Un peu de répit

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 Cette semaine de festivité est un des pires souvenirs de ma vie. Sept soirées fastueuses pendant lesquelles je ne comprenais absolument rien à ce que l’on attendait de moi. Je me sentais autant à ma place qu’une souris dans le nid d’un hibou. Malgré ce que m’avait dit Petrijk, j’avais l’impression que tout l’Empire avait fait le déplacement pour nous saluer, moi et les trois autres inconnus. Le passage incessant des sujets de Takabura, la musique, le bruit, la lumière, les repas copieux et riches me laissaient chaque soir dans un état de fatigue intense.

 Gwen venait me chercher au bout de deux heures et me ramenait à ma chambre ou Jenie m’attendait avec une baignoire fumante. Elle me déshabillait, me lavait et me peignait avant de me mettre au lit. Je m’endormais en pleurant, ma poupée serrée contre moi. Au matin, les deux femmes de chambre me réveillaient, m’habillaient et Jenie me parlait beaucoup pendant que je déjeunais. Des mots gentils, attentionnés, et des informations sur l’Empereur, son fils, sa femme, les nobles, les danses. Bref, elle m’enseignait les manières de la cour sans que je ne m’en rende compte. Pendant ce temps, Gwen rangeait, nettoyait et préparait mes affaires pour la journée. Elle observait beaucoup sa tante, qui, je le compris plus tard, lui enseignait encore le métier.

 Je voulais sortir. J’avais toujours vécu au grand air et cette liberté me manquait. Gwen refusa et Jenie m’expliqua qu’il était impossible de m’emmener dehors pendant les festivités du Renouveau. Le Palais était plein de gens venus de partout et ma sécurité ne serait pas assurée. Elle me promit d’y remédier dès que possible. A la place, elle et Gwen m’apportèrent de nombreux jouets. J’avais des perles de bois, des billes de verre, et des figurines articulées et peintes à la main. Je reçus aussi une dinette de porcelaine et de petits livres illustrés. Je ne savais pas lire, mais les images me subjuguèrent. Jenie m’amena aussi du matériel à dessin et je passai les heures de l’après-midi dans une quiétude salvatrice, jusqu’au retour de mes deux femmes de chambre pour la soirée suivante.

 Ainsi se déroulèrent les sept jours de festivité. Comme me l’avait ordonné le Grand Prêtre, je ne parlai pas une fois aux enfants à côté de moi. Lui-même ne m’adressa pas beaucoup la parole. Il venait me chercher dès que j’étais prête, me posait quelques questions sur ma journée, me donnait une ou deux consignes pour la soirée et m’emmenait en silence à travers les escaliers et les couloirs du palais pour me mener à la salle de bal principale au cœur de la fleur d’Hisatra.

 Le dernier soir, ma tenue était encore plus somptueuse que celles que j’avais porté jusqu’ici. Ma chemise était en lin écru, brodée de fleurs d’or en soie, et la robe que Gwen me passa était d’un rouge sang. J’avais appris que les alchimistes de l’Empire avaient développé de nombreuses techniques pour embellir les objets, améliorer les matières ou parfaire des recettes. Certains des meilleurs maîtres artisans de Takabura maitrisaient cet art complexe et ce qui sortait de leurs ateliers était réputé dans tout l’Empire. D’autres cependant, confiait leurs œuvres à des alchimistes qu’ils payaient une fortune pour obtenir un résultat particulier.

 C’était le cas de la robe que je portais. Sa couleur avait une vivacité incroyable et accrochait chaque reflet de lumière. Les broderies au bas de la jupe représentaient les vagues de l’océan et semblaient bouger à chacun de mes pas, si bien qu’on avait l’impression que je marchais sur une mer en mouvement. Une mer rouge sang. Je chaussai de petites bottines assorties et Jenie paracheva ma coiffure en piquant dans l’entrelac de tresse une fleur du même tissu que ma robe. Gwen accrocha un collier d’or autour de mon cou et un homme vint tracer des signes sur ma cheville.

 Petrijk arriva à la fin des préparatifs et me complimenta :

  • Tu es très jolie Mérine. D’ici un mois ou deux tu auras repris assez de poids pour ne plus ressembler à une brindille.
  • Merci, Monsieur.
  • Allons, ne rougis pas ainsi. Es-tu prête ?
  • Oui, Monsieur.
  • C’est le dernier soir des festivités du renouveau. Après cela, fini les belles robes, alors profites-en encore un peu. Gwen viendra te chercher avant le début du bal. Prend garde à ton maintien, n’oublie pas de sourire et ne parle à personne, même si l’on te parle. Je serai là pour répondre.
  • D’accord, Monsieur.

 Nous sortîmes tous deux et je me laissai guider jusqu’à la salle de bal puis à ma place. Les trois autres étaient déjà là, vêtus du même tissu que le mien. La plus âgée portait également une capeline blanche et sa robe était piquée de milliers de petites perles de verre formant des motifs complexes sur les manches et le corsage. L’éclat de sa beauté ternissait jusqu’à celle de l’Impératrice, pourtant réputée pour être la plus belle femme de l’Empire. Les longs cheveux d’or de la jeune femme étaient tressés en couronne autour de son front. Elle m’évoquait les peintures d’Ephisée, la Déesse mère de la lignée impériale.

 Je m’installai sur mon siège et je reçus une tape de Petrijk sur la tête me signifiant d’arrêter de dévorer des yeux la jeune femme. Je regardai aussitôt devant moi et plaqua un sourire sur mon visage. J’avais eu le temps de voir la fatigue sur les traits de l’enfant et de l’adolescent à mes côtés. Quant à la jeune femme, elle m’avait semblé plus pâle qu’à l’ordinaire, le regard légèrement absent. Un doux sourire flottait sur son visage, mais elle n’avait pas vraiment l’air présente.

 Je n’eus pas le temps de pousser plus loin mes observations : la salle de bal commença à se remplir et bientôt, Lizio Dres Vrienne entra, accompagné de l’Impératrice qui ne tarderait plus à voir venir son deuxième enfant. Un petit garçon à la crinière rousse lui tenait la main avec un air sévère. Il devait avoir mon âge et ressemblait beaucoup à son père. Leurs sujets ployèrent le genou devant eux et attendirent que l’Empereur installe son épouse avant de s’asseoir lui-même pour se relever. La fête commença.

 Comme les jours précédents, Gwen me ramena rapidement dans ma chambre et je m’écroulai de fatigue. A minuit, je fus réveillée par une immense clameur et un éclair blanc qui frappa le temple impérial. Je criai de peur, mais personne ne vint sécher mes larmes. Je restai recroquevillée dans mon lit, serrant ma poupée contre moi de longues minutes et une violente douleur m’étreignit la tête. Je finis par m’endormir, épuisée et sombrai dans les cauchemars.

 Je fus malade quelques jours après cela. Le Grand Prêtre m’expliqua que je souffrais probablement de migraines. Il me recommanda de rester dans le noir le temps que ma douleur s’apaise et d’appliquer des linges froids sur mon front. Puis je ne le vis plus pendant un très long moment.

 Jenie me fit ses adieux. Les festivités et mon installation terminées, je n’avais plus besoin de deux femmes de chambre. Gwen resterait à mon service. Cela ne l’enchantait guère, ni moi d’ailleurs. Je sentais qu’au fond, la jeune domestique n’était pas une mauvaise personne et je ne comprenais pas ce que j’avais fait pour mériter son aversion. Pourtant elle prit soin de moi avec application. Elle m’apportait régulièrement de nouveaux jouets et m’emmena chaque jour faire de l’exercice dans les nombreux parcs du Palais. Deux heures de sortie quotidienne pendant lesquelles je ne croisai personne. J’étais seule pour la première fois de ma vie et je détestais cela. Mes sœurs me manquaient, les enfants du village aussi. Je n’avais personne à qui parler, personne avec qui jouer.

 De longs mois durant, Gwen fut ma seule compagnie et j’avais fini par apprécier sa présence. Je restai seule tous les après-midis, jouant, dessinant, regardant des livres. Je prenais le thé avec mes poupées, jouais avec mes figurines. Comme l’avait dit Petrijk, je prenais du poids et je grandissais. Mes cheveux étaient moins secs et ma première dent tomba.

 Environ un an après mon arrivée, je me sentais bien, en sécurité. Je ne pensais plus beaucoup à mes parents, le souvenir de ma mère s’éloignait, et même si mes sœurs me manquaient encore, il y avait longtemps que je ne pleurais plus en pensant à elles. J’étais une petite fille pragmatique : je mangeais à ma faim j’avais des poupées et personne ne m’avait battu depuis un an.

 Un matin, tandis que je jouais ave des chevaux de bois sur l’épais tapis devant la fenêtre, la serrure de ma porte cliqueta. Baignée par la lumière matinale, j’interpellai la seule personne qui me rendait visite :

  • Attend Gwen, je finis mon histoire et je viens. Tu sais, je ne l’ai vraiment pas fait exprès de mettre de la confiture sur les draps alors j’espère que tu n’es plus fâchée !
  • Une tache dans le lit ? Comment cela se fait-il ?

 Mon sang se glaça au son de cette voix sèche et grave. Je me levai et fis aussitôt volte-face vers la porte. Il n’était pas venu depuis un an et j’avais cru qu’il m’avait abandonnée. J’avais pleuré de nombreuses nuits et j’avais fini par croire que je ne le reverrai plus. Petrijk Eli Petriok se tenait dans l’encadrement de la porte, bien droit, les mains jointes, le fouet accroché à la ceinture orange qui ceignait sa robe safran.

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