Première leçon
- Petrijk !
- Cette familiarité ne me sied guère, Mérine.
Cette phrase me fit l’effet d’une gifle. Le Grand Prêtre me regarda avec sévérité, attendant visiblement quelque chose de ma part. J’étais pétrifiée. Il fronça les sourcils et fit un geste tout juste perceptible de la tête. Enfin, je me souvins de ce qu’il attendait. Je ravalai mes larmes, me remis à respirer, puis pinçai le pan de ma robe en posant une main sur mon cœur et m’inclinai respectueusement.
- Je suis à votre service, Grand Prêtre Impérial, finis-je par articuler.
- Voilà qui est mieux. Maintenant, dis-moi : as-tu déjeuné dans ton lit, Mérine ?
- Oui, Grand Prêtre.
- Une dame ne déjeune pas au lit. Quand sa femme de chambre arrive, elle est déjà levée, elle a fait sa toilette et se tient prête à être habillée avant de se faire servir son petit déjeuner à table. Ainsi, si une visite inattendue se présente, elle est décente pour la recevoir.
- Ça ne risque pas de m’arriver une visi…
Ma phrase resta inachevée. Celui qui parle pour les Dieux se retrouva devant moi à une vitesse inhumaine et me flanqua une gifle, une vrai cette fois, qui me projeta par terre. Je criai de peur et de douleur et mes larmes coulèrent pour de bon.
- Petite insolente ! Ne me réponds plus jamais sur ce ton et ne m’appelle plus ainsi ! Je viens de te donner ce que j’avais de plus doux en matière de punition.
Sa mâchoire carrée était crispée, et ses dents grincèrent. Sa voix était restée froide, presqu’un murmure, mais le ton qu’il employa était plus tranchant qu’un rasoir. Chacun de ses mots me blessa profondément. Cela faisait un an que nous ne nous étions pas vus et j’avais cru qu’il m’avait oublié. Son abandon m’avait tiré tant de larmes au cours de cette année et, les mois s’étirant, avaient suffi pour lisser les traits de sa personnalité qui m’avaient terrifiée. Finalement il me restait un souvenir assez flou d’un homme sévère, prompt à la colère mais protecteur. En entendant sa voix, mon cœur s’était gonflé de joie : il ne m’avait pas oublié ! J’avais eu l’habitude de voir mon père partir pendant de longues périodes et entendre la voix profonde du Grand Prêtre m’avait fait le même effet que d’entendre celle, plus chantante de Papa qui passait le pas de la porte de notre chaumière.
Mais Petrijk ne traversa pas la chambre pour me prendre dans ses bras et m’ébouriffer les cheveux. Il ne me sourit guère ni ne me félicita que j’avais encore grandi. Petrijk Eli Petriok resta désespérément lui-même : le Grand Prêtre Impérial. J’avais espéré un traitement différent du fait de ma situation particulière. Seulement, un Petriok ne fait pas d’exception. Pas même pour une Elue qu’il était venu chercher à l’autre bout de Takabura. Je compris à cet instant que le Grand Prêtre était suffisamment craint et respecté par tous pour ne pas avoir à dissimuler son caractère impulsif et impatient. La froideur qu’il montrait n’était que la fine croute terrestre autour de son tempérament volcanique.
Je me relevai et baissai les yeux face au regard glacial qui me dévisageait. La haine qui émanait de tout son être me fit frissonner de la tête aux pieds. Par tous les Dieux ! Qu’avais-je donc fait pour mériter cela ? Il attendit quelques instants, puis reprit, face à ma soumission :
- Bien. Les vacances sont terminées. A partir de maintenant, une préceptrice viendra chaque matin pendant quatre heures. Connais-tu tes lettres ?
- Non, Grand Prêtre.
- Tes chiffres ?
- Jusque dix, Grand Prêtre.
- Elle aura du travail dans ce cas. Tu as eu six ans la semaine dernière, Mérine. Il est temps de commencer ton instruction. Les sorties matinales seront donc remplacées par tes leçons.
J’étais anéantie. Imperturbable, Petrijk Eli Petriok continua :
- Je compte sur toi pour apprendre rapidement. Je veux que tu saches lire avant le retour de l’été. Ensuite vous passerez aux choses sérieuses : grammaire, littérature, arithmétique pour commencer. Après cela, vous étudierez l’histoire de Takabura, les différents lignages des familles ducales et des nobles principaux, notre système politique, la botanique et le dessin. L’après-midi sera consacrée aux bonnes manières, au chant et à la danse avec une autre professeure. Les dieux savent si tu en as besoin ! Puisque tu es si certaine de ne jamais recevoir de visite, je viendrai prendre le petit déjeuner avec toi chaque jour et t’interrogerai sur tes enseignements de la veille. Gare à toi si tu ne travailles pas. Je me chargerai également de ton éducation religieuse. J’imagine que tu ne connais rien des textes sacrés ?
J’étais perdue dans le flot d’informations qu’il venait de me donner. Au village, il n’y avait pas d’école. Les enfants aidaient leurs parents et reprenaient vite l’affaire familiale quand c’était possible. Dès huit ou neuf ans, quand nous étions assez robustes, nous pouvions nous faire embaucher dans les fermes alentours ou comme commis chez les commerçants. Un Prêtre itinérant venait deux matinées par semaine pour enseigner les lettres, les chiffres et l’histoire de l’Empire à tous ceux que les parents acceptaient de libérer. Maman avait toujours refusé que j’y aille, contrairement aux plus âgées de mes jeunes sœurs.
Perdue entre mes souvenirs et la tentative de donner un sens au mot grammaire, je me rendis compte que je regardais le Grand Prêtre la bouche entrouverte et l’air stupide. Il répéta sèchement sa question et je lui répondis que je connaissais l’histoire des Trois Créateurs et que je savais comment l’Empire de Takabura était apparu. Comme il se taisait, je pris cela pour un encouragement et malgré la brûlure cuisante sur ma joue et mon cœur meurtri, je poursuivis.
Ayenn l’éternelle était Tout. Elle était partout, tout le temps. Comme il ne peut exister un Tout sans un Rien, Trihiou existait également. Il était le Néant et ne se trouvait nulle part. De son royaume de Vide, il regardait Ayenn avec adoration. Il en était fou amoureux et admirait sa beauté, mais elle ne le voyait jamais. Alors il se lamenta et pleura des océans de larmes. Ces trombes d’eau attirèrent l’attention d’Ayenn. Elle chercha qui les avait créées mas ne vit Rien. Elle soupira. De la mélancolie de son souffle apparut Ephisée, celle qui transmet et répand la vie. L’’agile Ephisée trouva sans peine Trihiou et apporta son message d’amour enflammé à Ayenn. Chacun de ses aller-retours entre les deux amoureux fit apparaître de nouvelles merveilles : avec le baiser d’Ayenn, Trihiou créa la Terre. Ephisée la recouvrit des océans que Trihiou avait pleurés et Ayenn, l’enveloppa du Ciel. Son cœur ardent et passionné devint le radieux soleil de cette nouvelle existence. Chaque jour, Trihiou se gorgeait de sa lumière et, à la tombé de la nuit, lorsque la Déesse s’endormait, il en restituait une partie en l’éparpillant dans le ciel. Pour que le Dieu ne reste pas seul, Ephisée capturait chaque soir le cœur endormi d’Ayenn et l’accrochait dans le ciel à côté du sien. Les deux lunes conjointes rappelle à la Terre qu’ils sont toujours Trois. Ensemble, ils mirent au monde les autres Dieux, qui eux-mêmes parsemèrent la Terre d’une myriade d’îles, les peuplant d’animaux, de plantes et d’humains.
Pour célébrer leur réussite, Ephisée prit un peu de Tout et un peu de Rien pour former une immense île qu’elle déposa au milieu des autres : Takabura. Puis elle embrassa le sol et donna naissance à Alixendro Dres Vrienne, le premier Empereur. Satisfaite, elle montra son œuvre à Ayenn et Trihiou. Ils peuplèrent ensemble cette terre, faisant de nous les enfants des Trois, un peuple civilisé et prospère.
- Bien, je constate que tu n’es pas totalement inculte. Il s’agit certes de la version provinciale véhiculée par les bardes de village, mais l’essentiel y est.
- Mon père nous chantait toujours cette histoire pour nous coucher. Mes sœurs s’endormaient tout de suite, mais moi je luttais pour l’entendre en entier. Il jouait la mélodie sur son luth et fredonnait tout bas. Malheureusement, il n’était pas souvent à la maison et je ne connais que celle-là. Maman ne chantait pas.
- Il est heureux que tu n’en ais pas entendu d’autres. Ces chants recèlent une part de vérité, mais ne font pas partie de ton éducation princière. Tu étudieras les textes sacrés, non les ritournelles des saltimbanques.
Sa voix sèche balaya en un instant le doux plaisir du souvenir de mon père. Je refoulai mes larmes et lui demandai malgré tout :
- Grand Prêtre, je ne retournerai plus dehors ?
- Tu iras une demi-heure chaque jour avec Gwen dans le jardin des simples. Ta préceptrice te donnera une liste de plantes à reconnaitre. Tu devras les retrouver et les cueillir ou les dessiner, selon les consignes que l’on te donnera. Il est temps pour toi de te conduire en Elue et non plus en sauvageonne. Plus question de batifoler dans les jardins en courant et en cabriolant.
Je m’inclinai pour cacher ma colère face à cette injustice. Le Grand Prêtre tourna les talons. Il s’arrêta devant la porte et tourna légèrement la tête dans ma direction. A nouveau, je ne respirai plus.
- Une dernière chose, Mérine.
- Oui, Monsieur ?
- Tu laveras toi-même ton lit. Gwen est ta femme de chambre, mais elle a d’autres personnes à sa charge. Tu dois apprendre à gérer tes bêtises. Je lui demanderai de t’apporter un bac d’eau et du savon. Tu frotteras tant que le drap ne sera pas immaculé.
- Bien, Monsieur, répondis-je en ravalant ma rancœur. Grand Prêtre ?
- Mérine ?
- Quand commenceront mes leçons ?
- Elles ont déjà commencé.
Annotations