La préceptrice

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 Pendant les quatre années suivantes, ma vie suivit le plan imposé par Petrijk Eli PEtriok. Il me rejoignait chaque matin et nous prenions notre petit déjeuner ensemble. Pendant que je dévorais d’épaisses tranches de pain, des fruits au sirop et des œufs brouillés, il buvait délicatement une tasse de thé noir tout en m’interrogeant. Il m’enseignait ensuite notre panthéon, nos coutumes et nos rites sacrés. Son savoir semblait inépuisable. J’étais impressionnée par les connaissances que possédait cet homme, et encore une fois, malgré sa violence et sa froideur, je vis en moi un amour inconditionnel se développer pour lui.

 Il n’enseignait qu’aux enfants royaux et à moi, ce dont je tirai une immense fierté. Je me sentais privilégiée d’être ainsi au cœur de ses attentions. Parfois, il m’apportait un livre, une poupée ou n’importe quel autre présent, et la gratitude que j’éprouvai à son égard lui arrachait presqu’un sourire. Parfois, mon effronterie me valait une gifle et le ressentiment que j’éprouvais m’en coutait une deuxième. Cependant, il me tenait vraiment à cœur de le contenter et de gagner son affection.

 Petrijk restait souvent une heure entière avec moi. Lorsqu’il partait, Gwen débarrassait la table et emportait les vestiges du petit déjeuner sur un grand plateau d’argent. Dès qu’elle franchissait la porte, je sortais mes livres et mes cahiers, ravivais le feu et attendais ma préceptrice près de l’âtre. Diana Odi Debrine était une femme plus sèche encore que le Grand Prêtre. Elle semblait avoir arrêter de vieillir vers ses quatre-vingts ans, après quoi elle n’avait que continuer à se tasser. Je craignais qu’un jour, elle ne devienne si petite que Gwen la balaye en nettoyant le tapis. Mais la vieille femme était assez coriace pour mettre une taloche à ma servante depuis la pelle à poussière.

 Diana Odi Debrine était exigeante. Elle m’apprit à lire, à écrire et à compter plus vite que le Grand Prêtre ne l’avait espéré et m’apporta rapidement de nombreux ouvrages, dont un somptueux atlas qu’elle me commentait régulièrement. A son contact, je découvris la grandeur du monde et la richesse de notre culture. Lorsqu’elle parlait, je fermais parfois les yeux et elle m’emmenait alors visiter toutes les contrées de l’Empire : je voyais les rudes Montagnes Trihiennes, dont les veines de diamants faisaient scintiller les crevasses, je sentais la douce chaleur de la Totchane, et l’odeur de ses champs de lavande, j’éprouvais la fraîcheur des îles Hérines et la chaleur sèche des Ailes d’Ephisée qui rallumait le brasier de mes souvenirs d’enfance. L’Empire de Takabura prenait vie, avec ses coutumes raffinées et délicates, tout comme les histoires étranges des barbares des îles pirates qui bordaient la partie nord de l’Empire. Un peuple de guerriers qui s’entretuaient régulièrement, volaient nos navires et mangeaient leurs propres animaux. Les histoires les concernant me terrifièrent.

 L’après-midi était consacrée à la danse, au chant et aux bonnes manières. C’était Dame Eléi Odi Bienine qui s’évertuait à m’enseigner les arts de la cour mais j’attachais aussi peu d’importance à son caractère frivole et plat qu’à ses enseignements inutiles. Cela me valut de nombreuses réprimandes de la part de Petrijk, mais je ne parvins jamais vraiment à m’intéresser à ces futilités. Je préférai très vite la compagnie de la très vieille Diana Odi Debrine à celle de cette jeune noble écervelée.

 Les enseignements de ma préceptrice se poursuivirent. Peu avant mes dix ans, la vieille femme remarqua que mon talent pour le dessin s’était considérablement développé. Un matin, elle se présenta plus tôt qu’à l’accoutumée pour voir le Grand Prêtre :

  • Bonjour, Grand Prêtre. Je suis à votre service, Monseigneur.
  • Et moi au vôtre, vénérable préceptrice, répondit Petrijk en inclinant très légèrement la tête. Vous êtes bien matinale aujourd’hui, madame, je crains fort que vous soyez en avance.
  • Je le sais. A dire vrai, j’avais l’espoir de vous rencontrer.

 Celui qui parle pour les Dieux haussa les sourcils et, par son silence, l’invita à poursuivre.

  • Je souhaite vous entretenir de notre jeune élève.
  • Vous a-t-elle déplu ?

 Je me crispai sur ma chaise, devenant livide. Qu’avais-je fait ?

  • Non, monseigneur. C’est une enfant studieuse et appliquée, je n’ai guère de reproche à lui faire, si ce n’est le caractère parfois impétueux que vous lui connaissez autant que moi. Il s’agit d’autre chose. Mais auparavant, permettez que je m’assoie. Mes vieux os supportent mal la station debout prolongée.
  • Je vous en prie.

 Aussitôt je bondis de ma chaise et la présenta à ma préceptrice. Elle s’assit délicatement, me faisant remarquer que ma brusquerie n’était pas appropriée à une dame de qualité. Petrijk fronça les sourcils et je sentis les larmes me monter aux yeux de les décevoir tous deux. Je me confondis en excuses et tenta de me fondre dans le mur. Cela sembla fonctionner car rapidement, ils ne prêtèrent plus attention à moi. Diana Odi Debrine évoqua avec le Grand Prêtre mes progrès en dessin et suggéra qu’un maître approfondisse ma formation. La réaction de Petrijk Eli Petriok fut immédiate :

  • Je n’en vois aucun intérêt. Mérine n’a pas besoin de développer cet art.
  • Certes, répondit ma préceptrice, vous avez entièrement raison, Monseigneur. Cependant, quel besoin a-t-elle de développer ses autres compétences ? Elle est l’Elue des Dieux. Ils l’ont choisie, elle spécialement, dans tout l’Empire. Elle n’a besoin ni d’apprendre à compter ni d’apprendre à danser pour sauver l’Empire. Cependant, nous lui fournissons ce savoir.
  • Il s’agit d’une volonté divine de ne pas laisser leur champion dans l’ignorance et les ténèbres. Nous montrons notre reconnaissance en fournissant une éducation de qualité à ceux qu’Ils choisissent pour nous sauver.
  • Et si l’un d’eux développe un don particulier, il convient de ne pas le laisser s’étioler. Il est vrai qu’une Elue n’a pas besoin de savoir dessiner. Seulement, Paya l’a touchée de sa grâce. J’offenserais notre Déesse des arts si je ne sollicitais pas le droit qu’elle soit formée par un vrai maitre.

 La discussion entre ma préceptrice et le Grand Prêtre continua ainsi de longues minutes pendant lesquelles je retins mon souffle, buvant leurs paroles. Diana Odi Debrine tenait tête à Petrijk Eli Petriok avec une simplicité qui dépassait mon entendement. Finalement, elle argua que mes dix ans approchaient, et la fête du renouveau avec eux. Elle expliqua que les Dieux me demanderaient bientôt d’accomplir une tâche immense et qu’il était charitable de me laisser développer un art qui me permettrait de m’épanouir par la beauté et l’imagination. Je sentais le Grand Prêtre perdre patience et je craignis pour ma préceptrice quand ce dernier ouvrit la bouche :

  • Assez ! Vous êtes vraiment une vieille tête de mule et ce défaut qui vous a tant servi par le passé causera un jour votre perte !
  • A mon âge, ma perte arrivera bien assez vite ! Allons, Petrijk, vous savez tout l’attachement et le respect que j’ai pour vous. Vous savez pourquoi je me permets d’insister.

 Petrijk respira profondément puis reprit, maitrisant à grand peine son agacement :

  • Très bien. Je lui accorde une heure quotidienne. Maître Issio saura se rendre disponible. Maintenant, je vous laisse à votre travail toutes les deux. Le mien m’attend et vous allez me faire prendre du retard.
  • Je vous remercie, Monseigneur. Il me déplairait d’être à l’origine de votre mauvaise journée.

 Je cachai à grand peine l’expression jubilatoire qui tentait de s’emparer de mon visage et l’incrédulité face à la scène à laquelle je venai d’assister. Quelqu’un au monde n’avait eu ni peur du grand Petrijk Eli Petriok ni de son fouet et était parvenu à le faire fléchir ! Je n’étais même pas sûre que l’Empereur en personne le pouvait ! Pourtant, devant l’insistance de cette femme deux fois plus petite que lui, le Grand Prêtre Impérial s’était incliné. Je gardai les yeux fixés au sol pour éviter une réprimande mais quand Celui qui parle pour les Dieux ferma ma porte derrière lui, je ne pus retenir un regard victorieux et admiratif envers ma préceptrice.

 Elle me sourit affectueusement et m’invita à m’asseoir près d’elle. Je n’osai pas poser de questions, de peur de commencer ma phrase par un grand éclat de rire. Finalement, Diana Odi Debrine me confia que Petrijk avait été son élève quand il avait mon âge. J’eus du mal à m’imaginer cet homme enfant, sans barbe ni dents teintées, avec des cheveux et des sourcils plus fournis. J’ouvris la bouche pour faire une remarque sarcastique, mais un regard de ma préceptrice me réduisit au silence :

  • Prends garde, Mérine. Je l’ai connu enfant mais je respecte l’homme qu’il est devenu. Son autorité se situe juste après celle de l’Empereur. Même les princes et la princesse lui obéissent. Ne l’oublie jamais.
  • N’avez-vous pas peur de lui, madame ?
  • Peur ? Bien sûr que si ! Mais un lien différent nous unit et…
  • Quel lien vous u.. Aïe !
  • Tais-toi, tu l’as mérité ! Ne me coupe pas la parole et ne pose pas de questions qui ne te concernent pas. Sache seulement que le Grand Prêtre me devait un service et c’est uniquement pour cela qu’il a accédé à ma requête. Maintenant c’est moi qui lui dois une faveur. Je ne sais pas encore ce qu’il me demandera, ni quand, mais je ne pourrais pas lui dire non.
  • Mais madame, s’il s’est acquitté de sa dette, pourquoi devriez-vous en contracter une ?
  • C’est ainsi que cela se passe. Nous ne sommes jamais quittes avec lui. Alors mesure le prix du cadeau que je viens de te faire et ne me déçois pas. Maintenant, passons à tes exercices de calculs si tu le veux bien. La semaine prochaine auront lieu les festivités du Renouveau. Tu y assisteras et nous n’auront guère le temps de poursuivre nos leçons. J’aimerai que tu termines les divisions avant.

 Diana Odi Debrine me noya sous des calculs horriblement difficiles tout le reste de la semaine. Le dernier jour avant le début des préparatifs, elle m’informa que mes cours de dessins commenceraient après les festivités. Le lendemain de mon anniversaire. J’étais surexcitée.

 Cette information m’aida à affronter la semaine de fêtes et de bals qui s’annonçaient. Comme cinq ans auparavant, je reçus les mêmes consignes. Ne parler à personne, sourire, obéir à l’Empereur et rester à ma place. A nouveau, je fus vêtue de tenues somptueuses et à nouveau, le sentiment que ma vie ne m’appartenait pas m’envahit. La très belle fille aux yeux délavés n’était plus là. A sa place, siégeait l’adolescent rondouillard, devenu un jeune homme sain, à la beauté quelconque. Il siégeait à présent à droite de l’Empereur et une petite fille d’environ cinq ans avec un air terrifié était à ses côtés. Enfin, je reconnus la jeune fille très pâle, à présent âgée d’une quinzaine d’années, qui attendait sagement, un sourire paisible aux lèvres. Je me demandais si eux aussi, se contraignaient à étirer ainsi leurs lèvres ou si j’étais la seule à souffrir de ces simagrées.

 Evidemment, il me fut impossible de leur poser la question. Aucun d’entre eux ne me regarda et le Grand Prêtre prit place, présence à la fois protectrice et intimidante. A nouveau, tout l’Empire vint nous rendre hommage et nous couvrit de cadeaux. Nous inclinâmes la tête en souriant et Petrijk distribuait les bénédictions.

 Alors que son attention se focalisait sur le jeune homme et la petite fille, deux hommes profitèrent d’un moment d’inattention du Grand Prêtre pour faire une remarque sur ma bouche et ma moue boudeuse qui m’échappa. Ils ricanèrent et mimèrent un geste obscène que j’avais déjà vu au village quand les gens parlaient de ma mère. Je fus désarçonnée. Je m’agitai sur ma chaise et me tourna vers le Grand Prêtre. Son regard se porta sur moi mais les deux individus avaient disparu dans la foule. Nous échangeâmes quelques mots avec mon protecteur, et il m’imposa de continuer à sourire.

 Le lendemain, avant de nous rendre à la dernière soirée des festivités, Petrijk me parla de ces hommes :

  • Sache Mérine que certaines personnes dans l’Empire ont de mauvaises intentions. Ils ne respectent ni les Dieux, ni l’Empereur, ni les Elus.
  • Je sais que la bonté n’existe pas partout, Monsieur. J’ai passé les premières années de ma vie dans un village misérable, élevée par une mère méchante. Mais je ne pensais pas trouver cela ici.
  • La malveillance est partout, mon enfant. Ces gens sont les âmes perdus pour lesquelles tu existes.
  • Je ne sais toujours pas en quoi consiste ma tâche.
  • Tu le sauras bien assez tôt. Allons-y maintenant.

 J’étais vêtue de la même robe somptueuse couleur sang que j’avais portée cinq ans plus tôt. La même que les deux autres filles, et parfaitement assortie à la tenue du jeune homme. Je portais de nouveau une fleur du même tissu que ma robe piquée dans mes cheveux, un collier d’or autour du cou ainsi que des signes étranges tracés à l’encre sur ma cheville.

 A l’entrée de la salle de bal, j’aperçus les deux hommes de la veille. Ils étaient menottés et leurs visages contusionnés. Ils avaient visiblement été roués de coups dans la journée et l’un d’eux reniflait bruyamment tandis que la respiration de l’autre émettait un sifflement aigu. Quatre gardes portant la terrifiante livrée rouge des geôliers les encadraient et les maintenaient à genoux dans le hall, rappel explicite de ce qui arrive à qui osent profaner la volonté des Dieux. Je frémis de tout mon être.

 Je poursuivis mon chemin, escortée par le Grand Prêtre. Peu après, Petrijk Eli Petriok revint avec la petite fille de cinq ans et nous n’attendîmes plus longtemps avant l’arrivée de l’Empereur, de l’Impératrice et de leurs enfants. Je pus rester un peu plus longtemps à la fête, mais Gwen me ramena dans ma chambre avant minuit. Cette fois, je ne dormais pas encore quand l’éclair blanc frappa le temple impérial et j’entendis la clameur de la foule plus distinctement. Une ferveur sauvage résonnait dans ces cris et je passai à nouveau une partie de la nuit à pleurer.

 Le lendemain, une violente migraine m’empêcha d’assister à mon premier cours de dessin. Je dus attendre deux jours avant d’être à nouveau en état de travailler.

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