A la gloire de l'Empire
Deux servantes m’attendaient, ainsi qu’une immense baignoire fumante. Elles me firent entrer, écoutèrent les ordres du Grand Prêtre et refermèrent la porte à clé derrière lui. La plus jeune des deux retira mes vêtements, et m’aida à escalader la baignoire. L’autre déshabilla ma poupée et nettoya le bois délicat de ses membres avec un chiffon huilé, en insistant sur les articulations. Dans une petite bassine, elle lava ses cheveux bruns bouclés et la coiffa à la dernière mode de l’Empire, avant de la sécher avec un linge de lin souple et de la vêtir. Ma poupée fut prête avant moi et je la trouvai somptueuse.
Je subis avec délice le même traitement. Les deux femmes me lavèrent, frottèrent mes cheveux et mon corps avec une huile parfumée très douce. La plus âgée coupa et coiffa d’une main experte ma chevelure rebelle, en détaillant ses gestes à la seconde qui écoutait avec attention. Finalement, elles m’habillèrent d’une robe très similaire à celle que portait ma poupée, en coton vert pâle brodée d’argent à la coupe simple et élégante.
Elles m’amenèrent ensuite près de la fenêtre, devant l’immense miroir sur pied et je m’observais, interdite. Dans la chaumière de mes parents, il y avait un miroir accroché au mur, à peine plus grand que le livre du Prêtre itinérant qui nous faisait l’école. C’était une feuille de métal polie, dont l’éclat s’était terni au fil des années. Ma mère en possédait un vrai, qu’elle tenait en sécurité dans une boite fermée à clé. Cadeau d’un riche client de passage. Les seules fois où j’avais pu observer mon reflet, c’était dans le tesson que j’utilisais pour envoyer des reflets de soleil à mon père. Je ne voyais guère plus qu’un œil, ou qu’un coin de bouche, jamais je n’avais observé mon visage en entier. Me voir debout, dans une robe si belle, tenant dans mes bras une poupée si grande, coiffée si magnifiquement, me fit monter le rose aux joues.
A la demande de la jeune servante, je grimpai sur un escabeau et elle se mit à piquer des épingles dans le bas de robe. Je dévorais du regard tout ce qui me tombait sous les yeux, du grand lit de bois sculpté au guéridon devant la cheminée. Il y avait également une bibliothèque garnie de livres dont les titres étaient encore un mystère pour moi, un coffre cerclé de métal, des tentures sur les murs, d’immenses cadres protégeant des peintures diverses. J’étais très impressionnée par les chandeliers, les lampes à huile et les bougeoirs délicatement ouvragés qui accueillaient plus de chandelles que je ne savais en compter. C’était une chambre très simple, sobre et impersonnelle. Pourtant, il y avait ici plus de richesse que n’en comptait tout mon village et assez de place pour loger une famille de huit ou neuf personnes. Je tournais sur moi-même, ivre de découvertes et finis par agacer la femme de chambre :
- Mademoiselle, veuillez cesser de gigoter ! L’ourlet ne sera jamais droit si vous bougez constamment. Tenez-vous donc tranquille !
- Pardon m’dame.
- Ne te fâche pas Gwen ! Tout est nouveau pour cette petite, tu devrais être plus indulgente.
- Je vous prie de m’excuser Jenie, maugréa Gwen de mauvaise grâce avant de se tourner à nouveau vers moi. Pourriez-vous cesser de bouger, mademoiselle Mérine, afin que je termine mon ouvrage ?
- Oui m’dame. Elle est vraiment très belle cette robe m’dame, ajoutai-je après un cours silence. C’est vous qui l’avez fabriqué ?
- Certainement pas, je suis femme de chambre moi, pas couturière ! Et sachez que ce n’est qu’une chemise de nuit. Pour dormir, précisa-t-elle d’un air moqueur devant mon incrédulité. Hé bien, si vous ignorez à quoi cela sert, nous aurons du travail pour vous éduquer correctement.
La manière dont Gwen m’avait parlé était bien plus dure que la sévérité du Grand Prêtre. Ces quelques phrases suffirent à me faire comprendre à quel point elle me considérait comme une stupide petite campagnarde, ignare et rustre. Piquée à vif, je répondis d’un ton boudeur :
- J’sais ce que c’est, j’en avais une de chemise de nuit. J’suis pas bête !
Jenie nous interrompit en m’apportant de petits chaussons en laine.
- Bien sûr que non, mademoiselle, personne ne pense une chose pareille. Gwen a toujours vécu au Palais d’Hisatra. Elle ignore ce que peut être la vie dans des régions bien moins loties que la nôtre. J’imagine que vous n’avez jamais vu une si belle chemise, et à votre âge on a bien le droit de la confondre avec une robe. Ne vous en faites pas, demain nous vous apporterons tout un trousseau, vous aurez le temps de vous familiariser avec les tenues de la cour. Nous apporterons également des belles robes pour votre poupée afin que vous puissiez l’habiller à votre image. Cela vous ferait-il plaisir ?
- Ho oui !
- Excellent ! Quant à toi Gwen, reprit Jenie d’un ton sévère, n’oublie jamais à qui tu t’adresses : ton attitude est à la limite de l’irrévérence et tu sais fort bien ce qu’il t’en couterait si le Grand Prêtre avait vent de tes paroles. Par égard pour la souffrance de ton frère, je me tairais aujourd’hui. Mais change immédiatement de ton !
La jeune femme rougit jusqu’aux oreilles sous le coup de la remontrance. Elle m’adressa de sincères excuses, et je ne voulais pas qu’elle soit punie comme l’avait été le garde. Je promis de ne rien dire à personne.
Dès qu’elle eut terminé l’ourlet de ma chemise, Gwen m’apporta un plateau garni de victuailles (dont ces fameux petits pains que j’avais gouté plus tôt dans la journée). Je dévorai tout ce qui me tombait sous la main, sans me soucier de l’incroyable talent des cuisiniers d’Hisatra. Sous l’œil bienveillant de Jenie, j’engloutis l’intégralité des mets délicats qui avaient été cuisinés spécialement pour moi.
Pendant que je mangeais, j’observais les deux femmes du coin de l’œil. Gwen avait de très longs cheveux auburn, retenus en un chignon serré et ses yeux verts me jetaient des regards de reproche. Son visage était constellé de taches de rousseur. Elle n’avait pas plus de seize ans et était occupée à étendre des couvertures sur le lit. Jenie portait la même tenue, composée d’une robe grise et simple, recouverte d’un tablier noir à poches. Elle était plus âgée, et lui ressemblait assez pour avoir l’air d’être sa cousine ou sa tante peut-être. Je finis par baisser la tête face au regard accusateur de la jeune servante et avalai le dernier pain fourré.
Poussant un soupir de satisfaction, je m’écartai du plateau et le sommeil m’envahit tout à coup. Jenie me porta jusqu’à l’immense lit moelleux où m’attendait ma poupée et je sombrai aussitôt dans le sommeil.
Le lendemain, les deux servantes me réveillèrent de bonne heure. Les yeux de Gwen étaient rougis par les pleurs et elle ne m’adressa pas la parole de la journée. Jenie ignora le comportement de sa nièce (j’avais fini par décider qu’elle avait l’âge d’être sa tante) et me parla de tout et de rien pendant qu’elles m’habillaient, me coiffaient et entretenaient ma chambre.
Lors de l’habillage, je compris immédiatement pourquoi ma remarque avait suscité la moquerie de Gwen la veille. La robe était somptueuse : tissée de fins cotons et de lins, brodées de magnifiques motifs floraux en soie, la coupe était serrée sous la poitrine et s’évasait jusqu’aux chevilles. Les manches étaient également brodées de fils colorés rappelant les motifs de la chemise que je portais dessous. Une splendeur. On m’en amena trois autres.
Quand enfin je fus prête, Petrijk se présenta à ma porte. Il m’observa de son œil inquisiteur et sembla satisfait. Il m’informa que j’étais attendue le lendemain par son Altesse et donna ses instructions à Jenie et Gwen avant de repartir prestement. Jusqu’au lendemain, les deux femmes m’apprirent à faire convenablement la révérence et à prononcer sans mon accent campagnard les mots « Oui, votre Altesse. »
Enfin, je rencontrai Lisio Dres Vrienne, trente-septième Empereur de Takabura, désigné des Trois, descendant de la grande Ephisée, et protecteur bienveillant des Terres civilisées.
C’était un homme de bonne carrure qui n’avait pas encore atteinte la quarantaine. Il avait été couronné à l’âge de vingt-et-un ans, ce qui faisait de lui le plus jeune Empereur depuis cinq siècles. Son visage était beau, encadré d’une barbe et d’une crinière d’un roux flamboyant et son regard vert était vif et autoritaire. On devinait au coin de ses yeux une ou deux ridules qui font le charme des hommes de son âge. Très séduisant. Mais à cette époque, j’étais surtout intimidée par l’immense épée à tête de wyverne pendue à son côté.
Assis sur son trône, il m’inspectait comme un tapis qu’on hésite à acheter et dont on s’apprête à négocier le prix au marché. Je sentis peser sur moi le regard de Celui qui parle pour les Dieux et pris soin de respecter les usages qu’il m’avait enseignés. Finalement, l’Empereur leva les yeux vers son Grand Prêtre :
- Elle est plus maigre et plus méfiante qu’un chat errant, mais oui, c’est bien elle, Petrijk. Nourrissez-là, reposez-là et elle conviendra parfaitement. Faites en sorte qu’elle soit prête pour les festivités du Renouveau.
- Qu’il en soit fait selon votre volonté, Votre Excellence, répondit le Grand Prêtre.
Il s’inclina vers l’Empereur et je l’imitai aussitôt. Il me ramena dans ma chambre sans un mot où Jenie et Gwen m’attendaient avec mon repas. Personne ne m’expliqua rien et je n’osai pas poser de questions. Je remarquai cependant que Gwen avait l’air moins renfrognée que les jours précédents.
Pendant la semaine qui suivit, les deux femmes de chambres continuèrent à m’enseigner les manières de la cour et Petrijk me rendait visite quotidiennement pour superviser mes préparatifs, vérifier ma tenue, mon maintien ou s’assurer que je prenais mon rôle au sérieux. Enfin, le jour du bal, pendant que les deux servantes terminaient de me coiffer, le Grand Prêtre me donna quelques informations sur le déroulement de la soirée :
- Les festivités du Renouveau ont lieu tous les cinq ans. Ce seront les seuls évènements auxquels tu auras le droit d’assister. Elles célèbrent toutes les provinces de Takabura pendant une période de sept jours, qui se termine à l’équinoxe d’automne et marque le début d’une nouvelle année. C’est une fête somptueuse qui nous permettra de te présenter au Royaume entier. Chaque habitant de l’Empire est invité, même si tous ne viennent pas, naturellement. Rappelle-toi, ton rôle est capital pour la sérénité de l’Empire.
- Mais je sais pas ce que je dois faire, Grand Prêtre ! Et si…
- Et si quoi, Mérine ? me coupa sèchement Petrijk. Tu vas te tenir assise chaque soir à la table de l’Empereur. Tu mangeras ce qu’il te dira de manger, tu te lèveras et t’assiéras quand il te l’ordonnera. Et tu ne parleras à personne, est-ce bien clair ?
- Oui.
- Bien. Comme tu n’as pas encore tout à fait cinq ans, tu ne resteras pas plus de deux heures chaque soir. la prochaine fois, je t’autoriserai à y rester un peu plus.
- Cinq ans ?
- Ton anniversaire tombe le dernier jour des festivités. Tu es née un jour de Renouveau, c’est une des conditions pour être choisi par les Dieux.
- Je ne savais pas. Maman ne me l’a jamais dit.
Je restai songeuse quelques secondes, mais Petrijk coupa court à mes pensées :
- N’oublie pas, être l’Elue est un immense honneur que les Dieux te font. Je veux te voir souriante pendant toute la durée des festivités. Ton visage doit rayonner de la joie et de la fierté de servir ton peuple. Il t’en coutera de me désobéir.
Terrifiée, j’opinai et me laissai conduire à la salle de bal. Je suivis Petrijk en passant devant les immenses tables dressées pour l’occasion jusqu’à celle de l’Empereur. Je reconnus le trône Impérial, ainsi que celui de l’Impératrice à sa gauche. Immédiatement à sa droite, trois sièges étaient déjà occupés par une jeune femme aux longs cheveux blonds, un adolescent rondouillard qui portait d’étrange cercles de verre sur le nez et une enfant au teint très pâle, presque blanc et aux yeux délavés. Elle devait venir de la petite île d’Oblat, à l’extrême nord de l’Empire. Aucun d’eux ne portaient ni couronne ni atours impériaux, mais ils étaient aussi somptueusement vêtus que je l’étais.
Ignorant totalement leur identité, je levai les yeux vers le Grand Prêtre qui m’ignora et me contraignis à le suivre. Il m’installa juste à côté de la jeune fille aux yeux délavés et lui-même s’assis sur le fauteuil suivant. Lorsque l’Empereur et son épouse arrivèrent, nous nous levâmes et je plaquai sur mon visage un sourire crispé.
Tout le temps que dura la fête, ce sourire ne me quitta pas. Sept jours complets. J’enfonçais mes ongles dans mes cuisses sous la table pour ne pas pleurer. Quand j’obtenais l’autorisation de me retirer, je tombais d’épuisement dans mon lit. Tous les aristocrates du royaume vinrent nous saluer. Tous les nobles, les riches marchands, les artisans, les villageois, les paysans. Dieux ! L’Empire ne semblait avoir aucune limite !
Les deux autres enfants et moi reçûmes des offrandes en si grand nombre que je perdis le compte dès la première heure : des jouets, des bijoux, des étoffes, des livres que le Grand Prêtre confiait à un serviteur derrière nous tout en bénissant chaque fidèle qui le demandait. La jeune femme à côté de l’Empereur recevait une attention particulière. Beaucoup de sujet s’inclinaient devant elle, les larmes aux yeux et la remerciaient avec ferveur. Elle aussi souriait, quoique plus sereinement que moi, en inclinant délicatement la tête à chaque mot gentil qui lui était adressé. L’attention vigilante de Celui qui parle pour les Dieux était partagée entre nous quatre et malgré l’incompréhension totale dans laquelle je passai ces sept jours de festivité, malgré la terreur qu’il m’inspirait continuellement, sa présence inébranlable me rassura et me permit d’affronter cette épreuve.
Je n’ai plus jamais souris de ma vie.
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