Chapitre 2 : Les guerriers du savoir

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Kahina pénétra dans la cour des hôtes après avoir dépassé les deux orangers qui en marquaient l'entrée. C'était l'endroit où les visiteurs patientaient en attendant que le maître de la maisonnée vienne les accueillir. Et c'est là, juste à côté de la fontaine placée au centre du patio qu'elle les aperçut, qui examinaient l'agencement des lieux : les guerriers du savoir !

Les deux hommes, vêtus de bleu nuit et de blanc, étaient chacun munis d'un long sabre recourbé, lequel était lâchement porté sur leur baudrier. Le plus jeune avait gardé arc et carquois sur le dos. Bras croisés, la posture qu'ils avaient adoptée semblait leur assurer la même stabilité que celle des colonnes qui les entouraient. Leur attention se porta immédiatement sur Kahina.

Ils avaient conservé leur chèche. De leur peau basanée, on ne pouvait distinguer que leurs mains ainsi que le haut de leur visage. Parvenir à déceler une quelconque émotion sous leur voile relèverait de l'exploit, mais leur attitude elle, ne laissait la place à aucun signe de détente.

Leurs trois montures, qui s'abreuvaient à la fontaine, ne relevèrent même pas la tête, indifférentes à la présence humaine évoluant autour d'eux. Les chevaux des hommes du désert étaient endurants et fiers, mais comme tout être vivant, ils ne rechignaient jamais à se jeter sur la première source d'eau qu'ils trouvaient après avoir accompli leur tâche.

Trois chevaux, où était le troisième homme ? 

À la vue des deux inconnus enturbannés, Anna ne put quant à elle réprimer un soupir ennuyé. Kahina avait beau admirer ces gardiens du savoir des anciens, ce n'était pas vraiment le cas de son aînée. Le royaume des Awsir était le désert et ces derniers ne se montraient en ville que lorsqu'un problème se profilait à l'horizon. Les deux sœurs le savaient. Seuls les chefs de tribus et quelques fils de familles nobles de leur clan venaient vivre à la Citadelle dans leur jeunesse. Leur mission était alors d'étudier ce qui leur serait utile d'enseigner à leur tour auprès comparses. Les filles avaient cette chance, uniquement si elles se trouvaient être les seules descendantes de leur père.

Kahina ne prit même pas la peine de se retourner vers sa sœur pour avoir son avis, salua les deux guerriers de la tête et se hâta de traverser la cour, sans attendre qu'ils lui rendent la politesse.

C'est avec fracas qu'elle fit irruption dans le bureau d'Alim qui se trouvait être le doyen du musée de la Citadelle d'Ifrin, la ville aux mille civilisations. Ce dernier et l'individu manquant relevèrent la tête en direction de la porte d'entrée. Ils étaient penchés sur une carte. Le guerrier, un homme au visage noble, pointait de son index un emplacement que Kahina ne put deviner. Alim prit alors la parole : 

— Et voici ton alliée pour cette expédition, Zahrédine. Je suppose que tu te souviens de Kahina. Elle saura quoi faire pour les rendre confus dans leurs fouilles. Elle parle non seulement leur langue, mais aussi la nôtre et l'ancienne.

Avait-elle bien entendu, l'homme qui se tenait devant elle était donc Zahrédine ? Elle fut prise d'une incontrôlable envie de rire. Car le souvenir qu'elle avait de lui d'il y a bien des années, alors qu'elle n'était qu'une petite fille, prêtait davantage à l'hilarité qu'au respect. L'homme esquissa un sourire tout en la considérant, il arborait la même tunique que les deux autres, à la différence que les étoffes blanches présentes sur son vêtement étaient brodées de fil doré, indiquant l'importance de son lignage. Il portait à son cou un pendentif au bout duquel était suspendu une pierre blanche translucide, de forme irrégulière. Tout en fixant Kahina de ses grands yeux en amandes aux prunelles sombres, il déclara :

— Puisque que le voyage vers Khizaan nous demandera deux jours de route, je t'informerai de ta mission en chemin. 

Kahina ouvrit la bouche comme pour répliquer, mais il détourna son regard d'elle pour s'adresser à Alim.

— Sa sœur nous accompagne-t-elle, mon ami ?

— Évidemment, son futur beau-frère fait partie de l'expédition et son futur mari la finance !

C'est en chœur que le guerrier et l'historienne levèrent les yeux au Ciel. Alim fit signe à Kahina de bien vouloir les laisser. Avant qu'elle ne s'exécute, Zahrédine lui annonça en langue commune sur un ton autoritaire qu'ils partiraient le lendemain dès l'aube, puis la pria d'en aviser sa sœur. Sans cet accent chantant qui caractérisait les locaux dès qu'ils parlaient la langue des étrangers, elle aurait presque pu penser à un ordre, ce qui était en réalité le cas. Elle opina d'un signe de tête, accompagné d'un demi-sourire malicieux, puis s'en alla. 

Elle trouva sa sœur dans l'arrière-cour, allongée sur des coussins disposés aux abords du bassin. Sa main effleurait l'eau avec un mouvement de va-et-vient gracieux. Une vraie princesse, songea Kahina avec dédain. Pas question de la ménager, elle décida de lui annoncer sans ambages la nouvelle.

— On part en mission demain dès l'aube ! On rejoindra ton futur beau-frère et les guerriers à Khizaan. Zahrédine mène les hommes que nous avons vus dans la cour des hôtes. Il semble avoir muri, ça change du temps où il s'évanouissait à moitié rien qu'en te regardant. Il est beau ! T'as raté quelque chose, si tu veux mon avis !

Anna interrompit net le mouvement de son poignet. Non, pas ça ! Elle détestait le désert. Le trouvait dangereux et ne prenait aucun plaisir à être en compagnie de ces hommes de peu qu'étaient les Awsir. Quant à Zahrédine, il y a des années, tous deux avaient eu une certaine attirance l'un pour l'autre pendant que se parachevait la formation de ce dernier à la Citadelle. Mais l'orgueil de la jeune fille qu'elle était alors ne lui avait pas permis d'outrepasser la condition d'homme du désert qui le définissait. Plus tard, même lorsqu'elle apprit qu'il était destiné à diriger son clan, elle n'en fit guère grand cas.

Guerriers, ils l'étaient assurément. Mais en dehors de cette activité, elle considérait que leur plus grande richesse était l'eau qu'ils arrivaient à trouver ainsi que leur bétail, quand ils parvenaient à le garder. La pauvreté d'esprit de sa sœur exaspérait Kahina, elle qui admirait ces gens avec qui elle avait l'intime conviction de partager une part d'elle-même. 

C'est ainsi qu'avec le cœur lourd, sa sœur se leva, semblant dénuée de la grâce habituelle qui la caractérisait. Ses mouvements étaient lents, comme ceux d'une âme en peine, fatiguée des affres que la vie lui imposait. Elle ne prit même pas la peine de regarder sa sœur et s'en alla vers ses quartiers. Sa servante la suivit en pressant le pas, la pauvre allait devoir écouter sa maîtresse soupirer de désespoir toute la soirée sinon toute la nuit, avant de connaître la paix dans leur départ.

Déçue de l'effet qu'elle avait provoqué, Kahina leva les yeux au ciel. Elle aurait tout de même voulu discuter avec Anna de la présence des gardiens en ville. C'était un fait assez rare et préoccupant pour ne pas le passer sous silence. Elle était persuadée que le futur mari de sa sœur attirerait des ennuis à la Citadelle. Zahrédine aurait au moins pu se fendre d'un début d'explication avant qu'ils n'entament le voyage. Un fait certain était qu'il n'avait jamais été un grand bavard, à l'instar des membres de son clan.

Ça m'apprendra à lancer les hostilités en début de conversation, se réprimanda-t-elle. Elle fit demi-tour et sut alors de quoi sa soirée serait faite.

— Layi ! Oh... laissa échapper Kahina, surprise.

La vieille domestique se tenait debout devant elle, l'air sévère. Sœur du doyen, elle avait voué sa vie à le servir. Kahina n'avait jamais compris le pourquoi du comment, mais n'avait jamais vraiment cherché à le savoir. 

— Il est temps pour toi aussi de regagner tes quartiers afin de te préparer et te reposer. Ta sœur n'est pas totalement dénuée de sagesse pour ce qui est de ces choses-là.

— Ma sœur est partie soupirer son âme dans ses draps, Layi... La pauvre Sout fera tout le travail.

Le petit bout de femme tout rabougri, mais incroyablement robuste se mis à ricaner.

— Aaaah, comme moi je vais le faire pour toi ! La différence est que c'est moi qui vais te faire la conversation. Et toi, tu m'écouteras, attentivement. Oh il est fort probable que notre soirée s'en trouvera plus instructive que la leur, assurément.

Oh oui, je vais juste me contenter de me coucher et t'écouter radoter, Layi... Il t'arrivera peut-être même d'expliquer pour la énième fois comment je dois me comporter, en tant que jeune demoiselle. Toi qui n'as jamais pris d'époux ni engendré d'enfant, tout comme ton frère.

Kahina inspira profondément et la suivit comme si elle avait oublié le chemin de ses propres appartements. Le reste de la journée servit à se remémorer comment il convenait de vivre dans le désert. Il lui fut répété qu'elle ne devait pas être un poids pour ceux qu'elle accompagnerait le lendemain, mais un support intellectuel non négligeable.

Plus tard dans la soirée, sous la lumière tamisée qu'offraient les flammes emprisonnées dans les deux lampes de la pièce et à présent couchée, elle scrutait le visage de Layi. La peau brûlée par le soleil et les traits grossiers, elle n'avait pas dû être en mesure de faire tourner les têtes en son jeune temps. À court de mots, s'était mise à fredonner une mélodie tout en finalisant la préparation du sac la jeune femme.

— Dis La', est-ce qu'Alim va me trouver un époux à moi aussi ?

— Oh mon enfant, soupira Layi d'un air grave, jetant un coup d'œil inquiet vers Kahina. Tu es à des âges d'être bonne à marier ! Éclata de rire la vieille. Que ferais-tu avec un époux ? Et que ferait-il avec toi surtout !

Kahina rit de bon cœur, cette femme était incroyable. Elle avait toujours su faire rire la cadette de la fratrie, parfois même toute une soirée durant. Mais cette fois, il en irait autrement :

— La vérité est que ta sœur nous sera bien plus utile mariée, poursuivit Layi d'un air sérieux. Elle est une charge. Toi, en revanche, tu nous restes plus utile la tête plongée dans les livres et les cartes. 

La mine de Kahina se renfrogna. Tout n'était réduit qu'à une question d'utilité ? Les flammes contenues dans les lampes faisaient désormais s'agiter des ombres folles sur les murs.

— C'est tout ? Questionna Kahina, avec insistance et détermination dans la voix.

— C'est tout... répondit simplement Layi, avant d'ajouter en se levant : Les lumières vont s'éteindre, et quand elles s'éteindront...

— Layi... La coupa Kahina. Ce n'est pas tout, murmura-t-elle.

La femme âgée  ferma ses yeux quelques instant, puis vint s'asseoir au côté de Kahina et posa délicatement sa main sur le poignet de celle-ci

— Ce que je vais te dire, tu l'as déjà plus ou moins compris par toi-même. Mais puisque tu sembles avoir besoin de l'entendre de ma bouche, alors je vais te l'affirmer : lorsque ton père est venu vous confier à Alim, ce dernier ne vous a recueilli qu'en raison du souvenir qu'il avait de votre père, qui fut notre frère de lait. Moi, je vous aime comme mes filles, mais Alim a des devoirs. Sa décision de vous prendre sous son aile et sa promesse à votre père de faire de vous des femmes instruites fut largement critiquée par le Conseil de la Citadelle. Votre utilité est primordiale, car vous n'étiez pas destinées à les rejoindre et devenir des intellectuelles. Il est trop tard pour ta sœur, elle a choisi sa destinée. Mais il y a de l'espoir te concernant. Dors maintenant, la mission que tu vas entamer demain relève d'une importance capitale. Les guerriers seront ton bras armé tandis que tu confondras les étrangers dans leurs recherches grâce à ton savoir. 

Layi se leva et disparut dans l'embrasure de la porte qu'elle referma derrière elle. Ses paroles eurent pour effet de faire ruminer Kahina pendant un bon moment, engloutie dans l'obscurité de sa chambre.

Ma destinée est donc laissée à l'appréciation d'une assemblée de vieux croulants aux mœurs d'un autre âge... Et puis, quelle destinée ! Finir mariée ou intellectuelle, courbant l'échine sous l'autorité d'un mari ou de celle du Conseil de la Citadelle. Tu parles d'un destin !

Et le sommeil l'emporta.

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