Vendue

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 L’aube de mes vingt ans n’était pas encore levée et, étendue sur mon lit, je fixais le plafond. Nous étions le jour de l’équinoxe d’automne de la deux-mille-vingt-cinquième année de l’Empire et je devais mourir le soir même.

 Pourtant, cela faisait des années que j’en avais décidé autrement. J’avais réussi l’impossible pour échapper à mon sort, ce que personne n’avait fait avant moi. Pourtant, dans la froideur de ma chambre, seule parmi les ombres, le doute s’insinuait.

Et si ? Mes pensées s'emballèrent et je me mis à énumérer tout ce qui pouvait aller de travers. 

Et si mon plan ne fonctionnait pas ? Si je n’étais pas à la hauteur ? Quelque chose aurait pu m’échapper malgré tout. Les yeux et les oreilles du Grand Prêtre étaient à l’affut du moindre de mes faux-pas. Cet homme me connaissait mieux que quiconque et lisait en moi avec une facilité déconcertante. Il avait toujours été mon adversaire le plus redoutable. C’est lui que j’aurais le plus de difficulté à tuer.

 Et si je mourrais quand même… Après tout, j’étais l’Elue des Dieux ; pouvais-je aller contre mon destin ? Ma respiration s’accélérait à mesure que la peur montait. La voix qui m’accompagnait m’invita au calme, mais je sentis son agacement. Mon angoisse s’accentua : qu’elle et moi ne soyons pas totalement alignées me rendait encore plus nerveuse. Doutait-elle de moi ? Non, c’était impossible. Pas elle.

 Toutes ces inquiétudes, ces interrogations me semblent tellement dérisoires aujourd’hui.

 Trois coups à ma porte me firent sursauter et je manquai de tomber du lit. Il était six heures et Gwen, ma femme de chambre me demanda ce que je souhaitais déjeuner. Je grognai dans sa direction et elle partit. Je crois lui avoir dit que je n’avais pas faim. Je ne me souviens pas.

 De toute manière, je n’avais plus vraiment d’appétit depuis quelques temps et mes plateaux repartaient souvent intacts en cuisine. À une époque, le Grand Prêtre s’en serait soucié, mais cela n'inquiétait plus personne depuis longtemps.

 Je me levai, faisant tant bien que mal abstraction de ce qu’on avait prévu de me faire le soir-même. Gwen m’avait expliqué qu’elle ne viendrait me préparer pour le bal impérial en mon l’honneur qu’en milieu d’après-midi, ce qui me laissait beaucoup de temps à tuer. Je n’avais aucune idée de ce que faisait une condamnée à mort pour occuper sa dernière journée. Je déambulai jusqu’à la fenêtre et regardai la mer en contre-bas. En quinze ans enfermée dans cette pièce, je me trouvais désœuvrée pour la première fois : tour à tour, j’avais dessiné, étudié, lu, je m’étais entraînée dans cette grande chambre. Petite, j’avais eu des jouets, tant de jolies poupées.

 Mes souvenirs et mes pensées allaient et venaient au rythme des vagues. Le ciel se teinta doucement des couleurs de l’aube et je repris conscience de la pièce où je me trouvais. Je retournai m’asseoir sur le bord de mon matelas en me massant les tempes, vieille habitude pour chasser les prémices d’une migraine. Des centaines de fois, j’avais effectué ce massage, imprimant une rotation de mes doigts juste au-dessus de mes oreilles. Le souvenir de ma mère assise sur son propre lit effectuant le même geste m’assaillit soudainement. Je n’avais pas pensé à elle depuis des années.

 Je revis clairement sa longue chevelure blonde lâchement tressée, sa peau pâle, son corsage rose délavé très serré autour de sa poitrine et son jupon beige qui couvrait à peine ses mollets. J’entendis à nouveaux le cliquetis de ses bracelets et sa voix glaciale qui m’ordonnait d’emmener mes sœurs jouer dehors, parce qu’elle allait bientôt se mettre au travail.

 C’était le jour où le Grand Prêtre était venu me chercher.

 Nous vivions à la pointe des Ailes d’Ephisée, l’une des régions les plus pauvres de Takabura. Papa avait récupéré la maison à la mort de Grand-Père ; une chaumière à l’écart du village, près de la plage. Papa était souvent absent, je n’ai pas de souvenir de son visage, mais il m’a toujours laissé une impression de sécurité. Il avait le type des hommes du sud de l’Empire avec sa tignasse noire, sa peau ambrée et sa mâchoire carrée. Quand il était à la maison, il nous endormait, mes sœurs et moi, en chantant et en jouant sur son luth de douces mélodies sur les aventures des Dieux. Il disait souvent que sa belle voix était un don précieux qui lui avait permis de gagner le cœur de Maman.

 Papa ne restait jamais longtemps à la maison. Comme beaucoup des gens de la côte, il était marin sur un navire marchand. Ça payait moins que sur un bâtiment de guerre, mais il rentrait plus souvent et c’était toujours plus rentable que de pêcher des algues ou de ramasser des coquillages. Il y courrait bien le risque d’une attaque des pirates, mais Maman disait que chaque métier comporte ses dangers. Avec mes sœurs, nous le regardions chaque fois prendre la mer. J’avais déniché un éclat de miroir aux abords du village et nous l’utilisions pour lui envoyer de notre lumière. Il ne répondait jamais et je consolais mes sœurs en lui trouvant chaque fois de nouvelles excuses. Elles me serraient alors contre elles et nous repartions jouer sur le sable. Je ne me rappelle plus du nom de mes sœurs. Nous étions au moins quatre et je suis sûre d’avoir été l’ainée. Cela n’a plus d’importance depuis longtemps.

 Ma mère nous laissait souvent livrées à nous-même en l’absence de notre père : dès qu’il avait posé le pied sur le pont du navire, elle se mettait au travail. Des tas de gens venait la consulter à la maison. Ils restaient environ une heure, repartaient pendant que d’autres attendaient. Je me disais que ma mère devait être une femme importante pour qu’on la consulte aussi souvent. Bien plus tard, on m’apprit qu’elle se prostituait et que mon père était parfaitement au courant. C’est pour cela qu’ils ne s’étaient jamais mariés : dans l’Empire il est illégal d’épouser une fille publique.

 C’était une très belle femme, ma mère. Mes sœurs avaient hérité d'elle ses cheveux blonds cendrés qu'elle portait très longs, ses yeux gris, brillants, et ses traits doux et réguliers. Elle avait toujours un mot tendre pour elles, une caresse, parfois même une sucrerie. Moi, elle me terrifiait. J’étais aussi brune qu’elle était blonde, les cheveux hirsutes en plus de la peau mate et de la mâchoire carrée des gens du Sud. Je n'avais en commun avec ma mère que sa bouche, ses lèvres pleines et ourlées qui donnaient à mon visage un air boudeur. Elle disait toujours que j’étais la moins jolie de ses enfants et c’était suffisant pour qu’elle me haïsse.

 Elle ne m’a jamais manqué.

 Le jour où le convoi impérial arriva, Papa était en mer. C’était une belle journée d’été, mes sœurs et moi jouions avec des branches et des cailloux, accroupies sous un pommier. Nous restions toujours dans le pré derrière la maison quand Maman travaillait car elle ne voulait pas que ses clients approchent mes sœurs. De là, nous avions vue sur la falaise et l’orée du bois. La caravane sortit de la forêt sous nos yeux ébahis : une dizaine de chevaux blancs, montés par des gardes portant la livrée impériale bleue et or. Ils étaient menés par un immense frison d’un noir profond monté par un grand homme chauve. Près de lui, un porte-drapeau brandissait l’étendard de l’Empereur et un poney noir, sellé et harnaché le suivait docilement. Je me levai et courus frapper à la porte de la maison avant d’aller me cacher.

 La troupe s’arrêta devant l’enclos des poules au moment où ma mère passait la porte en rajustant sa chemise d’un air agacé. Elle leva les yeux vers le convoi et se figea face au cortège de l’homme qui arrêta son immense cheval noir juste devant elle. Maman le regarda avec une crainte respectueuse : le même regard que tout le monde a toujours eu pour lui. Cachée derrière le poulailler, j’observais pour la première fois le Grand Prêtre Impérial. Immense, maigre, vêtu de la robe officielle safran, son teint était aussi foncé que le mien et sa barbe méchée de bleu était d’un noir de jais. Il descendit de sa monture avec un air sévère et ma mère ploya immédiatement le genou pour baiser l’anneau d’or alchimique étincelant à son index gauche.

 Les lèvres serrées, le regard glacial encadré par de fins sourcils, il la fit se relever et ils parlèrent quelques minutes. Je revois encore la scène parfois, dans mes cauchemars. La répugnance haineuse du Grand Prêtre face à une prostituée, le visage méfiant de ma mère, ses bras qui se croisent sous sa poitrine et son hésitation quand Celui qui parle pour les Dieux se penche à son oreille pour y glisser quelques mots. La main arachnéenne qui sort une bourse frappée du sceau impérial et la tend à Maman. Le visage angélique devenu hideux sous l’effet de la cupidité et le mépris dans les yeux froids de l’homme. Les mains de ma mère tendues vers le magot.

 J’étais vendue.

 Le Grand Prêtre leva une main en direction d’un des gardes. L’homme descendit de cheval tandis que ma mère désigna ma cachette et cria :

  • Mérine !

 Tremblante de peur, je me levai. Le garde m’attrapa par la main et je le suivis sans jeter un regard à mes sœurs, tapies derrière l’abris à bois. Sa poigne était ferme, mais il me guida avec une douceur à laquelle je n’étais pas habituée. Sous le regard appuyé de ma mère, je m’agenouillai devant le Grand Prêtre. Il me regarda longuement avant de prendre la parole :

  • Lève-toi, mon enfant. Sais-tu qui je suis ?
  • Vous êtes le Grand Prêtre de l’Empereur, m’sieur.
  • En effet. Je m’appelle Petrijk Eli Petriok. Je suis venu te chercher, mon enfant, car tu es promise à un grand avenir.
  • Ha.
  • Tu as été choisie par les Dieux pour sauver le monde. Grâce à toi, l’Empire de Takabura prospérera et ta famille aura une vie meilleure. Je dois t’emmener au Palais Impérial, à Hisatra. Tu y seras élevée comme une grande dame afin d’accomplir ta mission.

 Mes yeux croisèrent les siens, froids, durs. Je ne comprenais pas un traître mot de ce qu’il me voulait. J’étais une petite sauvageonne, mal éduquée et terrifiée. Instinctivement, je jetai un regard en biais à ma mère. Je reconnus la lueur glaciale qui embrasait ses yeux gris. Mes épaules se crispèrent quand elle leva la main, mais elle se contenta de passer les doigts dans mes cheveux hirsutes pour les démêler. Ce geste me surprit tellement que la peur que m’inspirait Petrijk Eli Petriok s’évanouit.

 Maman me poussa en avant avec délicatesse et comme je n’avais strictement aucune idée de ce qu’on attendait de moi et qu’elle n’avait jamais été aussi douce, je répondis au Grand Prêtre :

  • Et mes sœurs ?
  • Elles restent ici, avec ta mère.
  • Suis le Grand Prêtre, Mérine, ajouta cette dernière, terriblement mielleuse, il prendra soin de toi et t’offrira des poupées. Ta place est avec lui, pas ici.

 La main de ma mère, toujours dans mes cheveux se crispa et je sentis dans ce seul contact toute la violence qu’elle déchaînerait contre moi si je m’obstinais. Je n’avais pas encore cinq ans, mais j’avais assez subi ses coups pour savoir que je regretterais de rester auprès d’elle. Mon salut ne viendrait que de cet homme. J’acquiesçai :

  • Ouais, d’accord.

 Le Grand Prêtre hocha la tête, me souleva du sol et me serra brièvement contre lui en se retournant pour m’asseoir sur le poney noir. Longtemps j’ai cru avoir rêvé cette étreinte que personne n’a remarqué. Nous partîmes sans un mot de plus. Ma mère ne me dit pas adieu. Je regardai une fois en arrière, juste une seule : elle retournait dans la maison en déboutonnant sa chemise tandis que mes sœurs sortaient de leur cachette pour me regardaient partir.

 Le convoi impérial pénétra dans la forêt et ma maison disparut à tout jamais derrière un arbre.

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