Introduction générale

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En 1816, Frankenstein ou le Prométhée Moderne, de Mary Shelley, annonce la naissance de la science-fiction comme genre littéraire sous une appellation qui résume son ambition : récit d’anticipation. 82 ans plus tard, Méliès réalise La Lune à un mètre, puis en 1902, Le Voyage dans la Lune. Ce deuxième film, colorié à la main, dure 16 minutes. En 1909, un troisième film, Excursion sur la Lune est réalisé par Segundo de Chomon.

Les Européens ont inventé la science-fiction, mais les Américains lui ont donné une existence. Au cours du XXe siècle, ils sont devenus les plus gros producteurs du genre tant littéraire que cinématographique. À un lectorat et à un public important, il faut aussi allier l’existence de plans de communication efficaces et lucratifs. Du fait de l’importance de l’industrie cinématographique américaine, la production de films de science-fiction distribués en salle, ou directement en vidéo, dans le monde, est importante. L’offre génère la demande. La science-fiction exerce un attrait ludique auprès de certains segments de population. Elle occupe aussi une place non-négligeable dans l’édification de la conscience américaine en fournissant de nouvelles terres à conquérir, de terribles batailles à gagner, et d’incommensurables occasions à l’Homme de prouver sa valeur.

Connaître, c’est aussi savoir. Savoir, c’est prévenir. Cela n’en est que plus vrai aujourd’hui après deux guerres du Golfe, les Attentats du 11 septembre 2001 et le « bourbier irakien ». Mais plus que chercher un rôle de prophète, l’Amérique examine les moyens de conserver son statut de gardien du monde. En un tiers de siècle, environ, la science-fiction américaine n’a cessé d’évoluer en fonction des soubresauts de la nation.

En 1968, le film 2001, A Space Odyssey, de Stanley Kubrick soulève la question du devenir de l’Humanité au travers de la conquête spatiale et de la domination de l’informatique. Ce film pose de nouveaux jalons dans un cinéma d’anticipation éthéré, usé par cinquante ans d’exploitation intensive sur divers supports. La science-fiction devient alors un objet de spéculations scientifiques mais aussi philosophiques, voire sociales. Le space opera acquiert ses lettres de noblesse. Une ébauche du cyberpunk apparaît. Enfin, 2001, A Space Odyssey montre que la science-fiction ne s’intéresse pas seulement au futur : toute l’Histoire de l’Humanité est mise en scène. Et, selon le récit de Clarke / Kubrick, cette Histoire pourrait avoir été manipulée par une intelligence supérieure à la nôtre.

Passé, extraterrestres pacifiques, manipulations… Certains de ces thèmes avaient déjà été évoqués par des cinéastes comme George Pal (The Time Machine, 1960), Robert Wise (The Day the Earth stood still, 1951) ou Don Siegel (Invasion of the Body Snatchers, 1955), mais Stanley Kubrick les a traités dans une perspective nouvelle. Différents cinéastes tenteront de l’imiter, mais dès la fin des années 70, le cinéma commercial reprendra ses droits, appuyé en cela par un autre aspect inhérent à 2001, A Space Odyssey : les effets spéciaux. Dans ce domaine, le film de Kubrick, a révolutionné le cinéma et marqué une date décisive. En 1977, Star Wars, de George Lucas, a marqué une autre date décisive, et en 1999, la nouvelle trilogie Star Wars a fait entrer le cinéma dans l’ère de l’imagerie numérique, aidé en cela par deux autres trilogies : Lord of the Rings (2001, 2002 et 2003), de Peter Jackson, et The Matrix (1999 et 2002) des frères Wachowski.

De 1968 à 2001, la science-fiction s’est interrogée sur l’avenir en prenant en compte le présent et le passé pour trouver des réponses à nos interrogations. Elle s’est intéressée à l’Homme, à la technologie ou aux différentes formes de vie, terrestres ou non, et les a projetés dans un univers futuriste. Les légendes du passé et nombre d’interrogations ou de découvertes historiques et scientifiques ont ouvert la voie à des sous-genres spécifiques de la science-fiction. Aujourd’hui, les perspectives proposées par le cinéma de science-fiction américain entre 1968 et 2001 peuvent être confrontées à notre présent et permettent une prospection pour les trente prochaines années. En ce sens, ces dates forment deux creusets de l’histoire. 1968 a annoncé les changements de la société moderne et 2001 a changé la vision des Américains sur eux-mêmes, sur ceux qui les gouvernent, sur leur pays et sur le monde. Autrefois, un dicton disait que lorsque l’Amérique éternuait, c’était le monde qui s’enrhumait. Depuis, les États-Unis ont perdu leur invulnérabilité. Le mythe agonisant du chevalier Amérique sauvant Dame Europe des griffes des « Supers Méchants de l’Est » est mort le 11 septembre 2001. L’Amérique est un géant aux pieds d’argile qui a perdu de son panache.

Des cinéastes avaient présagé cette possibilité. Ils ont ainsi vu le pays victime de faillites sociale et économique dans Strange Days (1995), de Kathryn Bigelow, New York 1999 (1981) et Los Angeles 2013 (1997), de John Carpenter, ou de totalitarismes scientifique, médiatique, politique ou religieux, dans Twelve Monkeys (1995), de Terry Gilliam, The Truman Show (1998), de Peter Weir, 1984 (1984) de Michael Radford, et Equilibrium (2001), de Kurt Wimmer. Tout cela n’était que pour mieux montrer la valeur des héros américains. Rares sont les cinéastes qui ont imaginé une Amérique terrassée de l’intérieur, dans un futur proche. Edward Zwick, avec The Siege (1998) s’est approché assez près de la réalité pour être qualifié, lors de la sortie de son film sur les écrans américains, de politiquement incorrect tant les faits évoqués dans le récit semblaient impossible.

À partir de 1968, l’image cinématographique de la science-fiction change radicalement aux États-Unis, d’un point de vue thématique, créatif et technique. Ainsi, dans 2001, A Space Odyssey, l’hyperréalisme des décors, l’élaboration du vaisseau et ses aménagements dus à Harry Lange, un concepteur qui a travaillé pour la NASA, dans les années 50, ont fortement marqué les esprits de tous les cinéphiles. C’est autant pour la qualité des dessins qu’il avait présentés que pour ses connaissances scientifiques dans le domaine aéronautique que Stanley Kubrick l’a engagé sur son film. D’autre part, grâce à ses talents de photographe, le cinéaste a apporté une signature visuelle qui devait faire école dans le genre, et particulièrement dans le space opera.

Même si 2001, A Space Odyssey reste LE film qui a révolutionné la science-fiction, il aura été précédé par les réalisations des cinéastes français de la Nouvelle Vague, Godard (Alphaville, une étrange aventure de Lemmy Caution, 1965), Truffaut (Fahrenheit 451, 1966) et Resnais (Je t’aime, Je t’aime, 1967). Comme eux, Stanley Kubrick s’est débarrassé des clichés éculés des séries B. Aujourd’hui, l’héritage de 2001, A Space Odyssey est perceptible dans la production cinématographique de science-fiction américaine. 2001, A Space Odyssey fait passer le genre de l’adolescence à l’âge adulte et encourage à nous demander comment le cinéma de science-fiction a évolué depuis 1968. Après cette date, les sujets légers font place à des récits placés sous le signe de la science (science pure, mais aussi sciences sociales, politiques, religieuses...). Les récits, plus réalistes, sont aussi plus tourmentés. Les écrits, de William Gibson, de Greg Bear ou de John Brunner, tendent à être prospectivistes. À l’exemple de Kubrick, des auteurs tels Cameron, Gilliam, Scott ou Niccol s’inscrivent dans cette veine, tandis que d’autres cinéastes préfèrent rester dans celle de la perspective parce que leurs œuvres sont destinées à un public en quête d’évasion plutôt que d’un savoir.

Si la première partie du titre nous conduit vers un état des lieux de la science-fiction de 1968 à 2001, la seconde partie, « prospective et perspectives », nous suggère une projection dans l’avenir, ce qui est le propre de la science-fiction. Mais doit-on pour autant faire passer le genre, qu’il soit littéraire ou cinématographique, pour un objet de prospective ou de perspectives ? Le dictionnaire Larousse[1] définit la prospective comme « une science qui a pour objet l’étude des causes techniques, scientifiques, économiques et sociales qui accélèrent l’évolution du monde moderne, et la prévision des situations qui pourraient découler de leurs influences conjuguées ». De même, l’ouvrage donne parmi les acceptations du terme « perspective » les définitions suivantes : « Attente d’événements considérés comme probables » et « Manière de voir ; point de vue ». En un peu plus de trente ans de cinéma américain de science-fiction, nous pouvons mesurer le chemin parcouru, nous interroger sur le contenu et la forme du genre, et tirer un bilan. Songeons qu’en 1968, les télécopies, les ordinateurs personnels, la téléphonie mobile, la télévision par câble ou par satellite, les jeux vidéo interactifs, et autres « objets nomades », étaient des technologies à concevoir (au sens technologique du terme). Certaines n’ont été imaginées que bien des années plus tard… Or aujourd’hui, les technologies contemporaines ont bouleversé la création, la diffusion et la manière de percevoir les œuvres. Est-ce pour autant que les films de science-fiction ont des vertus « futurologiques » ? À partir de ce les auteurs ont entrevu de notre avenir il y a trente ans, pouvons-nous aujourd’hui anticiper ? Imaginer notre avenir ? Sans doute. Le prévoir ? Rien n’est moins certain.

Sorti sur les écrans en 1968, 2001, A Space Odyssey, le film de Kubrick s’impose comme le fil conducteur de cette étude. Il nous projette trente-trois ans dans l’avenir, voire un peu plus (2003). Cet intervalle est symbolique. Il s’agit de voir ce que nous serons devenus au début du prochain siècle. Dès la fin du XIXe siècle, les auteurs de science-fiction n’ont cessé d’imaginer ce que serait cet « an 2000 », en espérant pouvoir le voir. Ainsi, le XXIe siècle, alors proche, a beaucoup fait fantasmer. Enfin, la dimension religieuse existe dans le récit de Kubrick. Elle parcourt aussi le genre. Dans 2001, A Space Odyssey, il n’est pas fait mention de Dieu, mais d’une race extraterrestre supérieure à l’Homme qui aurait favorisé son évolution. Une espèce qui aurait créé l’Homme, tel un dieu. La création est le thème fondateur de la science-fiction. La dimension mystique de 2001, A Space Odyssey se trouve aussi dans sa structure. Chaque partie implique une question : D’où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? La première évoque les origines de l’Homme. La seconde correspond à l’année 2001 et à la découverte du deuxième monolithe. Sa place, au sein du récit, paraît être la plus importante. L’évolution évidente qu’elle sous-entend par rapport à la première partie (l’aube de l’Humanité), mais aussi en regard du passage effectif au deuxième millénaire, en fait un point d’orgue. Grâce à la découverte du monolithe lunaire, l’Homme a la preuve de l’existence d’une civilisation extraterrestre. Cette date renvoie aux sujets du récit : la science-fiction et la place de l’Homme dans l’univers. Enfin, la troisième partie correspond à l’année 2003, ou plus exactement à l’avenir, au-delà de 2001. Dix-huit mois se sont écoulés depuis la découverte du premier monolithe. Au travers de ces trois époques, c’est toute la science-fiction américaine qui est invoquée.

Le plan de notre étude n’émane pas de questions posées au corpus, mais d’une réflexion autour de 2001, A Space Odyssey, de Stanley Kubrick, film réalisé en 1968 et qui nous décrit ce que pourrait être le monde au début du XXIe siècle. D’où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? La plupart des récits de science-fiction s’interrogent sur ces trois questions fondamentales. C’est même le propre de l’évolution du héros.

Chacune de ces questions fait naître de nouvelles interrogations. Ainsi, sur la question de nos origines (Tome 1), nous pouvons nous demander si nous sommes issus d’une évolution naturelle, de l’imagination d’un dieu ou d’une intelligence supérieure. C’est donc vers le passé que nous nous tournons. La deuxième question (Tome 2) évoque notre présent. Elle interroge sur notre nature, et sur ce qui fait de nous des êtres fragiles mais courageux, des explorateurs inconscients ou des dieux inconséquents, ainsi que des individus soumis au hasard, au destin ou à la loi divine. Enfin, en ce qui concerne le devenir de l’Humanité (Tome 3), nous pouvons nous demander si celle-ci se dirige vers plus d’expansionnisme et vers plus de suprématie.

Afin de répondre à ces interrogations, le choix des films s’est effectué, en premier lieu, en fonction des disponibilités commerciales des supports[2], ensuite dans le désir d’illustrer au mieux chacune des propositions, tout en évitant autant que possible les répétitions. On ne trouvera ainsi qu’un seul récit de Steven Spielberg, de Kubrick ou de Terry Gilliam, alors qu’il eut été aisé d’en faire intervenir au moins deux. Une seule exception cependant, James Cameron dont une courte analyse de son film Aliens (1986), précède une analyse beaucoup plus détaillée de The Abyss (1989). De même, nous ne croiserons pas deux films aux influences thématiques trop évidentes. Alors pourquoi ne pas avoir choisi Blade Runner (1982) ou The Matrix (1999-2001) afin d’illustrer le cyberpunk ?

Certains choix sont certes inévitables. Il est difficile d’analyser le cinéma américain de science-fiction sans développer ses pièces maîtresses : 2001, A Space Odyssey (1968), de Stanley Kubrick, la tétralogie Alien, ou encore les deux trilogies de George Lucas. À ces évidences, il fallait opposer des choix et des points de vues d’auteurs plus originaux (Dark Crystal (1982), de Jim Henson et Frank Oz, Galaxy Quest (1999), de Dean Parisot…), souvent moins commerciaux (Mimic (1997), de Guillermo Del Toro, 12 Monkeys (1995), de Terry Gilliam), et parfois totalement inconnus du grand public (13th Floor (1999), de Joseph Rusnak, Happy Accidents (2000), de Brad Anderson) et choisir des récits couvrant trois décennies de cinéma américain de science-fiction.

De nombreuses questions pouvaient encore être posées. Mais il était nécessaire de limiter notre corpus qui, si nous additionnons les suites, compte déjà trente films. Il est possible d’y voir une instrumentalisation des œuvres citées et étudiées, ou des œuvres reléguées au simple rang d’illustration, chacune pouvant être remplacée par une autre. Toutefois, leur analyse permet d’entrevoir les différents points de vue mis en scène par une science-fiction dont le point de référence est 2001, A Space Odyssey.

La notion de genre est issue de la littérature[3]. Comme le souligne Marie-Thérèse Journot[4] : « La définition en genres pose toujours un problème de critères : la pertinence du classement ne s’acquiert qu’à l’intérieur d’un système. D’autre part, ces critères sont pleinement historiques et soumis à la conception d’une société donnée, à une époque donnée (…). Enfin, la classification des genres apparaît avec l’instauration d’une norme, aujourd’hui de nature plus économique que politique, comme on a pu le voir avec la position dominante de certains genres dans l’industrie cinématographique américaine. » La notion de genre sera donc définie à l’intérieur du cinéma américain de la seconde moitié du XXe siècle.

Marie-Thérèse Journot ajoute : « Le genre se définit par ses invariants, qui constituent un horizon d’attente pour le spectateur, et par sa propension à la citation, à l’allusion, à tous les effets intertextuels par lesquels le film met son spectateur en position de reconnaître les films antérieurs.» Il nous faudra donc découvrir quels sont les éléments définissant spécifiquement le genre science-fiction au cœur du cinéma américain. Nous le ferons au travers des différents sous-genres.

La science-fiction n’évoque pas seulement des vaisseaux spatiaux, des extraterrestres, des planètes inconnues ou des catastrophes planétaires. Les films composant notre corpus sont étudiés d’un point de vue thématique plutôt que critique. Nous verrons que chacun des sous-genres possède ses propres règles. Elles se différencient les unes des autres et se placent dans des contextes spécifiques. Chaque sous-genre comporte ses thèmes. Certains s’en échappent pour aller vers une autre forme et donner lieu à une sorte d’hybridation. Ici, un « thème » est un sujet ou une idée sur lequel porte un récit : le voyage spatio-temporel, la conquête de l’espace, la mutation, la destruction de l’Homme ou / et de la planète… Le « motif » est un élément du thème. Ainsi, dans le thème de la mutation, nous trouverons comme motifs : les mutants, les supers pouvoirs, l’apprentissage de ces pouvoirs, le rejet, la soif de supériorité, la lutte du bien contre le mal, ou encore la xénophobie. Ces motifs ne sont pas fondamentalement rattachés à un thème unique ou à un sous-genre exclusif.

[1] Dictionnaire encyclopédique Larousse. 2 volumes. Larousse. (1994). Volume 1.

[2] Lors de la rédaction de cet essai, tous les films n'étaient pas disponibles en DVD, encore moins en VOD... ou d'autres supports, aujourd'hui courants.

[3] La littérature distingue six genres en poésie (lyrique, épique, dramatique, didactique, pastoral ou bucolique et élégiaque) et sept genres en prose (oratoire, historique, didactique, dramatique, épistolaire, romanesque et cinématographique) en fonction de l’énoncé. Guide des Idées Littéraires, de Henri Benac, collection Faire le Point, Edition Hachette Education, 1988.

[4] Le Vocabulaire du cinéma, de Marie-Thérèse Journot, Collection 128, Editions Nathan Université, NATHAN / VUEF 2002, p. 61.

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