De générations en générations

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Il est maintenant 15:00. Je suis de retour au bercail après avoir remonté la rue principale, en roulant au milieu bien entendu. J’ouvre la portière menant à la cour arrière, provoquant un grincement difficile à ignorer. Heureusement, la voiture du beau-père ne se trouvait pas dans le parking lorsque je suis arrivé. Où se trouve-t-il? Peu importe, ce n’est pas lui que je cherche, il ne partage pas mon sang. Je trempe ma main dans l’eau de la piscine froide et rafraîchissante et ressent le faible courant qui la fait tourner en boucle infinie, ne s’arrêtant que pour passer dans le filtreur et en ressortir comme nouvelle. Ça ressemble un peu à une famille de molécules d’eau donnant naissance à d’autres molécules légèrement différentes, mais partageant les mêmes origines : une eau qui se transmet de générations en générations.

Je rentre par la porte arrière en utilisant ma clé dans mon sac. Un autre fort grincement se fait entendre : on dirait que la maison ne m’aime pas. Son vieux bois me juge comme ma mère me jugerait si elle était là. Je m’ennuie beaucoup d’elle, de ses paroles remplies de bonté et de sagesse, de sa voix si innocente, de sa peau si douce, de la façon qu’elle m’embrassait dans ses bras. Ces deux dernières années m’ont complètement changé : j’ai teint mes cheveux blancs en noir, commencé la planche à roulettes et tombé dans un état semi-conscient, perdu dans ma tête à essayer de me rappeler l’allure de maman et tous les souvenirs qui s’y rattachent. J’ai travaillé fort pour sortir de ma tête, mais voilà que je m’y retrouve, un pas à l’intérieur et un à l’extérieur, debout sous le cadre de la porte à pleurer sa perte. L’eau saline de mes yeux glisse sur les plaies ouvertes de mon visage et me donne une sensation de brûlure qui me sort de ma bulle.

Je monte dans ma chambre, enfile une nouvelle paire de pantalons, me lave le visage et reste figé devant le miroir. Qui suis-je devenu? Je ne ressemble plus à personne : ni ma mère, ni ses parents et encore moins ses grands-parents. Je suis le mouton noir de mon arbre généalogique, en tout cas du côté maternel. C’est encore plus le cas depuis que j’ai les cheveux noirs. Ils frisent, en plus. Pourtant, maman avait les cheveux les plus plats qui soient. Voilà un indice qui me permettra de trouver papa : chercher tout ce qui cloche chez moi. Mes yeux verts, ma grandeur, je vais m’en servir à mon avantage.

Je pris donc un autre pas vers l’extérieur, avec en tête un but précis cette fois. Les sens, je les ai mis de côté. La nature, elle, attendra son tour, comme elle le fait depuis toujours. Pour le moment, la famille est ce qui compte à mes yeux. Mon esprit n’a jamais été aussi concentré vers une idée depuis le décès de maman. Je pars sur mes quatres roues vers la bibliothèque, véritable source d’archives vieilles comme le monde, où je pourrai chercher les traces de mon nom de famille sur le chemin du passé.

Les grandes marches de la bibliothèque du village me font face. Je laisse ma planche sur le rebord de la grande porte et pénètre à l’intérieur de ce sanctuaire de connaissances. Direction : archives. N’ayant que cela en tête, je n’ai pas le temps de me perdre dans un dédale psychique qui menacerait de me geler sur place à la porte d’entrée. L’ordinateur me regarde avec ses gros yeux électroniques. « Comment puis-je vous servir aujourd’hui? », lis-je sur la page web principale. Trève de blabla inutile, j’ignore la volonté de discussion de cet engin et clique directement sur la barre de recherche. Nom de famille de J à K : allée quatre. Mes doigts glissent frénétiquement sur la couverture de dizaines de dossiers avant d’arriver à celui qui m’intéresse. Je le prends, le feuillette, passe proche d’arracher une ou deux pages et tombe sur le nom d’Éric. Mon père s’appelle Éric, et c’est la seule fois que ce nom se retrouve dans l’archive. « Décédé en 20XX, il y a deux ans, il laisse dans le deuil sa femme Manon Laflamme et ses deux fils Jérôme et Charles. » Silence total dans mon esprit. Je ne sais plus quoi penser. Mon père est mort. Je ne l’ai jamais connu. Mon père est mort et je ne l’ai jamais connu.

Je sors de la bibliothèque et m’assois sur la plus haute des marches. Je suis orphelin. Je n’ai personne. Mes yeux déjà rouges le deviennent encore plus et ma vision devient embrumée. Des gémissements sortent de ma gorge malgré moi, je suis humain après tout. Au loin, j’observe du coin de l'œil des amis qui jouent au basketball. Je n’ai pas personne : j’ai des amis. L’orage du ciel semble avoir passé, mais la seule manière de terminer celle que j’ai dans ma tête est de les retrouver. La fête que mon ami avait prévue pourra avoir lieu, puisque le soleil est revenu parmi nous. Je prends ma planche à roulettes et marche jusqu’à ma destination, trop exténué pour rouler.

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