Chapitre 5 : En route

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 Un chaud rayon de soleil se glissa entre les rideaux et vint chatouiller le visage d'Otto. Ce dernier était réveillé depuis plusieurs heures. Son cerveau n'ayant pas de muscles à alimenter, il avait besoin de moins de temps de repos que lorsqu'il était encore un homme. Alors que le jour éclairait peu à peu la pièce d'une ambiance bleutée, Otto leva son poignet pour observer la montre. Plus que trois heures.

 Les deux jours qu'il venait de passer avaient été plus courts qu'il ne l'aurait cru. La compagnie de Cox et Nicolae était des plus agréables et la possibilité d'aller faire ses emplettes durant l'après-midi lui fut également très utile. Il était retourné voir le grincheux et sa boutique poussiéreuse pour lui acheter quelques outils de réparation, et s'assurer de son silence. Il avait également trouvé, sur le marché, une belle valise en cuir où il pourrait les ranger, les nouveaux comme les anciens, qu'il gardait jusque-là dans les larges poches de son manteau. Le tandem Cox ne tarda pas à remplacer les ronflements par des bâillements. Nicolae, habituellement débordant d'énergie en pleine journée, trainait du pied comme chaque matin. Ils ne mirent pas plus d'une heure pour se préparer et le peu de marchandises qui leur restait avait été installé la veille dans la charrette de Cox. Les deux heures restantes, Cox et son fils les passèrent au bar à jouer aux cartes. Quant à Otto, fidèle à lui-même, s'était installé seul dans la charrette en attendant le départ.

 Il était en train de mettre de l'ordre dans les informations qu'il avait regroupé jusque-là quand sa montre émit un petit bruit de claquement. La petite diode verte venait enfin de s'allumer en orange. À peine Otto eut-il le temps de le remarquer que Cox sortit de l'auberge, tout sourire :

 - Allez en route, mauvaise troupe ! Il est temps de décamper d'ici avant de se faire jeter.

 - Même s'il reste encore une heure avant ça, je suis pas mécontent de partir au plus vite, soupira l'automate en calant son dos contre une caisse vide.

 Nicolae vint se blottir contre lui en posant sa tête près de son torse pour écouter les cliquetis et souffles de ses mécaniques. La carriole s'ébranla avant d'avancer doucement vers les grandes portes closes de la ville. Ils n'étaient pas les seuls à partir à cette heure, si bien qu'une petite rangée de charrettes attendait le long de la grande rue. Les Guetteurs les fouillèrent une à une tout en retirant les montres à chaque marchand. Lorsque ce fut le tour de Cox, Otto intima au garçon de se décoller de lui avant de s'immobiliser. Le garde se pencha sur l'automate et lui saisit fermement le bras :

 - Dites-moi, marchand. De quelle fabrique provient cet automate ?

 - Oh vous savez, c'est celui de mon cousin, comme il s'en servait pas il me l'a donné. Mais je sais pas d'où il vient.

 - Vous n'avez pas cherché la marque du fabricant ? Il y en a systématiquement une.

 - Je m'embête pas avec ces choses-là, vous savez. Du moment qu'il fonctionne.

 - Bien, dans ce cas faites-le fonctionner. J'aimerais voir comment il marche.

La suspicion du Guetteur fit grimacer Cox :

 - J'ai pas que ça à faire moi ! J'aimerais pouvoir rentrer chez moi, c'est qu'on a d'la route à faire avec mon gamin ! Vous lui voulez quoi à mon automate ?!

 - Il semblerait que votre "automate" s'est baladé seul dans les rues. Vous conviendrez que c'est assez étrange.

 - Dites pas de sottise, il accompagnait mon fils.

 - Ce n'est pourtant pas ce qu'on a vu avec les corbeaux de surveillance.

 Cox sauta hors de la charrette et se planta devant le Guetteur. Ses sourcils broussailleux fronçaient son regard :

 - Vous me traitez de menteur ?! Vous sous-entendez peut-être que c'est pas un automate ? Vous voulez le faire marcher ? Très bien !

 Le marchand frappa ses talons sur le sol et fit le tour de la charrette pour saisir la cheville d'Otto. Il le tira de toutes ses forces pour l'en sortir, faisant racler son dos contre le bois de la carriole à la manière d'une poupée. Nicolae se jeta sur l'automate pour lui maintenir la tête et remettre son haut-de-forme en place avant qu'il ne tombe :

 - Papa !! Abîme pas le Tomate...

 Cox ignora son fils et mit Otto debout. Il souleva ensuite un des pans de son manteau pour dévoiler son corps boisé orné de métal :

 - V'là ! Ça vous va ? grommela-t-il, presque en hurlant.

 Ebenezer Cox, ce bon gros bonhomme pourtant si souriant et chaleureux, arborait à présent un visage furibond. Le Guetteur rentra les épaules sous le ton cassant du marchand. Il se pencha légèrement sur l'automate pour l'examiner, mais se ravisa très vite :

 - C'est bon ça ira. Inutile de vous énerver comme ça, monsieur.

 Il attrapa doucement le poignet d'Otto et sortit une petite tige de métal qu'il glissa dans la fente au niveau de la fermeture de bracelet. Il trifouilla quelques secondes avant que les deux morveux de la montre s'ouvrent :

 - Vous pouvez avancer, ça ira.

 Le garde se rua presque sur la charrette suivante pour échapper aux yeux noirs de Cox. Ce dernier le fixa quelques instants des yeux avant de se tourner vers Otto, le visage arborant un immense sourire :

 - Et voilà le travail !

 - Vous êtes un sacré bon acteur, vous ainsi que votre fils, il ne vous a pas du tout trahi, au contraire, murmura Otto

 - Que veux-tu, mon gars, ici c'est soit ça, soit tu t'écrases devant eux. Et je suis pas du genre à me faire marcher sur les pieds !

 Cox masqua un petit rire discret derrière sa moustache et monta dans la carriole pour y réinstaller Otto.

 Il fallut presque une demi-heure au Guetteur pour inspecter toute la longue caravane marchande. Et ce ne fut que lorsqu'il eut vérifié la dernière que l'on ordonna l'ouverture de la grande porte. Sur le côté se trouvait un autre garde, enfermé dans une sorte de cabine monoplace, entourée de plusieurs leviers. Il les activa et désactiva tous dans un ordre bien précis et la mécanique géante se mit à trembler. Vu de l'intérieur, la porte n'avait plus rien d'impressionnant, deux grands battants dont la taille démesurée faisait écho au système absurde de la ville. Les charrettes et carrioles s'ébranlèrent pour sortir hors de la Cité surveillée, loin de ses yeux mécaniques et de ses règles strictes. Otto observa les remparts et les deux Automates géants s'éloigner lentement de lui. Alors que les portes se refermaient déjà une petite silhouette noire aux mouvements mécaniques se posa sur l'une des épaules d'un colosse. Le Corbeau de Crowmeere resta immobile, le regard tourné vers la route devant lui, et Otto avait la désagréable sensation que ces yeux mécaniques le fixaient lui.

 Scuttlebury, d'après les dires de Cox, se trouvait au Sud-Ouest de Crowmeere et par chance, le marchand et son fils prenaient une direction similaire :

 - Qu'est-ce tu vas y faire là-bas ? J'sais déjà pas ce que t'es venu foutre les pieds dans le Cité surveillée.

 - Je cherche des réponses.

 - Ha. Comme tout le monde, je suppose. Quel genre de questions ?

 Otto resta silencieux. Il fourra sa main dans une des poches intérieures de son manteau et en sortit sa montre à gousset. Il l'ouvrit et l'observa quelques instants avant de la refermer d'un coup sec :

 - Ce serait trop long à expliquer. Disons pour faire court que les réponses que j'ai obtenues à Crowmeere ne sont pas assez précises, j'ai besoin de me rendre sur place pour savoir.

 - A Scuttlebury ? On peut pas vraiment dire qu'il y a quoi que ce soit d'intéressant là-bas. Les rues grouillent d'enfant pouilleux sans famille ni abris et la ville ne fait presque rien pour eux. La seule chose qui fait tenir la ville debout c'est la fabrique Wallace et encore, c'est pas comme si les visiteurs y étaient les bienvenus.

 - Vous en savez quelque chose sur cette fabrique ?

Cox frotta son épaisse moustache avec la paume de sa main :

 - Oh tu sais, moi je ne m'intéresse pas à ce genre de chose. Je sais juste que le père Wallace est devenu fou et que c'est son fils qui a repris le flambeau. Difficile de pas le savoir quand on est marchand, ce genre de rumeurs circulent principalement dans les bars ou dans les marchés.

 Otto laissa sa tête taper contre les caisses derrière lui. Des rumeurs encore et toujours. Rien qui ne puisse affirmer la vérité. Mais il ne pouvait pas se contenter de ouï-dire, il allait devoir continuer de chercher.

 Après quelques heures de route, Cox stoppa ses mules à un embranchement et se tourna vers Otto :

 - Et voilà mon gars. C'est ici que nos chemins vont devoir se séparer. Si tu veux te rendre à Scuttlebury faut que t'ailles par là. Nous on va devoir prendre l'autre chemin pour rentrer chez nous.

 - Quoi ?! Ot'Tomate s'en va ?

Nicolae bondit sur ses pieds avant de se jeter de tout son long sur Otto :

 - Veux pas ! Veux pas, veux pas, veux pas !

 - Allons Nic, fait pas l'enfant, il est resté assez longtemps déjà.

 Le gamin releva un visage bougon et faussement larmoyant vers Otto. Celui-ci pencha lentement la tête sur le côté et caressa la chevelure du garçon :

 - T'as pas envie qu'un rabat-joie grincheux comme moi vous accompagne davantage, petit. Crois-moi.

 Nicolae voulut protester, mais Otto le saisit par les aisselles et le déposa près de lui. Il aurait aimé que le garçon puisse voir le sourire qu'il essaye de lui faire. Mais rien sur son visage ne traduisait le soupçon de tendresse dont l'automate faisait preuve. Il ébouriffa une dernière fois la tignasse de l'enfant avant de sauter hors de la charrette, sa nouvelle mallette en main. Il se planta alors devant Cox qui pinçait légèrement ses lèvres :

 - Bon...mon gars...

Le vieux marchand semblait sur le point de verser une larme, la voix hésitante et le nez sifflant :

 - Ça aura été un plaisir de t'avoir parmi nous. Ma femme t'adorerait ! Enfin, pas trop j'espère. Tu devrais pas en avoir pour très longtemps, Scuttlebury est dans cette direction tout droit ! J'espère que tu trouveras ce que tu cherches.

 Ebenezer Cox mâchouilla dans le vide pour réfréner sa sensiblerie. Il posa sa main sur l'épaule d'Otto et donna quelques petites tapes amicales. Il posa ensuite sa deuxième main sur l'autre épaule et attira subitement l'automate dans ses bras. Le câlin surprise manqua d'enclencher l'ouverture de la plaque de métal dans le dos d'Otto. Cox le relâcha aussi vite qu'il l'avait attrapé et épongea le début de morve qui lui pendait du nez :

 - Aller, aller, faut pas trainer mon gars. Si tu veux arriver avant la nuit, et nous aussi, faut partir maintenant.

 - Je vous remercie de votre hospitalité.

 - Mais c'est rien, c'est rien. Aller file vieux bout de bois ! Si tu restes planté là je peux pas te garantir que Nic te laissera t'en aller. Allez du vent ! Et bonne route.

 Cox remonta à l'avant de la charrette et donna un coup sec sur les rênes. La petite carriole se secoua légèrement avant de reprendre sa route. Nicolae, les yeux larmoyants, balança ses deux bras au-dessus de sa tête :

 - Au Voir ! Au Voir Otto !

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