1. Une séquence qui donne le ton de l’œuvre
1. Une séquence qui donne le ton de l’œuvre
Le roman possède une dimension temporelle qui dépasse ses trois seuls tomes car au-delà de la mythologie, il y a une histoire dans laquelle prennent place d’autres histoires (Bilbo le hobbit, Le Silmarillion, Les Aventures de Tom Bombadil…). Il en va ainsi pour la dimension spatiale. Après les mythes fondateurs du Monde, il y a la géographie de la Terre du Milieu.
Dès le départ, Peter Jackson a choisi de respecter cette recherche du réalisme qui a donné naissance à l’une des œuvres littéraires les plus importantes du XXème siècle. Il le fait d’un point de vue formel, à travers la mise en place des décors, ou la préparation des costumes. Le village des hobbits est construit un an avant le tournage des séquences le concernant afin de donner l’impression qu’il ne s’agit pas d’un décor mais d’un lieu qui a vécu, et les costumes sont fabriqués dans leurs moindres détails, même ceux qui ne peuvent être que furtivement visibles à l’écran, afin que les acteurs, en les revêtant, endossent aussi leur rôle. Les effets spéciaux participent à la recherche du réalisme. Enfin, le réalisateur place son récit dans un contexte concret. Outre le fait de le réaliser comme un film historique avec d’infimes détails qui relèvent de l’hyperréalisme[1], il date les événements dès le prologue de The Fellowship of the Ring.
« Tout commença lorsque les grands anneaux furent forgés. (…). À travers ces anneaux furent transmis la force et la volonté de gouverner chaque race mais ils furent tous dupés car un autre anneau fut forgé. (…) L’une après l’autre, les contrées de La Terre du Milieu tombèrent sous l’emprise de l’anneau. Mais il en fut certaines qui résistèrent. L’ultime alliance entre les hommes et les elfes entra en guerre contre les armées du Mordor (…), ils se battirent pour libérer la Terre du Milieu. »
Les paroles font place à la bataille et à la musique. Le récit devient alors épique et tragique. À partir de cet instant, nous alternons entre cette voix-off et des silences dans lesquels sont démontrées l’action et sa temporalité. Nous voyons Isildur vaincre Sauron avant d’être tué dans une embuscade. Son corps dérive dans l’eau et l’anneau semble perdu avec lui.
« (…) L’histoire devint une légende, la légende devint un mythe. Pendant 2 500 ans, plus personne n’entendit parler de l’anneau jusqu’à ce que par hasard, il prit au piège un nouveau porteur. L’anneau vint à (…) Gollum qui l’emmena dans les galeries souterraines des Monts Brumeux. C’est là que l’anneau le rongea. L’anneau apporta à Gollum une vie incroyablement longue. Pendant cinq cents ans, il lui dévora l’esprit, et dans l’obscurité de la caverne de Gollum, il attendait. Les ténèbres s’insinuèrent à nouveau dans la forêt du monde. Une ombre, à l’Est, engendra une rumeur d’une peur sans nom. L’anneau de Pouvoir comprit que son heure était venue. Il abandonna Gollum. Mais il se passa une chose à laquelle l’anneau ne s’attendait pas. Il fut ramassé par la créature la plus improbable qui soit : un hobbit de la Comté…
En effet, l’heure approche où les hobbits détermineront le destin de tous. »
Ce récit, déjà ponctué de fondus au noir marquant des ellipses temporelles, s’achève sur un fondu, et s’ouvre sur une nouvelle séquence qui contraste thématiquement et visuellement avec la précédente. Le titre de cette première partie, La communauté de l’anneau, apparaît à l’écran, puis, « La Comté… Soixante ans plus tard ». Le prologue dure environ six minutes trente et expose trois mille soixante ans d’histoire. Il présente les protagonistes : Sauron et ses orques, les elfes, les nains, les Hommes et Gollum. Ce prologue met en place les enjeux du récit à venir : la guerre pour sauver un monde et détruire le mal, la fragilité de l’humanité face à la perversion et la difficulté à détruire les racines de ce mal.
Il y a plusieurs départs. Le prologue en est un. Ce qui s’y passe est la cause directe de ce que nous allons voir ensuite : la Quête de l’anneau. La rencontre entre Frodon et Gandalf, dans la séquence suivante, est un faux démarrage. Le départ de Frodon et de Sam lorsqu’ils quittent la Comté, bientôt rejoints par Merry et Pippin, représente le début de l’aventure des hobbits, et surtout de leur nouvelle vie. Mais c’est le conseil d’Elrond à Fondcombe, avec la naissance de la communauté de l’anneau, qui sonnera le vrai départ avec son réel enjeu : la destruction de l’anneau, source du pouvoir de Sauron. En multipliant ces faux démarrages, Peter Jackson suscite une attente chez le spectateur. Il lui a montré ce qu’il était en droit d'espérer dans le prologue. Le réalisateur y explique aussi sa ligne d’action : se démarquer du roman en transformant le verbe en images et donner son interprétation du récit.
La tonalité et le rythme de la voix de la narratrice placent l’histoire dans l’univers du conte jusqu’à l’apparition de l’image qui donne chair à la légende et l’installe dans une réalité passée possible, ou un imaginaire s’appuyant sur le réel. D’un point de vue formel, cette séquence présente les enjeux de la réalisation de Peter Jackson : l’esthétique y est, par les moyens techniques et financiers utilisés, purement high fantasy. Deux armées colossales se battent l’une contre l’autre, un roi représentant le bien se sacrifie en vain pour triompher du mal incarné par Sauron.
En vain ? Pas exactement. C’est par ce biais qu’est introduit la high fantasy. Cette entrée se fait par l’entremise d’un héros qui remplit une mission pour laquelle il n’est pas préparé contrairement au personnage principal de l’heroic fantasy qui est né pour assumer un devoir précis. C’est par réflexe de survie, et non par sa seule volonté qu’Isildur obtient la victoire sur Sauron. Il lui tranche les doigts de la main, le séparant ainsi de l’anneau unique. Isildur se révèle si peu préparé à porter le fardeau symbolisé par l’anneau qu’il en sera la victime.
La narratrice, dans son énoncé, donne une vie à cet anneau. Les images, elles, montrent ses pouvoirs au travers d’effets qui relèvent du fantastique et du surnaturel : cet anneau brûle au doigt de Sauron, sa taille s’adapte aux phalanges de ses divers porteurs et sa couleur diffère même des couleurs ambiantes. Il y a d’ailleurs plusieurs traitements de l’image. Le don des anneaux aux trois groupes, Elfes, Nains et Hommes, est visuellement traité comme un don merveilleux. L’image est filtrée, légèrement diaphane. Les personnages sont nimbés d’un halo de lumière mais il s’agit d’une lumière froide à l’image des 19 anneaux d’argent.
La scène représentant Sauron possèdant l’anneau unique sont de celui-ci : les couleurs chaudes de l’or, mais aussi d'un enfer. Sauron est montré dans les flammes, et la tonalité des couleurs qui l’entourent est ambrée. L’association de l’ambre et du mal s’effectue dans leurs points communs que sont l’éternité et le monde souterrain. Le feu, quant à lui, est le symbole de destruction mais aussi de la renaissance.
La scène de la bataille contre les armėes d'Isildur et des Elfes est montrée dans un camaïeu de gris. Seule, la couleur flambante de l’anneau se détache de l’ensemble. Cette couleur lui donne une vie au doigt de Sauron, au creux de la main d’Isildur, au fond des eaux qui l'emportent, dans la paume de Gollum et pour finir sur le sol de la caverne où le découvre Bilbo.
Ici, apparaissent les premières couleurs dont le rouge du gilet du hobbit. Cette couleur a un aspect funeste car elle évoque la violence et le sang.
Enfin, et toujours d’un point de vue formel, outre sa tonalité monochrome, cette séquence possède un pivot central qui est la bataille entre les forces du bien et celles du mal. C’est au cours de ce combat que l’équilibre change. La victoire qui devait être acquise à Sauron revient à l’alliance des Hommes et des Elfes. Cette bataille est emblématique de celles à venir. Elle montre d’abord une alliance inespérée (Hommes et Elfes) et les différents visages du mal (Sauron, les Orques, la tentation que représente l’anneau et ce qu’il peut faire des êtres qui le possèdent).
Elle montre aussi des forces colossales luttant l’une contre l’autre. Nous découvrons que Jackson ne lésine ni sur la puissance quantitative, ni sur la puissance qualitative de ces forces. Enfin, elle indique jusqu’à quel point le réalisateur est capable de chorégraphier une bataille, par le biais d’un logiciel. Les épées des Elfes s’abattant les unes après les autres sur les Orques, avec une synchronisation parfaite, lors du premier corps à corps, évoquent un effet domino, ou encore un ballet de Busby Berkeley.
Cette séquence contraste avec la suivante qui concerne la Comté. Elle est explicative alors que celle de la Comté se révélera descriptive, voire contemplative. Le prologue trouvera pourtant des échos dans la suite du récit, lorsque Bilbo accuse Gandalf de vouloir garder l’anneau pour lui. Gandalf se fâche, et autour de lui, les couleurs se ternissent et prennent un ton monochrome. Mais c’est dans la seconde partie, The Two Towers, que cet écho est le plus fort, notamment dans la Bataille du Gouffre de Helm.
[1] Dans sa véritable acception, c'est-à-dire non dans la représentation de la réalité la plus absolue, mais dans la possibilité technique d’obtenir une réalité qui est à la fois le résultat des supports et des matériaux utilisés et le résultat de la vision personnelle de l’auteur.
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