouvre les lèvres, elle a mille questions à poser avant qu’il ne parte, mais déjà ses paupières se referment.

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