Tissés serrés
Sur la route, je repense à tous les moments que j’ai vécus avec ces amis que j’ai depuis ma tendre et innocente enfance. Les piétons qui me regardent et m’observent avec un air apeuré et confus, vu l’état de mon visage, de ma tenue de couleurs désaccordées, de mes yeux et des gouttes de pluie qui semblent y tomber, sont la moindre de mes préoccupations. Mon primaire était plutôt tranquille. Comme tout autre jeune de mon âge, je ne faisais que jouer au ballon, pleurer lorsqu’on ne jouait pas au ballon et crier quand maman ne voulait pas m’acheter de ballon. Parfois, je m’ennuie nostalgiquement de ces moments en solitaire où, après m’être disputé avec les grands méchants garçon qui essayaient toujours de me voler mon argent de poche, je pleurais sur le bord de l’école, un endroit caché de tous qu’un concierge m’avait montré. C’est là que j’ai rencontré Victor, le meilleur de mes amis, s’il existe vraiment une manière de calculer le niveau d’amitié entre deux personnes. Qui décide de cette échelle, de ces calculs? Un dieu quelconque, qui ne fait rien de ses journées à part déterminer quelle et quelle personne sont destinées à être de «meilleurs amis»?
Je suis à mi-chemin. J’aurais peut-être dû prendre ma planche à roulettes, après tout: je serais déjà arrivé. Malgré mes jambes en compote et mon esprit en déroute, je pose mon pied et me donne un élan. Les routes ne sont pas les plus belles du monde, surtout en ce temps-ci de l’année, après un hiver rempli de neige se défoulant sur l’asphalte. Ma roue droite avant arrête d’un coup sec, ramassant malgré son gré une fissure grosse comme un deux dollars. Pendant un bref moment, je me sens voler, loin de la terre ferme, loin des bruits, des odeurs, du gazon, de la nature, survolant le passé, présent et futur, par-delà les fantômes de mes parents, délivré de ma souffrance interne. Malheureusement, toutes ces souffrances me reviennent en une fraction de seconde, en sens inverse, comme une enclume tombant à une vitesse vertigineuse fracassant tous les osselets de ma colonne, écrasant chaque cartilage, muscle et tendon, me faisant retomber vers le sol, épaules en avant, poignets vers le bas, prêt à absorber le choc de ma défaite humaine. Une fois au sol, je ne sens plus rien. Mon corps ne fonctionne plus, mais ma tête tourne autant qu’un hamster prit dans une cage, incapable d’en sortir et d’en apprendre plus sur le monde.
Si seulement Victor était ici. Le Victor qui a chassé les grands méchants garçons. Le Victor qui m’a réconforté lorsque maman est passé dans l’autre monde, par-delà la souffrance. Le Victor qui m’a convaincu de ne pas la suivre, me retenant par la main et me donnant une raison de continuer avec son existence et son amitié. En ce moment, je ne veux plus me relever : la rue chaude et encore humide me fait du bien.
- Relève-toi, tu vas salir ton bel habit chic pour tantôt.
Victor ? C’est bien toi ? Pourtant, sa maison est encore à deux kilomètres d’ici. Mon imagination me joue encore des tours, à ce que je vois.
- Aller, gros paresseux ! Relève-toi, sinon tu risques de fondre dans l’asphalte à ce rythme-là !
Ma tête est lourde. Je lève les yeux et vois mon meilleur ami debout, devant moi, les yeux étincelants de joie de vivre et de bonté. Il tend sa main droite vers moi, insistant pour me remettre sur pieds. Victor, je ne peux pas me lever, malheureusement. Tu vois, il y a une enclume sur mon dos qui m’en empêche. Même toute l’amitié du monde ne réussirait pas à soulever une enclume de cette taille là.
Je le vois s’accroupir, sourire dans le visage, grand d’une oreille à une autre, ignorant complètement ce que j’essaie de lui communiquer. Comment pourrait-il entendre, de toute façon? Si nous pouvions communiquer avec de simples hochements de tête, capable de lire dans les pensées et transmettre nos messages via une sorte de télépathie, le langage deviendrait-il une chose obsolète, une simple méthode de mettre sur papier des idées? Ce qui est certain, c’est que Victor comprendrait ce que j’essaie de lui dire.
La main toujours tendue vers l’avant, il commence à comprendre que je n’arrive pas à bouger, perdu dans les néants de mon esprit, comme je l’étais peu après le décès de maman. Il décide d’empoigner ma main dans la sienne, me sauvant des sables mouvants où mon corps et mon âme s'enfoncent de plus en plus profondément. Sa main et la mienne ne formaient qu’une, tel un morceau de tissu cousu par plusieurs fils de coton. Il me tire vers lui, me donnant un soudain regain d’énergie, soulevant cette enclume que je croyais impossible à enlever et m’embrasse dans ses bras, effaçant les larmes de mon visage.
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