Chapitre 3 : Une simple mécanique

7 minutes de lecture

 Tout au bout de la rue, au point le plus au nord de la ville se trouvait le poumon même de la cité, la grande mine de charbon. De toutes les rumeurs et légendes circulant sur Crowmeere, une seule était vraie. La ville surveillée s'était construite sur un gigantesque réseau de charbon et en faisait son seul et unique commerce. Devenue l'une des villes les plus riches de ce côté du continent grâce à cela Crowmeere avait fermé ses portes aux visiteurs, ne laissant entrer que ceux avec qui les habitants pourraient dépenser cet argent devenu inutile. La plupart des habitants de la ville travaillaient dans cette fameuse mine. Un travail des plus dangereux, mais convenablement payé ici. Quant aux autres, ceux dont le risque élevé de mort de cette tâche effrayait, avoir un travail était tout de suite plus compliqué. Mais visiblement, le garder était encore un obstacle de plus.

 Otto pénétra dans le magasin et fut accueilli par un nuage de poussière. La boutique semblait abandonnée, les larges étagères remplies de mécaniques en tout genre plaisaient visiblement plus aux araignées qu'à d'éventuels clients. Les rayons du jour qui peinaient à entrer par les deux minuscules fenêtres projetaient une atmosphère cuivrée aux teintes chaudes dans chaque recoin. C'était une toute petite boutique, plus profonde que large et assez basse de plafonds. Otto et sa grande stature devaient se baisser pour ne pas cogner les lustres. Il se pencha sur une des étagères. Sous la couche de poussière, il distingua un bras mécanique et quelques boîtes à musique. L'esthétique était simple, même si les boîtes possédaient quelques gravures et ornements assez raffinés :

 - Jacob, ce n'est pas la peine d'insister, je ne peux plus rien pour toi !

 La voix fatiguée d'un homme s'éleva de sous le petit bureau au fond. Un petit vieillard se redressa avec difficulté avant de se tourner vers Otto :

 - Oh ! Pardonnez-moi, Monsieur, je vous ai pris pour mon employé. Puis-je faire quelque chose pour vous ?

 À ces mots, le regard grisonnant de l'homme s'illumina. Son visage était creusé de rides et le dessus de son crâne arborait quelques touffes de cheveux blancs, rêches et hirsutes. Ses deux mains calleuses se pressaient doucement l'une à l'autre dans l'attente d'une réaction de la part de ce client providentiel :

 - J'ai vu votre employé dehors. Je suppose que son travail n'était pas de faire la poussière, vu l'état de votre échoppe.

 - Oh, je vois, je vois. Vous êtes là par curiosité. Ça arrive... il laissa retomber ses épaules et la lueur dans ses yeux s'évanouit. Je n'ai pas de temps à consacrer au radotage que vous voulez sûrement répandre en ville. Pensez ce que vous voulez. Moi j'ai à faire.

 Son ton changea du tout au tout, passant du mielleux au ronchonnant. Il enjamba une caisse et s'enfuit par la petite ouverture du fond. Otto l'entendit jurer à quelques reprises avant de le voir réapparaître et poser un lourd manuscrit sur le bureau, soulevant de petits nuages poussiéreux. Otto se pencha de nouveau sur l'étagère et attrapa le bras. Les articulations en cuivre crissaient légèrement, mais la mécanique semblait impeccable. Le bois des membres était lustré et assez brillant, à partir du moment où l'on retirait la poussière. L'automate l'inspecta sous toutes ses coutures, mais ne vit aucune gravure portant la mention de son fabricant :

 - C'est vous qui concevez toutes vos pièces ?

 - Oui. Et je vous prierai de reposer ça si vous ne comptez pas l'acheter.

 - Eh bien, si vous êtes comme ça avec tous vos clients, il n'y a rien d'étonnant à ce que vous n'aillez pas grand succès.

Le petit vieux leva sur Otto un visage renfrogné :

 - Mêlez-vous de c'qui vous r'garde ! Vous êtes qui ?! J'vous ai jamais vu en ville. Et croyez-moi je connais tout le monde ici !

 - Je n'en doute pas. À rester dans une ville fermée au monde. Je suis de passage ici.

 - De passage ? Vous êtes un marchand ? Vous n'en avez pas l'air.

 - Ce n'est pas tout à fait exact. Dites-moi, ce n'est pas vous qui produisez les automates de cette ville, je me trompe ?

 - Bien sûr que non, grommela-t-il, ce sont les Automates Wallace qui fournissent la ville.

 - Et à quoi sert votre boutique dans ce cas ?

Le gérant tapa du plat de la main sur son manuscrit :

 - Je ne vous permets pas de me parler sur ce ton ! Qu'est-ce que vous voulez ?! Si c'est pour me casser les noix comme ça, je vous somme de partir !

 Otto reposa le bras mécanique en place et s'avança vers le petit bonhomme hargneux qui trépignait sur place. Il se pencha sur le bureau et posa ses deux mains dessus. Sa large silhouette ainsi courbée vers le petit vieux donnait l'impression d'un ours analysant son futur dîner. Le gérant recula d'un pas, il avait presque la sensation d'entendre cet homme imposant grogner. Soudain, le visage angoissé du vieillard se mua en surprise :

 - Attendez...

Il se jeta presque sur le bureau et colla son oreille contre la poitrine d'Otto :

 - Y a de la mécanique là-dessous ! Complexe...j’entends deux souffleries...une turbine et...on dirait aussi une sorte de bouillonnement.

Il se recula lentement et fixa Otto dans les yeux, du moins ce qu'il pensait être ses yeux :

 - Un masque respiratoire, des caches oculaires...Qu'est-ce que vous êtes ?

Otto retira ses gants, laissant apparaître les boiseries et mécaniques qui lui servaient de mains :

 - Un Automate ? Mais...comment vous...

 Le vieillard manqua de s'étouffer lorsqu'Otto déposa son haut-de-forme sur le bureau. À l'arrière de sa tête, renforcé de plaques de métal, était encastrée une sorte de bulle en verre, reformant parfaitement la forme particulière de l'arrière d'un crâne. Elle était remplie d'un liquide bleu dans lequel flottait un cerveau humain. Un système de câblage et petit tuyau était fixé à la base du cerveau et sortait de la bulle, hermétiquement sécurisé, pour se disperser un peu partout sur les différentes mécaniques que composait le corps d'Otto. Celui-ci déboutonna son manteau et le posa près de son chapeau avant de tourner le dos au vieillard. L'intégralité du système qui composait l'automate était méticuleusement enfermée dans un coffrage en bois, renforcé de métal, moulé et taillé à l'image d'un buste. Le dos d'Otto où l'on pouvait voir la fine sculpture du bois formant les courbes gracieuses des omoplates et de la colonne était orné d'une plaque de métal triangulaire, formant les trapèzes. Elle était décorée de gravures en arabesque qui donnait à l'ensemble un air d’œuvre d'art :

 - Vous voulez bien lever la plaque, s'il vous plaît ?

 Le vieux gérant n'en croyait pas ses yeux. Il resta muet pendant plusieurs minutes avant de poser ses mains tremblantes sur la merveille mécanique devant lui. La plaque résista légèrement avant de s’ouvrir doucement. À l'intérieur, une série de rouages et pistons dansaient en cadence sans fatiguer. Le vieil homme vit alors l'un des petits rouages qui peinaient à suivre le rythme :

 - Je crois qu'un de mes systèmes s'est usé, je suis tombé il y a quelques semaines et depuis je sens une résistance dans le mouvement de mon bras droit.

 - Oh, euh, oui oui je vois. C'est l'un des rouages qui est déformé, il ne tourne pas bien. Je dois en avoir de cette taille dans mon atelier, ne bougez pas !

 Le petit bonhomme s'enfuit en trombe dans l'ouverture du fond et s'agita dans son atelier, renversant bout de métal et bois sur le sol. Il revint avec plusieurs rouages de tailles similaires et se pencha sur le dos d'Otto :

 - Vous dites que c'est le bras droit ? Bien, alors, s'il vous plaît, tenez-le avec votre autre bras, on ne sait jamais.

 Changer un rouage n'était pas une opération longue et le vieil homme trouva rapidement le bon outillage. En général, Otto parvenait à se réparer tout seul, car la grande majorité de ses soucis mécaniques se situait dans les compartiments à l'avant de son buste. Mais bien sûr, lorsque le problème venait de la racine de sa mécanique, l'opération seule était impossible. Il n'avait donc pas le choix :

 - Comprenez bien, monsieur le Gérant, que je vous paierai pour cette réparation. Mais je vous prierai de garder ça pour vous.

 - Vous pouvez me faire confiance je suis...

 - Justement non !

 Otto referma la plaque aussitôt que le vieillard eut fini, et lui fit face de nouveau. À présent, ses mains semblaient pousser sur le bois du bureau avec plus de force :

 - Vous êtes sûrement le plus à même ici à comprendre ma nature. Et je ne prendrais pas le risque de me faire jeter dehors avant d'avoir fini mes recherches. Fort heureusement, vous allez pouvoir m'y aider ! Je vous propose un marché. Vous voyez ce que vous avez dans les mains ?

 Le gérant n'osait pas quitter Otto des yeux, trop effrayé par sa voix rauque et grinçante qui venait de prendre de l'ampleur. Il leva sa main droite, paume ouverte et tremblotante, et présenta le rouage tordu qu'il venait de changer :

 - Oui, ceci. Voyez-vous, ma mécanique est assez spéciale. Je vous laisserai en juger par vous-même. Je vous offre donc ce petit bout de métal qui, et j'en suis convaincu, si vous découvrez sa provenance devrait vous aider à faire décoller votre pourcentage de clients. En échange, vous gardez ce qu'il s'est passé ici pour vous...et puisque vous êtes un homme des plus généreux, n'est-ce pas, vous m'accordez quelques renseignements.

 Si Otto avait possédé une bouche et non un simple système vocal, il aurait sûrement présenté à ce petit bonhomme un large sourire carnassier. Le vieillard ne doutait visiblement pas de son sérieux et acquiesça vigoureusement.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire LiifHana ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0