Chapitre 6 : L'enfant de Scuttlebury

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 En comparaison avec Crowmeere, l'approche de la ville de Scuttlebury était bien moins impressionnante. Aucun géant titanesque faisant l'éloge de la grandeur de la cité, ni même de porte close pour dissuader les visiteurs. Il n'y avait d'ailleurs pas de porte du tout. La ville était faussement protégée par de bas remparts en pierre et une haute arche en guise d'entrée. Otto n'était pas encore arrivé qu'il voyait déjà courir en tous sens de petites silhouettes dans la grande cour à l'entrée de la ville. Aucun garde ni aucune patrouille n'en surveillait l'accès. En l'espace de quelques heures, Otto était passé d'un extrême à l'autre en matière de cité. Il était d'ailleurs difficile de qualifier Scuttlebury de cité, il s'agissait plus d'un large hameau composé d'une grande place centrale autour de laquelle s'agglutinaient des grappes de maisons bosselées. Un peu plus au nord, perché sur une haute colline qui surplombait la ville, se dressait l'immense fabrique des Automates Wallace, presque aussi grande que la ville elle-même. Et pourtant ce n'était pas ça qui accrocha le regard d'Otto. À peine eut-il posé le pied sur les premières dalles de la place principale qu'il se fit engloutir sous l'ombre d'une gigantesque structure. Sur le côté est de la place se trouvait une fontaine assez particulière. Un grand dragon sculpté dans le métal était allongé sur le sol, le cou tendu et la gueule grande ouverte déversant des gerbes d'eau dans une sorte de petit ruisseau qui courait tout le long de la place jusqu'à aller s'enfoncer vers les baraquements au nord. Face à ce dragon se trouvait une large vasque en métal où brulait une haute et très large flamme qui coupait le ruisseau en deux.

 Étrangement, Otto ne se sentit nullement intimidé par l'installation aux allures de trophée de guerre. Au contraire, il en détourna vite le regard sans y prêter plus attention et chercha des yeux l'enseigne d'un bar ou d'une taverne. Deux silhouettes au cri strident jaillirent brusquement du coin de son œil et le frôlèrent de peu. Deux enfants, à peine plus grands que Nicolae, s'amusaient à se courir après en brandissant des bâtons enroulés dans des lambeaux de tissus. Ce n'était d'ailleurs pas les seuls, plusieurs enfants de tout âge jouaient ou vagabondaient de-ci de-là un peu partout. Certains restaient le regard fixé sur la gueule du dragon, tandis que d'autres étaient recroquevillés dans des coins d'ombre.

 Scuttlebury, la cité des Orphelins. Avec un nom pareil, il n'était pas étonnant d'y voir autant d'enfants crasseux et vêtus de loques. La ville avait obtenu ce titre à la suite d'une guerre très ancienne qui avait arraché plus de la moitié des adultes. Suite à quoi les autorités avaient essayé de créer un environnement pour tous ses nouveaux orphelins, mais la pauvreté grandissante de la cité leur fit abandonner l'idée. Les enfants se retrouvant alors seuls, dépouillés de leurs foyers pour soi-disamment repeupler la ville, avaient forgé sa nouvelle réputation. Depuis ce jour, des visiteurs venus des quatre coins du continent venaient à Scuttlebury pour y abandonner les enfants dont ils ne voulaient pas où qu'ils ne pouvaient plus assumer. Chaque année, de nouveaux bambins remplissaient les rues de la ville.

 Mais malgré ça, Otto ne percevait pas de misère dans les regards des marmots qui s'arrêtaient devant lui pour lui sourire. Leurs bouches étaient sales et parfois édentées, mais leurs yeux joyeux ne laissaient transparaitre aucune détresse. Même ceux qui restaient en boules dans leurs coins paraissaient moins miséreux que les poivrots dégobillant qui sortaient en titubant du bar qu'Otto venait de repérer. Il écarta doucement un gamin qui s'était planté devant lui pour lui demander d'où il venait et se dirigea vers l'antre d'où s'échappaient des relents d'alcool et de vomi. L'intérieur semblait plus insalubre que les rues, plusieurs grassouillets étaient affalés sur des chaises, trop petites pour la graisse de leur postérieur. Le barman était également à l'image de sa clientèle, un petit bonhomme tout juste assez haut pour voir au-dessus du comptoir et aux favoris crasseux. Otto s'accouda au bar et commanda une bière. Lui qui avait l'habitude de l'ambiance chahutant, dansante et chantante des tavernes imprégnées de vie, celle-ci paraissait purement morte. Aucun rire, ni de joie ni même d'ivresse. Seulement des poivrots déjà trop saouls pour rester conscients. La seule animation était sûrement les moments où l'un des ivrognes sentait sa boisson sortir par le mauvais trou et partait s'écrouler à l'entrée avant de rendre tripes et boyaux sur le sol. Otto pouvait dire adieu à ses informations.

 Une fine silhouette s'assit sur le tabouret près de lui. Sans y prêter attention, Otto se pencha un peu plus pour respirer les vapeurs d'alcool. La silhouette se tenait droite, mais semblait trépigner sur place. Une petite main pâle entra dans le champ de vision de l'automate et déposa un petit objet devant lui. Otto releva lentement la tête, agacé d'être ainsi dérangé. Il avait sous les yeux un petit automate en forme d'oiseau, immobile, tenant à peine sur ses petites pattes. Il tourna alors la tête vers la silhouette. C'était une petite fille, un peu plus âgée que ceux qu'il avait croisés dehors, une adolescente aux longs cheveux en pagailles coiffées de lambeau de tissus. Otto la toisa en soupirant :

 - Tu m'veux quoi, gamine ?

 - Je vérifie si tu es un homme de parole, en plus d'être un automate impoli.

Elle s'accouda au comptoir et reprit le petit oiseau pour le planter sous le nez d'Otto :

 - Il marche plus.

 - Et alors ? C'est pas mon problème.

 - Tu m'as fait une promesse Otto ! Et je vais pas te laisser te défiler ce coup-ci !

 - On se connaît ?

 Otto se recula sur son tabouret pour scruter la jeune fille plus en détail. Elle ressemblait à n'importe laquelle des orphelines de cette ville, la peau couverte de poussière et vêtue de vêtement trop grand et aussi usé que ceux d'Otto. Mais ses grands yeux bleus, teintés d'une ombre de colère ne paraissaient pas mentir :

 - Tu le fais exprès.

 - Écoute petite, des crevettes dans ton genre j'en ai croisé pleins. Des villes comme celle-ci j'en ai visité, je peux pas me souvenir de tout le monde !

 Il se leva et prit la direction de la sortie. Il n'était pas là pour jouer les babysitteurs et encore moins pour essayer de régler les problèmes des autres :

 - Pas même de celle qui t'a donné un nom ?!

 La voix de la fillette raisonna dans tout le bar, stoppant net l'automate. Les rares soiffards, qui avaient conservé un minimum de conscience, tournèrent la tête vers la gamine qui sauta de son tabouret pour rejoindre Otto. Son visage avait perdu de sa noirceur coléreuse et arborait à présent une douceur piquetée de tristesse :

 - Tu te souviens vraiment pas ? T'es problèmes de mémoire se sont aggravés ou c'est juste que tu m'as oublié ?

 Otto l'attrapa par le bras et la traina dehors. Même si les hommes du bar comataient dans leur ivresse, il ne tenait pas à attirer davantage l'attention. Il entraîna la jeune fille dans une petite ruelle calme avant de la relâcher :

 - Je me souviens de toi, pas la peine d'en faire une scène. Mais je me souviens pas t'avoir fait de promesse. T'étais qu'une mini emmerdeuse qui m'empêchait de picoler en paix. Tu n'as d'ailleurs pas changé à ce que je vois.

Elle le toisa du regard, inspectant son visage inexpressif :

 - Non tu te souviens pas. Tu dois vaguement te souvenir que je t'ai choisi un nom, mais c'est tout, hein ? Le reste tu l'as supprimé de te mémoire ! Tu te souviens même pas de mon nom ni de lui !

 Elle brandit de nouveau le petit oiseau immobile. La colère s'était de nouveau emparée de la jeune fille. Otto observa le petit automate. C'était un oiseau composé de bois et de métal, taillé et gravé avec finesse. Il leva de nouveau la tête vers l'adolescente en soupirant :

 - T'as gagné, ça me dit rien. Tu veux quoi ?

 Elle rangea l'automate dans sa poche et prit une longue inspiration, son visage retrouva un peu de douceur :

 - Je devais avoir cinq ou six ans, je ne sais plus précisément. À l'époque, j'avais déjà Titus, mon oiseau. C'était d'ailleurs le seul ami que j'avais. Et puis tu as débarqué en ville. Quand j'ai su que tu étais un automate, comme Titus, je voulais le voir de mes propres yeux. Un automate autonome, capable de marcher et de parler comme un homme.

À ses mots, les yeux de la jeune fille s'illuminèrent et elle plongea son regard dans ses pensées :

 - Tu étais dans le bar, comme aujourd'hui, le nez penché sur ta bière. Comme tu n'avais pas de nom, je t'ai appelé Otto. Et je t'ai demandé de m'emmener avec toi.

Elle laissa échapper un petit rire :

 - Bien sûr, tu m'as envoyé bouler. Et tu as essayé de me répéter en long et en large que tu n'étais pas un automate. Que tu n'étais pas comme Titus. Mais je ne te croyais pas à l'époque. Tu me répétais que Titus allait arrêter de marcher un jour, et que toi non. Alors je t'ai lancé un défi. Si un jour Titus s'arrêtait et ne pouvait plus veiller sur moi, ce serait à toi de le faire et que tu m'emmènerais avec toi.

Elle releva la tête, plantant ses yeux sur le visage d'Otto :

 - Tu t'es moqué de moi, mais tu as accepté ! Maintenant, je sais pourquoi ça te faisait rire. Tu pensais que ça importait peu, parce que tu ne me reverrais jamais ! Eh bien figure-toi que je suis là et que Titus ne marche plus !

Elle voulut sortir de nouveau l'oiseau, mais Otto l'arrêta d'un geste :

 - C'est bon, c'est bon, j'ai compris. Je me souviens ça y est. Tu as vu juste, crevette. Je ne pensais pas remettre les pieds ici. J'avais oublié que c'était dans cette ville que tu te trouvais.

 - Alors ? Tu vas honorer ta promesse ?

 - On verra ça plus tard, j'ai d'autres chats à fouetter ici avant.

 Otto fit volte-face avant de se stopper net. La jeune fille, qui s'était élancée pour le poursuivre, heurta ses jambes :

 - Mais d'ailleurs, tu pourrais peut-être m'être utile. Si tu m'aides, je reconsidèrerai ton offre. Rappelle-moi ton nom ?

 - Nellie.

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