1. Un film en dehors des normes hollywoodiennes
1. Un film en dehors des normes hollywoodiennes
Le film de Kubrick se veut dès le départ en dehors des normes du space opera de l’Âge d’or de la science-fiction, et plus largement du film de science-fiction produit jusqu’alors par Hollywood, en s’ouvrant sur une première séquence qui n’a rien à voir avec la science-fiction, et tout avec le documentaire ethnographique ou animalier. Par ce premier geste de renoncement au cinéma traditionnel en général, et de science-fiction en particulier, Stanley Kubrick laisse apparaître sa volonté d’ignorer les figures imposées du genre. Il faudra attendre la fin de cette séquence pour voir apparaître l’élément de science-fiction : le monolithe. L’apparition de ce monolithe matérialise le passage vers de nouvelles évolutions. D’abord celle de l’espèce humaine qui progresse du stade des grands singes à celui de l’Homo sapiens, puis celle de l’évolution technologique : l’homme voyage dans l’espace, s’installe sur la Lune, puis il s’enfonce dans l’infini à la recherche de nouvelles formes d’intelligence. Seuls les monolithes restent communs aux différentes parties du film car si la première séquence montre la vie d’un clan de grands singes, les suivantes l’abandonne pour décrire comment, devenus hommes, ces grands singes ont conquis le système solaire et ses planètes, après avoir conquis la Terre, et avant d'en franchir les limites pour explorer la galaxie.
Dans la seconde partie du récit, le professeur Heywood Floyd est le personnage principal. Ici, plus que de la détourner, Stanley Kubrick transcende la figure du héros, celle qui consiste à présenter et à mettre en valeur le personnage sur lequel va reposer le récit. Son personnage possède un physique ordinaire[1] et ses capacités intellectuelles l’ont placé au rang de scientifique à la renommée internationale. C’est un homme qui a de la prestance et que ses collègues apprécient puisqu’ils recherchent sa compagnie. Il est un héros réaliste, exemplaire dans les qualités qu’il possède mais aussi dans sa situation sociale. Il a une famille à laquelle il consacre du temps. Nous le voyons ainsi communiquer avec sa fille, et la conversation avec les Russes indique même que sa famille l’accompagne, habituellement, dans ses déplacements officiels.
Le professeur Floyd est le fil conducteur de cette partie du film, mais, à la fin de ce segment, lorsqu’il se fait photographier auprès du monolithe lunaire, et que le « chant » de celui-ci devient insupportable pour tous ceux qui se trouvent dans son environnement, Kubrick l’abandonne brutalement. On ignore ce qu’il advient de ce personnage, et le réalisateur nous introduit dans une troisième partie avec une ellipse temporelle, de nouveaux personnages et une nouvelle mission.
Donc une nouvelle histoire : une navette spatiale, Discovery, se dirige vers Jupiter, planète vers laquelle le monolithe lunaire émet un signal. À son bord, se trouvent deux astronautes en éveil, trois en sommeil artificiel, et un ordinateur évolutif : HAL. À l’opposé du personnage précédent, les deux astronautes, Poole et Bowman, ne sont pas présentés comme les héros principaux de cette séquence. Il est difficile de les différencier, non seulement d’un point de vue physique mais surtout du point de vue de leur importance dans le récit. Nous comprenons rapidement que le héros est, en fait, l’ordinateur de bord, HAL. Il est l’objet de toutes les attentions des scientifiques sur Terre. De plus, il bénéficie d’une présentation :
« L’équipage de Discovery est constitué de cinq hommes et d’un exemplaire de la génération HAL 9000. Trois des hommes étaient endormis en montant à bord… »
La suite des propos du journaliste concerne l’hibernation. Il fait une brève présentation des membres humains de l’équipage avant de revenir sur HAL.
« Le sixième membre de l’équipage de Discovery n’est pas touché par les problèmes d’hibernation car il représente la quintessence de l’intelligence cybernétique. Le Cerveau Analytique de Recherche et de Liaison (…) est un ordinateur capable de reproduire − certains savant préfèrent « imiter » − la plupart des opérations du cerveau humain, et cela avec une vitesse et une précision infiniment plus grandes. Nous avons bavardé avec le Cerveau Analytique de Recherche et de Liaison… »
La scène se poursuit par le dialogue entre le journaliste et Hal. Elle suggère « les énormes facultés de raisonnement » de ce dernier. Sa présence, comme tierce personne aux côtés du duo d’astronautes, prendra une place de plus en plus importante. Sa constitution le différencie des humains et sa détermination à commettre des actes immoraux en fait un vrai personnage. Effectivement, il ira jusqu’à éliminer Poole et tentera ensuite de tuer Bowman.
Kubrick ne fait pas de son ordinateur une machine à tuer, aveugle et folle, que le personnage principal s’acharnerait à tuer au prix d’actes héroïques. De plus, HAL ne peut pas être considéré comme un fou du fait de sa seule nature. Il est victime d’un dysfonctionnement. Il "apprend", interagit avec les informations qui lui sont données et à l'aide des matériaux avec lesquels il est construit. Il observe et analyse les situations.
Lorsque ses deux gardiens projettent de l’éteindre, il y a chez lui ce refus de "mourir" qui vire à l’obsession meurtrière. Là encore, nouveau bouleversement des règles : le prétendu héros est un ordinateur assassin. Il commence par tuer les trois hommes en état d’hibernation en mettant les caissons hors service, puis Frank Poole en lui refusant l’entrée dans la navette et en l’abandonnant dans l’espace. Sa défaite face à Bowman n’a rien de spectaculaire. Celui-ci se contente de le débrancher. Si une tension est présente − tension plus psychologique que physique ou narrative − il n’y a absolument aucun suspens, aucun coup d’éclat, et encore moins de retournement de situation.
Dans un film classique, cette séquence aurait pu devenir un final mais Kubrick poursuit son récit. Cette fois-ci, Bowman est seul. Il continue le voyage jusqu’à ce qu’il découvre un troisième monolithe. Celui-ci l’entraîne dans une nouvelle dimension où il se voit vieux et mourant.
Le film s’achève sur la vision d’un fœtus flottant dans l’espace. Etait-ce moral pour la politiquement correcte société américaine de l’époque ? La signification de cette dernière séquence sera sujette à discussions mais par son introduction, et par cette conclusion qui tient à la fois de l’ouverture et de l’hermétisme, Kubrick ne cherche pas à donner une explication, ni son opinion. Il laisse le spectateur, et la critique, dans une totale nébulosité.
Il est un autre aspect faisant de ce film un objet en dehors des normes hollywoodiennes de l’époque : son réalisme, et les techniques mises au service de celui-ci. Kubrick a fait appel à des techniciens de la NASA, des gens plus habitués à travailler pour la science que pour le cinéma. Aujourd’hui, le film est imprégné par les visions esthétiques futuristes de son époque (cette blancheur intacte que nous retrouverons aussi bien dans THX 1138[2] que dans la série Cosmos 1999), mais il n’est certainement pas daté.
Le décor et les lieux sont réduits au maximum. Ces lieux sont impersonnels. Si cette volonté de neutralité interdit de montrer des lieux chargés du passé des personnages, il interdit aussi de montrer un lieu chargé d’Histoire : la Terre. Cette neutralité a protégé le film de l’érosion temporelle.
Il est possible d’aller plus loin dans cette idée en ce qui concerne le design de la station orbitale, ou de la navette spatiale : s’il ne choque pas le regard du spectateur, ce n’est pas parce que le spectateur est prêt à tout accepter dans un film de science-fiction mais parce que ces formes lui sont familières. Elles correspondent à une réalité. Les combinaisons spatiales des comédiens ne sont guère très éloignées de celles que portent les astronautes. Elles sont plus réalistes que celles dans lesquelles le héros ressemble à un pilote de chasse, à un cow-boy, à un aventurier, à un contrebandier ou à un représentant de la loi, voire à Monsieur Tout-le-Monde, lorsqu’il pénètre dans son vaisseau spatial !
Le film de Kubrick tranche sur le produit hollywoodien, une fois de plus, par son rythme. Aucune action, au sens cinématographique du terme, ne vient troubler le travail des protagonistes, comme si cette lenteur était imposée par l’espace dont l’absence de repères trouble les sens, ou comme si chaque personnage était animé par l'inexorabilité de son destin. Nous ne sommes pas dans l’acte, ni dans l’intention d’agir mais dans la réflexion. Comme les acteurs du récit, le spectateur se pose des questions et il doit trouver ses propres réponses.
[1] En opposition à l'acteur américain type dans les films de S-F supposé susciter une identification masculine ou un émoi féminin. L'image du héros conquérant auquel il est demandé d'avoir moins un cerveau qu'un physique.
[2] THX 1138, George Lucas, 1970, USA.
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