3. Le jeu des regards

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3. Le jeu des regards

Les regards ont une réelle importance. Ils remplacent des pans entiers de descriptions et de dialogues. Ils n’agissent pas seulement au niveau de la mise en scène mais aussi de celui de la thématique de l’œuvre.

De la présentation de la Comté jusqu’au Conseil d’Elrond, le rythme qu’impose le réalisateur est évocateur du calme avant la tempête, avec ses signes avant-coureurs et la fin du Conseil est annonciatrice de cette tempête. La décision de Frodon de porter l’anneau en Mordor résonne comme un coup de tonnerre au milieu du tumulte. Elle impose le silence. À partir du moment où la communauté est formée, les événements s’accélèrent. Il n’est plus temps pour le spectateur d’attendre de longues explications. Le réalisateur a trouvé un autre moyen de faire passer les émotions ressenties par les personnages sans les énoncer : le regard.

Dans l’action et dans la description, Jackson préfère montrer plutôt que de suggérer. Mais dans l’émotion, il préfère suggérer, au travers des regards, plutôt que de « dire ». Il évite ainsi toute forme de pléonasme. Le résultat donne lieu à une émotion croissante dans le film, et chez le spectateur selon ses identifications. Chacun peut donc percevoir ou non la signification d’un regard en fonction de son vécu. Jackson réserve ainsi une part active au spectateur et le force à s’impliquer dans le récit.

Les nombreux gros plans, dans les trois parties, annoncent leur valeur introspective. La thématique du regard est présentée dès le prologue : les Hauts Elfes comme les Seigneurs Nains ont lié leurs regards aux anneaux qui leur ont été donnés. La parole aidant, le spectateur ne peut, à son tour, détacher son regard de ces anneaux. Il y est déjà attaché comme les neuf Rois, Humains, dont les regards sont devenus spectraux. Rois, hommes et spectateurs appartiennent déjà à un monde dont l’Histoire est remise en question par Sauron, l’entité maléfique, et par son anneau unique. Le travelling avant sur le masque de Sauron conduit vers son regard vide et sombre. L’intérêt d’un regard est qu’il ouvre les fenêtres de l’âme mais, en ce qui concerne Sauron, ce regard n’ouvre sur rien car il n’est pas incarné.

Certains regards sont physiquement plus importants que d’autres. Il en va ainsi de celui de Frodon qui ne cesse d’évoluer et de s’agrandir (grâce aux effets spéciaux). Lorsque nous le découvrons, dans la Comté, un premier plan général le présente légèrement de dos, caché par un arbre et l’herbe dans laquelle il est assis. Seule caractéristique : il lit. Cela indique un personnage de nature curieuse, à la recherche d’évasion ou de connaissance. Le plan suivant est un gros plan de son visage. Il insiste sur le regard du Hobbit : un regard bleu lumineux. Frodon est présenté comme un rêveur, un être rayonnant d’innocence, et ce trait de caractère se retrouve tout au long de la première partie du récit. À partir de la deuxième, cette innocence tendra à se ternir sous l’influence grandissante de l’anneau.

Le regard du Hobbit contraste, dans cette séquence, avec celui de Gandalf qui le cache, dans un premier temps, sous son chapeau, avant de le découvrir. Ce geste, associé à un regard plus petit, plus malin et qui a vécu des siècles entiers, annonce un personnage mystérieux et surprenant. Cette attitude consistant à cacher le regard, aux yeux des autres, caractérisera, plus tard, Aragorn et Faramir pour des raisons différentes. Le premier cherche à passer inaperçu, comme le veut son statut de rôdeur, le second utilise cet artifice parce qu’il est, lui aussi, dans la clandestinité, mais son rôle ne consiste pas à rester passif comme Aragorn. Par ailleurs, il y a la discrétion inhérente aux deux personnages, l’un cache sa véritable identité (un roi), l’autre est rejeté pour ce qu’il est (un fils) par son père et il vit dans l’ombre de son frère, Boromir.

À partir du moment où Frodon possède l’anneau unique, son regard devient le garant de son innocence. Il est aussi un passage dans le monde des ténèbres, car c’est par lui que nous y pénétrons. Lorsque Frodon est blessé par l’épée d’un nazgûl, son regard devient opaque. Le corps du Hobbit se trouve alors dans sa réalité mais son âme est dans un autre monde ce qui peut expliquer la manière dont il perçoit subjectivement Arwen lorsqu’elle vient le sauver d’une mort certaine. Elle est vêtue différemment de la réalité et possède une aura proche du divin alors qu’elle est une Elfe dans la réalité. Frodon perçoit ce que nul autre être normal ne peut percevoir. C’est à travers son regard qu’apparaît l’influence de l’anneau. Grâce à lui, nous découvrons comment l’anneau prend possession des âmes. Le Conseil d’Elrond en est un bon exemple : au début, Frodon, fraîchement guéri, a retrouvé ce regard plein d’innocence. Lorsqu’il dépose l’anneau au centre de l’assemblée, la crainte de le perdre, ou de ce qu'il peut provoquer, se lit dans ses yeux. L’influence évidente de l’anneau apparaît ensuite dans les attitudes de chacun et sont traduites au travers des regards (haine, concupiscence, surprise…).

Cependant, ce jeu des regards caractérise aussi chacun des représentants des races en présence avant l’exposition de l’unique. Seul Elrond a déjà combattu l’anneau, trois mille ans plus tôt. Il connaît sa force. La neutralité dont il fait preuve est due à son expérience, et jusqu’à la présentation de l’Unique, il est l’un des quatre seuls personnages à connaître l’enjeu du Conseil. Gandalf et Aragorn ont le même regard de sagesse. L’un connaît la puissance de l’anneau, l’autre n’a aucune velléité de puissance (il se refuse encore à être roi). Frodon, lui, a le regard de l’innocence. Legolas l’Elfe, Gimli le Nain et Boromir l’Humain expriment de la défiance les uns envers les autres, soit de manière naturelle (Elfes et Nains s’opposent comme le Ciel et la Terre, et tous se défient des Hommes trop faibles et indignes de confiance), soit pour des enjeux stratégiques (Boromir souhaite l’anneau pour le Gondor). L’influence de l’anneau est évidente chez Frodon après que Gimli ait tenté de le détruire d’un coup de hache. Il entend la voix de l’anneau et en ressent la puissance. En ce sens, ce que dit Boromir pourrait s’appliquer à la salle du Conseil :

« En ces lieux, il y a un mal qui ne dort jamais. (…) L’air que l’on y respire n’est qu’une vapeur empoisonnée. (…) C’est une folie. »

La controverse naît ensuite entre les participants du Conseil. Par le regard de Frodon, nous voyons combien l’anneau attise les haines de ceux qui sont en sa présence.

À l’instant où il s’engage à détruire l’anneau, Frodon accepte les responsabilités qui vont avec mais, une fois de plus, l’innocence de son regard souligne qu’il en ignore l’étendue. C’est cette innocence qui conduira Aragorn, Legolas, Gimli et Boromir à lui prêter allégeance. Il ne comprendra la portée de son geste, et le poids de son fardeau, qu’à la disparition de Gandalf. Pour la première fois, son regard est terni, non par le mal mais par le résignation, le fatalisme. Tout sentiment en est absent alors que c’est le contraire qui est ressenti. Lorsque Frodon se prépare à repartir, seul, il se souvient des paroles échangées avec Gandalf :

« Je voudrais que l’anneau ne soit jamais venu à moi. Que rien de tout ceci ne se soit passé. »

Son regard se superpose à celui de Gandalf. Il se remémore ses paroles :

« Comme tous ceux qui vivent des heures si sombres… Mais ce n’est pas à eux de décider. Tout ce que vous avez à décider, c’est quoi faire du temps qui vous est imparti. »

Le plan suivant montre de nouveau le regard de Frodon : un regard légèrement levé vers le ciel, ce qui fait de lui une figure christique à laquelle une réponse sera donnée dans The Two Towers lorsque Frodon sera, sous l’influence de l’anneau, prêt à donner celui-ci, au prix de sa vie, à un Nazgûl.

Cette image du Christ, dans The Fellowship of the Ring, est renforcée lorsque Frodon sauve Sam de la noyade avant leur fuite. Sam représentera son seul point d’encrage face à l’influence de l’anneau.

De tous les personnages de la communauté, Sam est celui qui s’exprime le moins par les regards que par les gestes (intériorité du récit). Communiquer passe par ses actes et sa présence : une présence physique et psychologique. Alors que le regard des autres personnages est une fenêtre sur leur âme, Sam semble avoir refermé cette fenêtre dès l’instant où il a quitté la Comté. Mais ce n’est qu’un leurre, car il est le premier à être conscient de son rôle. Comme il le dit, il a fait la promesse de protéger Frodon. Dès lors, ses propres états d’âme ne comptent plus. Cela ne signifie pas qu’il n’en a pas mais, il les cache à Frodon.

Pourtant, par deux fois, dans The Two Towers, lorsque les deux hobbits arrivent en vue du Mordor, il manque de lâcher prise :

« Le Mordor, l’endroit précis de la Terre du Milieu que l’on ne veut pas voir de près, le seul que l’on cherche et c’est celui que l’on ne peut atteindre. Il faut se rendre à l’évidence, on est perdu. Gandalf ne devait pas s’attendre à ce que l’on passe par ici… »

Son regard, qu’il détourne de Frodon, le confirme.

La seconde fois, à la fin de cette partie, Sam vient de sauver Frodon et celui-ci lui avoue son découragement. Son regard, d’abord découragé, laisse ensuite entrevoir une autre issue. En fait, le regard de Sam n’est jamais absent. S’il est caché à Frodon, il est visible pour le spectateur (extériorité du récit) qui suit les sentiments de Sam à l’égard de Gollum, et la jalousie qui naît de la relation implicite entre l’ancien (Gollum) et le nouveau (Frodon) porteur de l’anneau. Indirectement, l’anneau a aussi une influence sur Sam.

Impossible d’évoquer les regards sans évoquer celui de Gollum dans lequel passent de nombreux sentiments. Gollum, ou Sméagol, possède un physique et une attitude repoussants, pourtant, par son regard, il développe ses deux personnalités : le doux Sméagol, guère plus qu’un enfant, et le retors Gollum, fou meurtrier. Leur incarnation attire tour à tour la méfiance, la crainte, la pitié ou la haine. Gollum est ce que peut devenir Frodon sous l’influence de l’anneau et, face à cette possibilité, le grand regard de Frodon prend toute sa valeur.

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