III

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En classe 1-B, Tomura n'échappa pas à la méfiance de ses camarades les premiers temps. Mais à force de patience, il réussit à leur faire comprendre le soutien sans pareil qu'il pouvait apporter. Et puis, Touya était toujours prêt à venir remettre en place ceux qui se permettaient des commentaires trop déplacés.

Il se souviendrait toujours du jour où il avait reçu sa lettre d'admission. En sortant de l'examen, ils s'étaient entendu avec Tomura pour se retrouver sur la berge de la rivière s'ils recevaient une réponse positive. Le courrier était arrivé dans la matinée et Touya s'était précipité sur le chemin de l'école. Il avait attendu une bonne heure, dans le froid du mois de mars, mais Tomura avait fini par arriver. Désormais, presque tous ses cheveux étaient passé du noir au gris. Seules quelques mèches sombres subsistaient ici et là.

— C'est à force de m'entraîner, expliqua-t-il en passant une main gênée dans sa tignasse revêche. Je ne pensais pas que ça blanchirait aussi vite.

Il lui avait montré sa lettre d'admission, avec sur les lèvres un grand sourire de guingois. Touya avait résisté à l'envie de lui sauter dans les bras.

L'année de seconde passa à une vitesse folle. Entre les révisions et les entraînements, arrivèrent à se glisser quelques petites sorties. Le week-end, ils se retrouvaient au cinéma, au parc, au musée, à la patinoire ou à la salle d'arcade avec des amis de leurs classes respectives. Tomura, qui excellait au shogi, en apprit les subtilités à Touya, qui n'y avait jamais rien compris. Au karaoké, Tomura chantait si faux que les autres le suppliaient d'arrêter, mais Touya s'arrangeait toujours pour le laisser choisir une chanson dans leur dos, rien que parce qu'il aimait autant chanter qu'il était mauvais. Il aurait pu l'écouter pendant des heures.

Au mois de mai, ils participèrent en tant qu'animateurs à un atelier pour le Kodomo no hi, la fête des enfants. Yuei proposait souvent ce genre de petites missions pour les élèves de seconde qui n'avaient pas encore la possibilité de prendre part à des stages. Même si cela ne payait pas de mine, ils apprenaient le contact avec le public et se faisaient connaître. Après le festival de sport, où ils avaient fait une apparition remarquée — Touya avait fini, sans grande surprise, en première place, et, pendant la course de cavalerie, Tomura avait perdu mille points parce qu'il avait préféré sauver une autre élève d'un rocher envoyé par un adversaire plutôt que de protéger son bandeau — leur popularité était montée en flèche. Ils avaient même eu le droit à un article à leur sujet dans un journal national. Ce n'était qu'un minuscule encart en page douze, certes, mais c'était déjà énorme pour des première année.

Installé dans un grand parc municipal, au milieu de stands et autres attractions, ils passèrent l'après-midi à décorer des manchons en papier avec des motifs de poisson. Shouto, qui avait pile l'âge pour ce genre d'activité, s'amusa comme un fou et se fit même avec un nouvel ami, un petit garçon aux cheveux verts en bataille accompagné de sa mère. Ni l'un ni l'autre n'avaient de père et il sembla qu'il ne leur en fallait pas plus pour s'entendre. Au lieu du gros poisson noir, ils accrochèrent chacun sur leur mât un plus petit poisson : un vert pour Shouto et un rouge et blanc pour l'autre garçon. Tomura, lui, n'avait pas de frères et soeurs, mais accrocha tout de même un poisson supplémentaire lui aussi, décoré de rouge et de flammes bleues. Touya, d'abord embarrassé, finit par l'imiter, avec un manchon orné de gris et de noir, aux yeux couleur rubis.

Rei fit une apparition remarquée en fin d'après-midi, profitant d'un détour dans sa patrouille. Aussitôt qu'elle eut pointé le bout de son costume blanc et bleu, il n'y en eut que pour elle. Une fois la foule enfin dispersée, elle se glissa vers son fils et Tomura, qui rassemblaient feutres et peinture avec les membres de l'association qu'ils aidaient.

— Tu dois être Tomura, dit-elle en tendant la main vers lui. Touya m'a beaucoup parlé de toi.

Tomura répondit d'un hochement de tête timide, tandis que Rei l'inondait de questions. Il finit par promettre de passer à la maison des Todoroki un de ces jours pour faire plus ample connaissance. Ils rentrèrent tous les deux en compagnie de Shouto, avec à l'épaule un mât décoré à l'effigie de leur nouvelle famille.

Dès que les beaux jours se furent installés, ils se retrouvaient le matin à pied ou en vélo sur le chemin de la gare. Touya n'avait pas besoin de prendre les transports en commun, mais il était prêt à se lever plus tôt pour profiter de ces moments privilégiés. Un jour, Tomura creva un de ses pneus sur des débris de verre laissés à traîner sur le chemin.

— Oh non, soupira-t-il en examinant le caoutchouc en charpie. J'ai dû travailler tout l'été pour me payer ce vélo…

Touya en était resté bouche-bée. Même s'il ne se considérait pas comme un gamin pourri-gâté, on lui avait toujours offert tout ce qu'il voulait, tant que ses résultats scolaires suivaient. Son propre vélo était un cadeau de sa mère pour son dernier anniversaire et il coûtait sans nul doute bien plus cher que celui de Tomura.

— Tu sais quoi ? lui dit-il. Attache-le là, on passera le chercher ce soir et on ira le réparer chez moi.

Tomura soupira une nouvelle fois, mais comprit vite qu'il n'y avait rien d'autre à faire. Il accrocha la bicyclette à un poteau non loin.

— Allez, grimpe ! s'exclama Touya en tapant sur son porte-bagages. C'est moi qui fait le taxi, ce matin.

Après un instant d'hésitation, Tomura se hissa debout à l'arrière et posa ses mains sur les épaules de Touya pour se stabiliser. Ils bringuebalèrent, incertains, sur une centaine de mètres avant de trouver leur rythme.

— Comment ça va, là-haut ? cria Touya quand il commença à prendre de la vitesse.

— Super !

Son sourire était tellement éclatant que Touya dut se faire violence pour se retourner vers la route.

Le soir, ils emmenèrent le vélo jusqu'au domaine Todoroki et Ikeda-san leur donna un coup de main pour changer le pneu. Ils découvrirent par la même occasion que Tomura possédait un vrai don pour le travail de précision. Dès qu'il se concentrait sur une tâche, il était difficile de l'en distraire et il faisait preuve d'une minutie incroyable. Rei passa à la maison en coup de vent, bien plus tôt qu'à son habitude et encore en costume d'héroïne. Elle se contenta de leur faire un rapide coucou par le shoji qui menait au jardin.

En juillet, ils rentrèrent d'une matsuri avec des clochettes à vent décorées de carpes koi et de fleurs de cerisiers. Touya l'accrocha à la fenêtre de sa chambre et pensa à Tomura chaque fois que la brise la faisait tinter. Dès qu'ils le pouvaient, ils se retrouvaient dans une bibliothèque ou un café en ville pour travailler ou simplement passer du temps ensemble.

Bien vite, Touya comprit que ce qu'il ressentait pour Tomura dépassait de loin la simple amitié. Autour de lui, on s'en rendait bien compte et les gens jasaient. Le seul qui ne s'en était pas encore rendu compte était le principal intéressé. Tant mieux, pensait Touya. Plutôt mourir que de le mettre mal à l'aise avec ses sentiments malvenus. Il fuirait en courant s'il savait à quel point il avait envie de passer ses doigts dans ses cheveux toujours plus blancs, de le serrer contre lui et de ne jamais le laisser oublier à quel point il tenait à lui. Bien vite, il dût tourner la tête dès que Tomura appliquait du baume à lèvres — ce qu'il faisait environ toutes les cinq minutes — pour éviter de penser à leur texture sous les siennes s'il l'embrassait.

Natsuo et Fuyumi rentrèrent de Shiketsu pour les vacances d'hiver. Ils montrèrent, à Shouto et Touya, des photos d'eux en uniforme de collégien. Ils avaient fière allure avec leur casquette noire, qui leur donnait l'air strict. Personne chez les Todoroki ne doutait qu'ils feraient de grands héros et qu'ils marcheraient sur les traces de leur mère. Rei en particulier les inondait de compliments à la moindre occasion, jusqu'à ce qu'ils n'en puissent plus.

Touya en profita aussi pour inviter Tomura à dormir chez lui, avant leur départ pour les sports d'hiver. Il lui avait proposé de les y rejoindre aussi, mais Tomura rendait visite à ses grands-parents au sud de Honshu au même moment. Ce ne serait que partie remise. Pendant la soirée, ils dînèrent avec Fuyumi, Natsuo et Shouto, regardèrent des jeux télévisés idiots et jouèrent au Uno. A la fin d'une partie, Fuyumi profita que Tomura était aux toilettes pour se tourner vers son frère.

— Alors, c'est lui, le fameux Tomura ? chuchota-t-elle, retenant à peine son rire. Je comprends mieux ce que voulait dire Shouto quand il disait que tu as des petites étoiles dans les yeux quand tu le regardes…

Touya fusilla son cadet du regard, lequel feignit de ne pas s'en rendre compte et se plongea, pour donner le change, dans la lecture des ingrédients au dos de la boîte de biscuits qui traînait devant lui.

— Même Maman s'en est rendu compte, commenta Natsuo, lui aussi hilare. La dernière fois qu'elle m'a appelé, elle m'a dit, toute contente : « Tu sais quoi ? Touya, il s'est trouvé un petit copain ! ».

Touya lui balança une cacahuète enrobée de wasabi, que Natsuo évita de justesse et ils se chamaillèrent d'un bout à l'autre de la table jusqu'au retour de Tomura, qui leur lança un regard confus. Touya tira une dernière fois la langue à son aîné avant de reprendre la partie. Mais en réalité, il était heureux de voir à quel point sa famille l'acceptait tel qu'il était. Il n'avait pas besoin de faire semblant avec eux, pas besoin de faire semblant d'être plus que ce qu'il était.

— Je n'ai pas l'habitude de dormir sur un futon, confia Tomura, alors qu'ils se mettaient au lit. Chez moi, tous les lits sont à l'occidentale.

Il remua sous sa couette, trouvant un moyen de se mettre à l'aise. Ses cheveux blancs s'éparpillaient sur l'oreiller ; désormais, plus une seule mèche noire n'y était visible. Touya le regardait, fasciné. Il ne le connaissait que depuis quelques mois, mais quand il y songeait, cela lui semblait incongru. Il avait l'impression de le connaître depuis toujours. Ils s'étaient installés côte à côte, si bien que leurs deux futons se touchaient et que Touya n'aurait eu qu'à tendre les bras pour l'enlacer. Il se l'imagina serré contre lui, sa tête au creux de son cou et son cœur se mit à cogner furieusement dans sa poitrine. Un jour, cela pourrait bien être sa réalité. Si seulement il se décidait à lui avouer ses sentiments.

Il n'en fit rien. Plusieurs fois, il pensa à se déclarer, mais la peur lui tenaillait toujours le ventre. Touya, qui d'habitude ne reculait devant rien, était terrifié à l'idée que Tomura puisse prendre la fuite après l'avoir rejeté. Ses attitudes le laissait parfois penser que Tomura lui aussi voulait plus que de l'amitié entre eux. La façon dont il prenait sa main quand il voulait attirer son attention, les regards qu'il lui lançait quand il croyait que Touya ne le voyait pas, son habitude de finir sa nuit, la tête posée sur son épaule, le matin dans le train. Mais s'il se trompait ? S'il ne faisait que projeter ses propres désirs sur des actions innocentes ? Perdre un potentiel petit ami ferait déjà assez mal, il ne voulait pas perdre son meilleur ami par la même occasion.

Il repoussa le moment fatidique, encore et encore. Ils passèrent leur permis provisoire avec les honneurs, sous le nom de Wisp pour Touya et de Dust, pour Tomura. Ils avaient choisi des noms coordonnés, tous deux en anglais et en quatre lettres, et projetaient d'ouvrir une agence ensemble après les quelques années réglementaires en tant qu'acolyte. Rei fut ravie de les accueillir en stage et leur raconta comment elle avait monté elle aussi son propre bureau de héros, avec celui qui deviendrait par la suite, le père de ses enfants. Touya n'avait presque jamais entendu parler de son père. Enji Todoroki était mort en intervention peu avant la naissance de Shouto ; il n'avait laissé à Touya que son nom, son Alter de feu et ses cheveux en bataille d'un rouge flamboyant.

Un matin de mars, peu avant le début de leur troisième année, Tomura vint chercher Touya chez lui, en vélo. Il l'invita — non, lui ordonna — de grimper sur le porte-bagages et l'emmena avec lui. Dehors, le ciel était dégagé, il faisait un temps radieux. Pourtant, la pluie tombait à grosses gouttes. Touya se souvint de ce que sa grand-mère racontait sur cet étrange phénomène. C'était le Dieu Renard qui se mariait et qui, pour accompagner son cortège, faisait tomber la pluie. Si l'on était attentif, par ces jours d'averse en plein soleil, on pouvait apercevoir la longue file des invités, ainsi que la jeune mariée dans son beau kimono au détour d'un chemin. Pourtant, Touya eut beau chercher, il ne vit aucune cohorte d'esprits accompagnant des amoureux.

Touya ne tarda pas à se rendre compte qu'ils ne prenaient pas la direction de la gare. Non, à la place, ils longeaient la rivière en direction du collège. Le chemin lui était si familier qu'il mit du temps à s'en rendre compte. Mais avant qu'il ait pu protester, Tomura s'arrêta au milieu du chemin et les fit tous deux descendre du vélo. Ce fut alors que Touya reconnut l'endroit où ils se trouvaient. Deux ans plus tôt, il y avait vu une silhouette maigrichonne repliée sur elle-même.

Tomura se tenait devant lui. Il attrapa sa main, comme à chaque fois qu'il voulait lui montrer quelque chose, mais cette fois-ci, il ne la lâcha pas tout de suite. La pluie continuait de tomber dru, détrempant leurs cheveux et le haut de leurs vestes. Tomura serra encore plus fort la main de Touya dans la sienne.

— Désolé pour la pluie mais..., commença-t-il, mais je voulais vraiment faire ça aujourd'hui. Aujourd'hui, ça va faire deux ans jour pour jour qu'on se connaît, tous les deux.

Bien sûr, c'était sans compter cette fois où Touya l'avait sauvé in extremis de ces brutes de l'académie, mais ils savaient tous les deux qu'elle ne comptait pas. Ils n'avaient même pas encore échangé leurs noms à ce moment-là. Tomura tenait toujours la main de Touya, qui luttait pour ne pas entremêler ses doigts dans les siens.

— Je voulais te remercier d'avoir été là, ce jour-là, de m'avoir montré ce dont j'étais capable. J'ai passé toute ma vie à détester mon Alter, à le considérer comme une malédiction mais toi, tu as tout de suite vu au-delà de ça. Je n'aurais jamais eu l'idée de devenir un héros si tu n'avais pas été là.

— Eh bien… merci, ça me touche beaucoup. Mais… on… on devrait sans doute rentrer, on va prendre froid.

— Attends.

Tomura prit une grande inspiration alors que la pluie redoublait en intensité.

— Je tiens à toi, Touya. Et quand je dis ça, c'est vraiment pas des paroles en l'air. Tu m'as montré que je valais bien plus que ce que je pensais. Et puis…

Il hésita encore un instant, et Touya sut ce qu'il allait lui dire. Il le voyait dans ses yeux, dans son visage empourpré et dans la façon dont il serrait chaque seconde un petit peu plus ses doigts au creux de sa main. Il vit dans le regard la même terreur qui l'animait depuis si longtemps. Mais lui allait sauter le pas ; il avait osé avant lui. Sans bien savoir pourquoi, Touya n'en fut que plus heureux. Un cycliste vêtu d'un imperméable en plastique les frôla et les observa d'un drôle d'air. C'est vrai qu'ils devaient constituer un étrange spectacle, tous les deux, immobiles sous la pluie battante. Touya n'en avait que faire. Il ne sentait que la lumière du soleil et la chaleur du feu qui dansait sous sa peau.

— Je t'aime, Touya. J'ai toujours voulu être ton ami, depuis la première fois que je t'ai parlé, mais aujourd'hui, j'ai envie d'être plus que ton ami. Ça fait longtemps que je voulais te le dire, mais je n'en ai jamais eu le courage. Jamais jusqu'à aujourd'hui…

La voix de Tomura mourut dans sa gorge ; il baissa la tête, n'osant pas affronter le regard de son ami. Touya, lui, ne dit pas un mot mais franchit le dernier pas qui les séparait.

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