1. Le processus d’implication du spectateur
1. Le processus d’implication du spectateur
« J’ai essayé d’imaginer comment nous pourrions faire ressentir à un public la même terreur absolue que celle qu’endurent ces Vikings, comment nous pourrions plonger le spectateur dans un véritable cauchemar. Dans un premier temps, nous avons trouvé une solution sonore. Avant de voir la menace, on l’entend ! (…) Ce que nous apprenons des monstres, nous le devinons dans les yeux d’Ibn et des Vikings[1]. »
Les paroles de McTiernan nous éclairent sur ses choix esthétiques. Le regard est important. Ce qui est montré est donc ce que voit le narrateur, Ahmed Ibn Fadhlan, présent, ou omniprésent, dans chaque scène.
Le film peut être découpé en cinq parties :
− le flash-back (exposition du récit).
− l’arrivée dans le Nord (rencontre avec le roi viking, visite de la ferme et première bataille).
− la seconde attaque des Wendols.
− l’excursion des Vikings chez les Wendols (mort de la mère des Wendols).
− la bataille finale (mort du chef des Wendols et de Buliwyf).
Le film, jusqu’à sa dernière séquence, est une analepse. Fadhlan écrit le récit de ses aventures. À l’intérieur de ce récit, nous trouvons ce flash-back de vingt minutes déjà évoqué et, à l’intérieur de celui-ci, une troisième analepse qui évoque Bagdad. Le traitement de l’image permet d’oublier deux de ces retours en arrière, alors qu’il est évident sur les images relatives à Bagdad. Ces dernières, nimbées d’une lumière chaleureuse, semblent oniriques, en contraste avec les suivantes. Mais ce récit, raconté par un homme mort depuis plus de mille ans, est aussi, dans sa totalité, un flash-back. Ce jeu de poupées gigognes n’est pas innocent de la part du réalisateur. Il indique par ce procédé que son propos ne s’arrête pas aux personnages. Il vise les spectateurs en leur suggérant que l’animalité de l’Homme ne disparaît pas avec la civilisation. Elle peut réapparaître à tout moment.
Ce propos parcourt l’œuvre de John McTiernan puisque nous le retrouvons dans Predator et dans les Die Hard.
Les regards sont importants, car ils catalysent l’attention du spectateur. Lors de l’apprentissage de la langue des Vikings, le spectateur suit les efforts de Fadhlan. Le réalisateur filme les expressions qui s’associent aux paroles, et régulièrement la caméra revient sur le regard de Fadhlan. Ensuite, des bribes de phrases intelligibles s’associent aux mouvements des lèvres des Vikings que mime l’émissaire oriental. C’est une manière pour lui d’assimiler cette langue qui lui est étrangère. Le degré d’imprégnation (le tactile ou la forme labiale des sons, associé à l’oreille et à la vue) est au plus fort. Enfin, la parole devient compréhensible et pratiquée par Fadhlan (et par extension, le spectateur).
Dès cet instant, le regard de Fadhlan, sur les Vikings, change. À l’image de ces derniers, McTiernan met d’abord en scène une apparence : celle d’un peuple de barbares. Il force le spectateur à l’accepter en montrant des aspects de cette culture éloignés de la culture occidentale actuelle autant que de celle, orientale, de Fadhlan (la cérémonie religieuse et les ablutions notamment). Puis il montre à la manière d’un documentaire (mouvements de camera à l’épaule, choix de la lumière naturelle, couleurs réalistes, absence de mise en valeur du physique des acteurs, images à la limite de la lisibilité, utilisation scénique des intempéries) que, loin d’être des barbares, les Vikings sont des hommes prudents qui ne se fient pas aux apparences. Ils sont courageux et droits. Ils ne craignent pas d’affronter la mort. Le réalisateur insiste sur le fait que leur rapport à la mort est une philosophie selon laquelle la vie et la mort sont intimement liées, que leur destin est écrit avant leur naissance et qu’ils sont sur terre pour l’accomplir.
La réalisation suit les observations et les sentiments de Fadhlan. Elle n’a rien d’explicatif et s’attache à faire ressentir au spectateur ce que ressent le narrateur. C’est particulièrement perceptible lors de la scène de la ferme, avec la découverte du carnage. Cette séquence qui déterminera le degré de cruauté des Wendols, tout comme Fadhlan, le spectateur n’y est pas préparé. Pourtant elle est annoncée par trois fois. D’abord, sur le ton d’une boutade, entre les Vikings à leur descente du bateau. Ensuite lorsque les Vikings recueillent un enfant terrorisé. Cette scène est aussi brève que perturbante. Ce qui est montré indique que l’enfant s’est trouvé au cœur d’un acte extrême. L’absence d’informations réduit le spectateur à des suppositions. Enfin, à la ferme. Les Vikings prennent tant de précautions avant d’entrer dans la maison que cela crée une tension très forte. Lorsqu’ils en ressortent, aucune émotion ne se lit sur leur visage. Aucune parole n’est prononcée. Fadhlan ignore ce qui l’attend lorsqu’il pénètre à l’intérieur. Il se trouve alors confronté à un massacre sanglant. Pourtant, chaque plan de cette scène se veut furtif, épousant le regard de Fadhlan et, surtout, son impossibilité à le poser sur les éléments témoignant des marques de cruauté des Wendols. Le malaise qu’éprouve alors Fadhlan est retranscrit à l’image par le mouvement vertigineux de la caméra.
La focalisation, l’immersion, ainsi que le réalisme des situations incitent le spectateur à s’identifier à Fadhlan. C’est d’autant plus fort que celui-ci est un homme ordinaire. Là encore, McTiernan joue sur un procédé qu’il connaît et qu’il a déjà utilisé avec John McClane, le héros de Die Hard. Ce procédé consiste à mettre un héros dans une situation qu’il ne contrôle pas et, mieux encore, à le placer face à ses pires craintes. Ce n’est pas seulement la situation qui lui est étrangère, c’est aussi l’univers. Juste après son premier contact avec les Vikings, Fadhlan se trouve immergé dans un monde chaotique comme le montre la scène festive de la tente. Son interprète et lui sont bousculés, ignorés, assaillis par le bruit et surpris par l’absence de lumière. Les hommes qu’ils rencontrent ne sont pas uniquement différents par leurs coutumes, ils le sont aussi par leur physique. Ce ne sont pas des lettrés mais des guerriers. Morphologiquement, ils sont à l’opposé de Fadhlan, autant que peut l’être un Arabe d’un Viking. Dans un souci de réalisme, McTiernan a utilisé des acteurs nordiques et les a opposés à un acteur espagnol et d’autres, dont Omar Sharif, de types orientaux.
Ce choix a une autre conséquence : en général, dans ce genre de récit, il y a un personnage (rôle spirituel) qui est le faire-valoir du héros (rôle physique). Ici, les emplois sont brouillés. Dans un premier temps, Antonio Banderas (alors habitué aux rôles physiques) se présente comme le personnage principal du récit, tandis qu’Omar Sharif (familier des rôles intellectuels) se présente comme son faire-valoir, mais lorsqu’il part, Fadhlan se retrouve seul. Il n’est alors plus dans le rôle de celui qui prend des décisions et agit, mais dans celui qui apprend (le langage, les us et coutumes) et raconte. Une autre figure, celle de Buliwyf, se distingue alors par sa stature, par sa tenue vestimentaire (cheveux et vêtements clairs), par ses actes (la mort d’un rival) et par les rares paroles qu’il prononce. McTiernan a choisi Vladimir Kulich qui a la stature et la lumière d’un héros d’heroic fantasy. C’est sur lui que repose non le film (impératifs commerciaux), mais le récit. Le personnage de Banderas ne devient pas son faire-valoir. Il se place plutôt en retrait, observant et réfléchissant. C’est lui qui devine que la mère des Wendols se cache dans une caverne, et c’est lui qui permet aux Vikings de s’échapper de cette caverne en se souvenant que le bruit qu’ils entendent n’est pas celui de la pluie mais celui du ressac. Mais, ici, ce qui est plus intéressant, c’est qu’il laisse toujours l’un des Vikings achever son raisonnement.
McTiernan, par ce jeu de mise en scène se joue des figures imposées. Ainsi, reléguer Banderas / Fadhlan au deuxième plan, lui permet de tuer le héros. Dans l’optique du réalisme, le réalisateur n’accorde pas l’immunité physique à ses personnages, à l’exemple du film d’Akira Kurosawa, Shichinin no samuraï[2]. La moitié des compagnons de Fadhlan meurent au cours des batailles, ainsi que Buliwyf. Avec sa mort s’achève le récit de Fadhlan. Il ne lui reste qu’à tenir sa promesse de retranscrire les derniers actes du héros. Le réalisateur donne tout son sens au mot « héros » : il est celui qui se retire pour mieux mettre en valeur celui qui le mérite. Il est celui qui sacrifie sa vie pour sauver celle des autres. Et, il rappelle au spectateur que chacun peut être un héros.
[1] Impact n°79 – Avril 1999.
[2] Les Sept Samouraïs (1954).
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