4. Darwinisme contre lamarckisme
4. Darwinisme contre lamarckisme
Dans 2001, A Space Odyssey, il est question de la mort, de la prolongation de la vie et de la réincarnation. Il est possible de le supposer à propos de la dernière séquence. L’immortalité est un fil conducteur comme l’évolution ou la non-évolution puisqu’elle en est l’aboutissement. L’être humain use de différents moyens pour atteindre cette immortalité. Le plus connu est l’art. Frank Poole, l’un des astronautes embarqués pour la mission Jupiter, dix-huit mois après la découverte d’un monolithe sur la Lune, est aussi un artiste. Cela fascine l’ordinateur de bord, HAL9000. Mais lorsque ce dernier décide de le supprimer en l’abandonnant dans l’espace, que reste-t-il de Poole ? Quelques croquis qui ont peu de chance de connaître la destinée de ceux de Léonard de Vinci.
La cryogénie[1] ne permet pas d’atteindre l’immortalité, mais elle prolonge la vie. Aujourd’hui, moins qu’une perspective, elle est un rêve impossible. Si, dans son film, Kubrick considère cette technique comme acquise au XXIe siècle, il n’en fait pas une panacée. Elle permet de ralentir le vieillissement des membres d’un équipage lors de très longs voyages spatiaux, mais elle reste tributaire des machines auxquelles elle est assujettie. Lorsque HAL décide d’éliminer les passagers endormis, la cryogénie montre ses limites d’une manière irrémédiable et instantanée.
Nous pourrions croire que le seul apte à l’immortalité soit l'ordinateur[2], HAL. Il représente l’ultime stade de l’évolution. En réalité, il suffit de le débrancher pour le « tuer ». Devons-nous y voir une considération symbolique qui suggère que toute créature peut être supprimée par son créateur ? La mort est omniprésente. La vie, l’évolution et la mort sont les éléments d’un même ensemble. Il ne peut y avoir d’évolution complète sans la mort. En tant qu’individu, nous ne cessons d’évoluer jusqu’à celle-ci. C’est ce que montre le regard que Bowman porte sur lui-même. Il est à la fois unique, mais il est aussi un tout. Unique : il peut comparer son évolution par rapport à ses semblables. Un tout : il est un individu à part entière dans un univers personnel dont l’évolution est sans commune mesure avec l’évolution de l’Univers.
L’être humain, tel qu’il est alors présenté, paraît simple et fragile. Bowman en a conscience, et c’est ce qui le fait avancer. Chaque connaissance devient une expérience acquise qui s’inscrit dans ses gènes. Une part de ceux-ci sera léguée à ses descendants qui, à leur tour, accumuleront leurs propres expériences et les transmettront. C’est probablement le seul secret de l’immortalité et celui de l’évolution. L’Homme ne survit et n’évolue qu’à travers sa descendance. C’est peut-être la signification du dernier plan de 2001, A Space Odyssey. Notons que si la transmission des gènes physiques (donnant lieu à des yeux bleus, ou autre, d’une génération à une autre) et la transmission de gènes favorables à certaines maladies est prouvée, il n’y a que des suppositions concernant la mémoire génétique.
Stanley Kubrick souscrit de manière implicite à la théorie lamarckienne[3]. La morphologie des grands primates de 2001, A Space Odyssey implique un point de vue lamarckien : les individus se différencient peu, même par l’âge et le sexe. Le chef disparaît au sein du groupe lorsqu’il n’est pas initiateur d’une action. L’absence d’individualité intellectuelle, morale et psychologique, ne facilite pas la distinction. Ce que convoite un individu, le groupe le désire aussi comme peuvent le montrer les scènes du point d’eau.
C’est dans la quête de la prolongation de l’espèce qu’apparaissent les premières discordances. Il n’y a pas de place pour les individus faibles (malades, blessés, trop chétifs ou inadaptés au milieu dans lequel ils vivent). L’idée de tare n’apparaît pas. Ce qui peut se révéler étonnant, surtout si nous partons de l’idée que l’espèce humaine est née d’une tare, ou d’un virus, comme l’écrit l’auteur Greg Bear, dans L’Échelle de Darwin[4]. Ce serait une vision proche de la théorie du gène égoïste, ou des équilibres ponctués, voire de l’involution[5].
La seconde séquence de 2001, A Space Odyssey nous conduit dans l’espace au XXIe siècle. Elle montre que les conditions de vie de l’être humain ont fortement évolué. L’Homme n’a plus à s’inquiéter de sa survie immédiate. Les signes les plus évidents sont physiques : absence de pilosité apparente, hormis les cheveux, variation des postures (assis, debout, couché), tenue vestimentaire et manière de se mouvoir.
Un autre signe évident est le mode de vie. La notion de communauté a évolué. Certes, il peut être question de communauté humaine, mais au sein de cette dernière, c’est l’individualisme qui règne. Ainsi, le docteur Heywood Floyd est seul, dans la navette, dans le compartiment réservé aux passagers. L’arrivée de l’hôtesse indique non pas une hiérarchisation sociale, mais des structures corporatistes différentes. De même que les deux pilotes de la navette ont un rôle prédéfini dans la société, celui de l’hôtesse est de veiller au bien-être du passager. En l’occurrence, il n’y a plus une seule forme de déterminisme, mais une multitude. Le récit montre qu’au sein de la corporation des hôtesses, il y a des groupes de fonctions précises : l’une des hôtesses est chargée de l’embarquement, une seconde de l’accueil et une troisième de l’identification des passagers. La division du travail (taylorisme) est une notion humaine qui date du XIXe siècle.
Les moyens de communication ont évolué (dialogues par écran interposés, téléphone…) et ont obligé l’homme à communiquer non plus par des regards, des gestes, des odeurs ou des cris, mais par des mots. On le voit dans la scène où Floyd « visiophone » à sa fille. L'Homme est obligé d'adapter son langage pour communiquer avec ses semblables, comme le montre la scène de discussion avec les Russes. À une autre époque, la connaissance de la langue aurait pu aboutir à une négociation autour d'un point d'eau. Toutefois, dans les deux exemples de communication qui sont donnés ici, le dialogue est impersonnel, ponctué de non-dits et de formules de politesse. C’est extrêmement visible lorsque l'un des Russes évoque la possibilité d'une épidémie :
« Professeur Floyd, au risque de manquer de tact en vous harcelant sur un sujet que vous paraissez désireux d'éviter, vous permettez que je vous pose une petite question ?
– Mais certainement.
– Voilà… Nous avons reçu un certain nombre de rapports de nos services de renseignements selon lesquels une très grave épidémie sévit sur la base lunaire de Clavius. Il s'agirait d'un mal dont nous ignorons encore l'origine. Est-ce, en fait, ce qui est arrivé ?
– Eh bien… Je regrette Professeur Smitnov. Il m’est impossible d’en discuter.
– Je comprends. Pourtant, l’épidémie risque de s’étendre rapidement à notre base. Nous devrions être informés, vous ne croyez pas ?
– Oui… Bien sûr… mais je vous l’ai déjà dit : il m’est impossible d’en discuter.
– Haywood, vous êtes sûr que vous ne voulez pas prendre quelque chose avec nous ?
– Non, je vous remercie. Il faut vraiment que je m’en aille.
– Eh bien, j’espère que l’on vous verra avec votre femme au congrès astronautique du mois de juin.
– Nous essaierons sûrement d’y venir.
– Et si vous venez, n’oubliez pas d’y amener votre adorable petite fille.
– Ça, c’est une autre histoire. Ça dépend des vacances scolaires et d’un tas d’autres choses. Mais c’est très possible. Et si vous venez aux États-Unis, n’oubliez pas de nous rendre visite.
– Avec plaisir. Gregor et moi, nous nous ferons une joie de venir vous y retrouver.
– Eh bien au revoir Helena. Heureux de vous avoir rencontré. Professeur Smitnov.
– Quelles que soient les raisons de votre visite sur Clavius, je vous souhaite bonne chance. »
L’échange est surréaliste, par son ton, mais aussi en regard du climat politique de l’époque durant lequel le film fut réalisé. C’est la guerre froide : les États-Unis s’opposent idéologiquement à l’URSS. Cette conversation entre Floyd et les Russes a un avantage : elle situe le spectateur de 1968 dans un espace temporel.
Celui-ci connaît le présent réel et il a une vision globale de ce qu’était son lointain passé. À travers 2001, A Space Odyssey, il a la vision d’un avenir probable.
Cette seconde séquence du voyage dans l’espace conduit à l’idée que, dans l’avenir, l’Homme n’aura plus rien à faire, pas plus à mâcher son alimentation qu'à conduire une navette. Tout sera pris en charge par des ordinateurs. « L'action » n’existe donc pas dans cette partie de 2001, A Space Odyssey. Les scènes de dialogues font effet de scènes d’action. Il y a la mise en place d’un suspens concernant la base de Clavius dans l’échange entre le professeur américain et les Russes. Ce suspens est repris en écho lors de la réunion des scientifiques à laquelle participe Floyd. L’intérêt vient de ce qui est montré et dit, non de ce qui est fait. Est-ce la marque d’une forme d’évolution ?
Nous pourrions le croire puisque lors de l’ultime voyage de Bowman, la parole est devenue inutile. Ce n’est plus ce qui se dit qui est important, c’est ce qui se voit et, surtout, ce qui est ressenti. Cette information est donnée dès l’apparition du premier monolithe. Les voix désaccordées créent un malaise qui sera aussi éprouvé sur la Lune, en présence du deuxième monolithe, lorsque les six astronautes et scientifiques se prennent en photo au pied de ce monolithe. Le chant émis par ce dernier devient soudain physiquement insupportable pour les hommes présents, près de lui.
Quelle que soit la civilisation, auteur de ce témoignage, il semblerait que son seul moyen de communication, s’il s’agit de cela, soit inadapté à l’être humain.
Le film de Stanley Kubrick offre un échantillon d’interprétations large. Il ne faut pas seulement voir 2001, A Space Odyssey comme un hommage à la technologie cinématographique ou à la science-fiction.
Il y a néanmoins un « avant » 2001, A Space Odyssey, et un « après ». Avant 1968, la science-fiction au cinéma ne s’adressait généralement qu’à un public jeune (15-25 ans). À quelques exceptions cependant : Metropolis, de Fritz Lang (1927), Alphaville, de Jean-Luc Godard (1965), Fahrenheit 451, de François Truffaut (1966), Je t’aime, je t’aime, d’Alain Resnais (1968). 2001, A Space Odyssey va marquer un renouveau dans la science-fiction tant au niveau technique que scénaristique.
L’une des forces du film, c’est de donner un cours d’histoire de l’Humanité. Certes, le raccourci est grand entre la découverte de l’outil / arme et celle de la conquête de l’espace. Pourtant, il confirme que l’histoire de l’Humanité n’est qu’une ellipse (au regard de l'Univers, car qui s'en souciera lorsqu'elle disparaîtra), ou un point minuscule (au regard de l'Homme qui, peu à peu, prend la mesure des espaces infinis qui l'entourent), à l’échelle du temps universel.
En passant du tibia lancé dans un ciel bleu azur au satellite tournoyant dans l’espace obscur, Stanley Kubrick rappelle, aussi, que l’Humanité a évolué à travers ses propres découvertes : celles des éléments, des espaces et des concepts. Et que l'Homme n'était pas fait pour rester indéfiniment sur la planète qui l'a vu apparaître et évoluer.
De la conquête d’un point d’eau et de la domination d’un groupe de singes à la conquête du système solaire, nous constatons le chemin parcouru de nos possibles ancêtres à nos potentiels descendants.
[1] Cryogénie (n.f.) : production des cryotempératures.
Cryotempérature (n.f.) : très basse température, inférieure à 120 kelvins.
[2] Le terme Intelligence Artificielle ne semble pas encore utilisé, en 1968, pour désigner HAL9000.
[3] Voir Annexe « À propos des origines de l’Homme : différentes théories ».
[4] L’ Échelle de Darwin / Darwin’s radio, de Greg Bear, Ed. Robert Lafont. Collection Ailleurs et Demain, 1999.
[5] Idem.
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