Hisatra
Le périple jusqu’à la capitale nous prit deux semaines de plus qu’il ne leur en avait fallu pour venir. Je n’étais qu’une toute petite fille mal nourrie et fatiguée, qui n’était jamais montée sur le dos d’un animal de toute sa vie. J’avais mal aux bras, aux jambes, aux fesses. Le soleil ardent me brûlait la peau et Petrijk Eli Petriok me faisait trembler de peur. Je compris vite l’essentiel de son tempérament : il était impatient, enclin à la colère et ne supportait pas la désobéissance.
Nous quittâmes rapidement le village et en moins d’une heure, nous étions déjà plus loin que je n’étais jamais allé au cours de ma vie. Nous devions traverser le bois et Celui qui parle pour les Dieux nous pressait afin de ne pas passer plus d’une nuit dans cette forêt malsaine infestée de moustiques. Il tirait les rennes de mon poney pendant que je faisais de mon mieux pour rester en selle. Les gardes impériaux nous entouraient, menés par leur capitaine, un certain Sven Rehour, homme grisonnant, strict, mais visiblement respecté. Le Grand Prêtre semblait s’en remettre à lui pour guider notre procession.
A la tombée de la nuit, nous finîmes par nous arrêter. Le Grand Prêtre et le capitaine discutèrent du meilleur trajet et j’observais, intimidée, les gardes qui montaient le camp. Certains dressèrent les tentes pendant que d’autres partirent à la rivière puiser de l’eau. Deux gaillards montèrent un enclos pour les chevaux et deux autres s’occupèrent de leur fournir eau et nourriture. Chaque garde revint panser de sa propre monture et le plus jeune d’entre eux s’occupa de mon poney. Moins d’une heure après notre arrêt, un feu flambait au centre de notre campement et la soupe mijotait. J’avais obtenu le droit de me rafraichir au ruisseau sous l’œil vigilant du Grand Prêtre avant de retourner auprès du feu où je me mis à somnoler.
Petrijk me servit un bol et une épaisse tranche de pain, que je dévorai. Le jeune garde qui venait de finir de bouchonner mon poney s’approcha du feu et m’interpella familièrement par mon prénom. Avec une vitesse et une force prodigieuse, Petrijk Eli Petriok l’attrapa par le cou et le jeta au sol. Il approcha son visage du sien et siffla d’un ton glacial :
- Comment l’as-tu appelé ?
- Je vous demande pardon, Grand Prêtre ! Je ne pensais pas à mal !
- Elle est ta rédemption ! Ton unique chance d’un monde meilleur ! Les Dieux l’ont choisie pour faire prospérer notre civilisation et protéger notre peuple. Crois-tu vraiment que tu as le droit de t’adresser à elle par son prénom ?
Petrijk Eli Petriokse mit dans une rage noire et le jeune garde trembla de peur.
- Je vous en supplie monseigneur, pardonnez-moi ! Elle n’est qu‘une enfant, une petite fille toute maigrichonne, je voulais juste être gentil avec elle…
- Elle est l’Elue des Trois ! Choisie par Ephisée, Trihiou et Ayenne en personne ! Tu n’as pas à être gentil avec elle, tu dois la protéger, la servir et l’honorer !
Le jeune garde pleurait en suppliant le Grand Prêtre à genou de lui pardonner, pendant que le Saint homme attrapait le fouet à sa ceinture. Il frappa le malheureux qui hurla de douleur. Puis un silence de mort s’abattit sur le campement, seulement rompu par les sanglots du jeune garde. J'amorçai un geste pour venir au chevet de l’infortuné, mais la main implacable du capitaine Rehour m'interdit fermement de bouger en me saisissant par l’épaule. Au bout de quelques minutes, il aboya des ordres aux autres soldats et le camp reprit vie. Moi, je n’osai plus respirer, pétrifiée par la scène. Le pauvre soldat avait juste voulu m’offrir une pèche.
Petrijk Eli Petriok s’était rassis auprès du feu, avait enroulé et rangé son fouet. Quand les soldats se remirent en mouvement et que le capitaine disparut, il m’ordonna de finir de manger. Je remarquai alors que ses dents étaient noircies. Sa bouche ressemblait à un trou béant prêt à aspirer mon âme. Je réprimai un cri et levai les yeux vers les siens. Dans ses iris presque noires brûlait le feu de la colère et de la certitude. Un mélange dangereux. Je baissai la tête et m’efforçai de me concentrer sur mes sandales trop petites. Ma terreur passa pour de la soumission. Satisfait, Petrijk Eli Petriok se radoucit. D’une voix plus calme, il m’informa que deux gardes seraient poster devant ma tente pour veiller sur moi. J’avais l’habitude des menaces couvertes et je compris le message : ne cherche pas à t’enfuir. J’obéis. Si je restais docile, il ne m’arriverait rien.
Le lendemain, nous reprîmes la route et sortîmes de la forêt avant la fin de l’après-midi. J’avais été piquée partout et certaines de mes piqûres s’infectaient déjà. Nous chevauchâmes à nouveau jusqu’au soir et des coups de soleil me brûlèrent les bras. Une fois le camp monté, Petrijk Eli Petriok me tartina d’un onguent puant censé soulager mes blessures. Ce fut désagréable mais je serrai les dents et le laissai faire, terrifiée par sa réaction si j’osais avoir un geste de recul.
Le lendemain, mes plaies étaient totalement guéries. Il m’expliqua que la doctoresse impériale avait amélioré l’efficacité des crèmes habituelles grâce à l’alchimie. A Hisatra, c’était un procédé courant d’augmenter l’efficacité d’un médicament de cette manière, mais les alchimistes médicaux n’étaient pas encore assez nombreux pour officier dans toutes les provinces de l’Empire. Un jour, mon rôle d’Elue me permettrait d’y remédier. J’hochai lentement la tête face à ce flot d’informations. Tout était trop nouveau, trop étrange et terrifiant pour que je pense à l’interroger sur mon rôle. Et je n’avais aucune idée de ce qu’était l’alchimie.
Avant de reprendre la route, le Grand Prêtre envoya un soldat au marché du village voisin et m’équipa un peu mieux pour le reste du voyage. Nous devions traverser l’aride province de la Griffe pour rejoindre Hisatra sur l’île Vrienne et le soleil était encore brûlant en cette fin d’été.
Je reçus une tunique et un pantalon beige, des bottes légères, quelques sous-vêtements et une longue écharpe blanche que le Grand Prêtre m’apprit à enrouler autour de ma tête pour me protéger du vent et du soleil. Des vêtements simples, bien coupés et solides, plus convenables que mes haillons. Maman ne fabriquait des vêtements neufs que pour mes sœurs. Moi, je récupérais ses vielles robes qu’elle recoupait pour que je ne marche pas dessus. Je n’avais jamais rien porté d’aussi beau.
Papa m’aurait trouvé très jolie ainsi habillée, il m’aurait sûrement dit que j’étais sa princesse du désert et m’aurait ébouriffé les cheveux. J’avais décidé depuis longtemps qu’il m’aimait plus que Maman. En tout cas, il ne me frappait pas. Durant le voyage, je gardai l’espoir que Papa vienne me chercher en découvrant ma disparition. Je me suis accrochée à cette illusion bien plus longtemps que je ne pourrais l’admettre avant d’accepter qu’il ne viendrait jamais. Mais pendant un temps, cela m’a aidé à me sentir mieux.
En plus des vêtements, Petrijk Eli Petriok m’offrit une somptueuse poupée. Je n’avais jamais rien vu d’aussi beau. La seule qui m’avait appartenue jusqu’ici n’était qu’un bout de tissu rembourré de feuilles sèches et fermé par une ficelle et elle était resté dans le grand lit que je partageais avec mes sœurs. Ma mère l’avait sûrement déjà jetée au feu.
- Je trouve qu’elle te ressemble un peu, annonça le Grand Prêtre d’un ton bourru. Tu dois te sentir bien seule, et toutes les petites filles ont besoin de compagnie.
Je n’osai ni la prendre, ni regarder le Grand Prêtre. Une part de moi le détestait et le craignait. C’était un tortionnaire qui m’avait arraché à tout ce qui formait mon univers. Il m’imposait une chevauchée épuisante, me menaçait et ne me montrait aucune douceur. D’un autre côté, ma mère non plus ne m’aimait pas et il m’avait sauvé de sa méchanceté. Il m’avait acheté des vêtements neufs, me nourrissait autant que je voulais et me promettait une vie confortable. Et là, il tenait sous mon nez un jouet si beau qu’il devait valoir plus que ma propre personne. J’étais confuse.
Bien entendu, il perdit patience. Il mit la poupée dans mes bras, s’agenouilla face à moi et attrapa mon menton entre ses doigts étonnement doux. Prise au piège, je m’obligeai à le regarder. Son visage me glaça de terreur. Il eut l’air triste, pendant une ou deux secondes avant que son visage ne redevienne impassible.
- Mérine, quand on te fait un cadeau, tu dois l’accepter et remercier la personne qui te l’offre. Si cette personne est d’un rang supérieur au tien, tu dois lui faire une révérence.
- J’sais pas ce que c’est, répondis-je d’une toute petite voix.
- C’est une manière de s’incliner. Tu prends le coin de ta robe entre les doigts de la main gauche, tu poses la main droite sur le cœur et tu plies les genoux en gardant le dos droit. Essaie.
- J’ai pas de robe.
- Fais semblant. Encore. Bien, c’est à peu près ça. Tu t’exerceras encore jusqu’à ce que ce soit parfait. As-tu compris ?
- Oui, m’sieur.
- Bien. Sache que j’ai horreur de me répéter.
Je frémis, mais acquiesçai. Dans le dos de Petrijk Eli Petriok, je jetai un regard à la dérobée au garde fouetté deux jours plus tôt, qui ne me le rendit pas. Le Grand Prêtre refusait de soigner ses blessures ou de soulager ses douleurs et l’homme peinait à suivre le convoi. Il fermait la marche, le teint livide, les plaies suintantes et la démarche incertaine.
Je serrai ma poupée contre moi et partis m’habiller en hâte avant que nous ne nous remettions en marche.
Les jours passèrent, monotones. Durant la troisième semaine de voyage, Petrijk Eli Petriok m’apprit que je devrais rencontrer l’Empereur lors de mon arrivée au palais. Chaque soir, il m’enseigna les rudiments des bonnes manières pour ne pas lui faire honte devant son souverain. C’était un professeur impitoyable. J’étais petite, il ne me frappait pas de trop, mais je reçus quelques taloches et une gifle pour avoir froncé les sourcils devant lui. Je devais anéantir ma colère, m'ordonna-t-il. Maman me disait la même chose quand elle me battait. Elle trouvait que j’étais une vilaine petite pie ingrate et effrontée. Que seules la peur et la douleur pouvaient vaincre ma rage.
J’avais donc souffert avec elle. Et plus que tout, je l’avais crainte comme je craignais mon nouveau tuteur. Mais mon sentiment de révolte ne disparaissait pas pour autant. Alors je le muselai. Je cachai tout au fond de moi cette colère qui ne m’apportait que souffrance.
Je ne crois pas que le Grand Prêtre fut dupe, mais il accepta mes efforts. C’était déjà un progrès par rapport à ma mère. Aussi, malgré la peur qu’il m’inspirait, je décrétais que je ferai de mon mieux pour ne pas le décevoir. Je n’avais plus de famille, il n’y avait plus que lui désormais et même s’il n’était ni aimant ni chaleureux, il semblait être juste. Je décidai de m’en accommoder, avec l’espoir qu’il finisse par m’aimer.
Au bout d'un mois, au petit matin, nous arrivâmes enfin à la capitale, par la porte nord. Nos chevaux foulèrent de spacieuses rues pavées de dalles ocre. Nous traversâmes plusieurs quartiers où les bâtiments construits de pierres blanches étaient immenses et majestueux. Des puits se trouvaient à chaque grande intersection. J’étais impressionnée par la disponibilité de l’eau douce. C’était si difficile dans mon village, il fallait aller puiser directement à la source en remontant la montagne escarpée pendant une heure.
Nous remontâmes une rue remplie d’auberges et l’odeur de patates grillées aux algues et aux épices me fit monter l’eau à la bouche. Il y avait plus de fruits dans les paniers que je n’en avais vus au cours de ma vie et des légumes qui m’étaient inconnus. Le Grand Prêtre m’offrit une sorte de pain chaud fourré aux lentilles et aux amandes, cuit dans de grandes feuilles pliées. Après les rations de voyage, ce repas devint aussitôt mon plat préféré.
Chaque rue surpassait la précédente en richesse, luxe et magnificence. Je ne pensais pas pouvoir être plus émerveillée, avant de découvrir le Palais Impérial. Je restai sans voix. Il était entièrement construit de cette pierre étrange et magnifique que j’avais déjà observé en ville, sur les bâtiments officiels. Sauf que ce palais ne pouvait pas avoir été taillé par des humains : des centaines de colonnes torsadées jaillissaient du sol et se rejoignaient en arcades, formant un vaste cercle sur lequel reposait une immense fleur de lotus épanouie. Entre les colonnes, des jardins d’une beauté à couper le souffle se succédaient, fleurissant à tour de rôle selon les saisons. La base du lotus se composait de feuilles délicatement incurvées, soutenues par d’immenses arches qui permettaient de pénétrer dans l’enceinte.
Chacune des vingt-cinq pétales veinés d’or et de saphir servait de terrasse sur laquelle deux cents personnes pouvaient se tenir, danser et se restaurer. Mais le plus incroyable de cette œuvre inimaginable était son cœur, composé d’une salle de bal sous une coupole de verre que l’on apercevait depuis le sol, à travers les délicats pétales blancs.
Je restai plusieurs minutes immobile, fascinée par ce spectacle et Petrijk me laissa profiter de la vue, conscient de ce que peut ressentir un visiteur qui voit le palais pour la première fois. Il finit par tirer doucement sur les rênes de mon poney et me fit entrer dans l’enceinte impériale, dont je ne suis jamais ressortie depuis.
Aussitôt, des serviteurs vinrent nous débarrasser de nos montures et je suivis le Grand Prêtre dans le labyrinthe de couloirs et d’escaliers qui nous mena devant l’entrée de la salle du trône. Chaque personne que l’on croisait, peu importe la richesse de ses vêtements et l’importance qu’elle semblait avoir, s’inclinait respectueusement et craintivement devant Celui qui parle pour les Dieux et je commençai à mesurer l’étendue de sa toute-puissance.
Nous entrâmes dans une vaste pièce au bout de laquelle trônait le fauteuil vide de l’Empereur. Petrijk ricana devant mon air désappointé.
- Pensais-tu réellement rencontrer son Altesse Impériale dans cet état ? Tu as grand besoin d’un bain, Mérine. Et moi aussi d’ailleurs.
Je pris conscience de ma crasse et de ma puanteur. Honteuse, je baissai les yeux et le laissai me guider vers un escalier dérobé. Nous montâmes une quantité prodigieuse de marches avant d’arriver devant une ouverture dissimulée derrière une tenture représentant la rencontre des Dieux Créateurs : Ayenne et Trihiou réunis par Ephisée. Le Grand Prêtre écarta la tapisserie et nous nous retrouvâmes dans un long corridor ponctué d’une demi-douzaine de solides portes fermées. Enfin, il s’arrêta devant la dernière. Elle était ouverte sur une grande chambre circulaire, luxueusement meublée.
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