Aux yeux de tous
Les Festivités m’avaient laissée épuisée, vidée de toute énergie et Dame Odi Debrine eut le plus grand mal à me remettre au travail. Elle décida finalement de m’accorder une semaine ou deux de vacances pour me reposer et parvint même à éloigner Dame Eléi Odi Bienine de ma chambre pendant cette période. Je crois que ma maîtresse des arts de la cour ne fut pas difficile à convaincre tant elle s’arrachait les cheveux devant mes faibles progrès en danse.
Les leçons de dessin furent également retardées. Maître Issio tomba malade pendant ma semaine de repos et dus garder le lit un mois complet. Quand il fut rétabli, ses cours se déroulèrent en fin de journée, juste avant le souper. Il venait après ma sortie avec Gwen dans le jardin des simples et mes leçons de danse. Tandis qu’il s’asseyait près de moi à ma table de travail, Gwen s’installait au coin de la cheminée et tricotait. Issio était un petit homme dodu et pataud d’environ quarante-cinq ans. Il avait une démarche gauche et brusque, et paraissait toujours sur le point de trébucher. Quand il parlait, un léger bégaiement rendait son discours difficile et sa maladresse devenait encore plus visible. Cependant, dès qu’il attrapait un crayon ou un pinceau, il devenait un autre homme. Son corps se redressait, son visage s’illuminait et son geste sûr faisait surgir des merveilles, comme un enchantement. Grâce à lui, la sérénité revint dans ma vie.
L’artiste m’apprit tout ce qu’il savait, tant en dessin, qu’en peinture. Il m’enseigna l’utilisation des pastels, des craies, du fusain, de l’aquarelle et des huiles. Il m’apprit à prélever mes propres pigments et à perfectionner mes couleurs. C’était de loin le moment que je préférais de ma journée et que j’attendais avec le plus d’imaptience.
Lentement, les années passèrent. Chaque jour, j’apprenais, je dessinais. Au fil du temps, ma préceptrice développa pour moi une bienveillance, une sorte d’affection sincère et même parfois, une pointe de fierté. Une seule fois, elle m’avoua qu’elle avait rarement eu d’élèves aussi brillants et dans la foulée, me tapa sur les doigts pour faire taire mon orgueil. Elle me punissait rarement et je faisais tout mon possible pour ne pas la décevoir. Maitre Issio, Petrijk et elle me construisirent et je m’épanouis au contact de leur savoir. Je devins une adolescente presqu’heureuse. Il ne me manquait qu’un ami de mon âge et la liberté de sortir du Palais.
Un matin, Diana Odi Debrine me présenta un problème mathématique particulièrement ardu et me demanda de le résoudre le plus rapidement possible. Elle me soumit également de nombreuses situations théoriques mettant à l’épreuve mon sens de la stratégie, ma mémoire et enfin, me demanda de rédiger un parchemin d’initiation à la botanique. Nous y passâmes toute la journée. Ce ne fut qu’à son retour le lendemain que je compris qu’elle m’avait mise à l’épreuve.
- Ma chère petite, cette fois je n’ai plus rien à t’apprendre. Et contrairement à Dame Eléi, je suis particulièrement satisfaite de ton travail. Les épreuves que tu as passées hier étaient difficiles et tu les as toutes réussi avec brio. Presque le même résultat que le Grand Prêtre à ton âge.
- Merci, Madame. Je suis honorée de vous avoir contentée. Qu’allons-nous faire à présent ?
- Hé bien, je vais me reposer en ce qui me concerne. Ensuite je m’occuperai de l’éducation du petit prince et de la princesse. Le fils héritier a suivi l’enseignement d’un autre précepteur, mais l’Impératrice a beaucoup insisté pour que je supervise les plus petits.
- Je ne vous verrai donc plus ?
J’étais terrifiée à l’idée qu’elle m’abandonne et je cachai tant bien que mal ma peur, bien que je ne pusse empêcher ma voix de trembler. Ma préceptrice s’en aperçut sûrement, mais elle resta impassible.
- Non, Mérine, nous ne nous verrons plus. C’est pourquoi je t’ai apporté un présent d’adieu.
Elle me tendit un paquet plat et plutôt épais, enveloppé dans un tissu très sobre, presque grossier. En tirant la cordelette qui maintenait l’ensemble, je découvris une sorte de grimoire. Un traité d’alchimie relié de cuir rouge avec un grenat taillé en goutte serti de cuivre au milieu de la couverture. Des arabesques de cuivre couvraient le livre et se rejoignaient pour former une petite serrure délicate.
- Il ne faudra en parler à personne, car il t’est interdit d’étudier cette discipline. Mais je te crois assez maligne pour rester discrète et je suis persuadée que cela te distraira plus que tout autre chose.
Sa voix était étrange, et je ne comprenais pas ce risque inconsidéré qu’elle prenait en m’offrant ce livre. Pour peu que Petrijk le découvre, elle terminerait sa vie dans les terribles geôles impériales. Lorsque ma préceptrice me tendit la clé qui ouvrait l’ouvrage, je la regardai bêtement, stupéfaite par la splendeur du présent et la portée de son geste. Devant mon air ahuri, je l’entendis rire pour la première fois de ma vie.
- Je vais te donner un dernier conseil, Mérine : tu devrais apprendre à mieux cacher tes émotions ! Tu dissimules plutôt bien ta tristesse et je doute que tu ressentes souvent de la joie. Mais quand il s’agit de la colère ou de la surprise, ton visage et ton corps entier te trahissent. C’est une arme qui sera un jour retournée contre toi si tu n’y prends pas garde. Allons mon enfant, recompose ton visage et accepte mon cadeau. Tu as été une bonne pupille, curieuse et attentive. Il est bon d’approfondir ses connaissances, peu importe l’avenir. Je te l’offre avec plaisir. Mérine ?
Je repris mon souffle et m’inclinai dans une sincère révérence devant ma préceptrice.
- Merci, Madame Odi Débrine. Votre attention me va droit au cœur. Ce fut un immense honneur d’être votre élève et vos enseignements me manqueront et je vous promets de ne jamais vous décevoir. Que les Trois veillent sur vous et protègent votre longue vie.
- Au revoir Mérine, Elue des Dieux. Sois fière de ce que tu es, et que les Trois te bénissent.
La vieille femme sortit à pas lents, légèrement titubante. Elle referma la porte derrière elle et je gardai les yeux fixés sur l’épaisse porte de chêne qu’elle venait de verrouiller. Pourrais-je un jour la franchir librement ? Je ne comprenais pas pourquoi mon rôle d’Elue m’obligeait à vivre recluse mais je n’osai pas aborder le sujet avec Petrijk. Les rares fois où j’en avais parlé, son regard froid m’avait immédiatement réduite au silence. Il me répondait toujours que je n’étais pas prête à en savoir plus sur mon rôle et que j’étais gardée ici pour ma sécurité. Il me cachait quelque chose et répugnait à évoquer ma destinée, pour une raison que je ne comprenais guère. Je craignais qu’il ne me considère pas à la hauteur de la tâche et les larmes me venaient parfois aux yeux à l’idée de le décevoir.
Je finis par frissonner et tournai la tête vers le grimoire. Il m’avait semblé avoir ressenti un murmure qui en émanait. C’était bien évidemment stupide, mais la solitude me faisait parfois parler seule et me donnait l’illusion que ma chambre me répondait, alors un livre qui murmure n’avait rien de bien étrange. Je l’examinai en détail. C’était un très bel objet, en cuir de freyak. Les habitants du duché d’Hérésiate au nord-est de l’Empire s’étaient spécialisé depuis longtemps dans la transformation de la peau de ce fruit en cuir doux et solide. Selon les variétés, la matière obtenue est plus ou moins souple et ses caractéristiques sont souvent optimisées par l’alchimie. Ce livre en l’occurrence, était passé entre les mains d’un maître de la discipline : les entrelacs de cuivre semblaient surgir du cuir rouge, comme s’ils en naissaient. Je ne voyais aucune trace de découpe, aucune trace de colle, aucun défaut. Le grenat lui-même était l’œuvre d’un des meilleurs joailliers de Takabura. Il était sculpté de milliers de minuscules facettes qui accrochaient chacune le moindre reflet de lumière.
Les mains légèrement tremblantes, j’ouvris le précieux ouvrage. Une grande partie était écrite en runes : la langue des Dieux. Bien évidemment, je ne la connaissais pas : seuls certains prêtres possédaient ce savoir. Toutefois, certains passages étaient parfaitement lisibles. Je me plongeai donc dans l’introduction. J’y appris que l’alchimie était une discipline qui permettait d’améliorer tous les objets et toutes les recettes possibles et que cette magie n’était guère appréciée des Dieux, ni de leurs prêtres. Je frémis en pensant à Petrijk Eli Petriok, mais mon frisson contenait autant de peur de me faire découvrir que de plaisir de le défier.
Il n’y avait pas de recettes dans le traité, du moins pas en langue humaine. Simplement des textes expliquant les fondements de cette discipline extraordinairement complexe. Instinctivement, je compris que ce n’était pas le genre de lecture à mettre entre toutes les mains et une fois encore, je me demandai ce qui avait poussé la préceptrice à me l’offrir. Je feuilletai distraitement l’ouvrage en réfléchissant à la question quand une gravure accrocha mon regard : le portrait d’une très belle femme à la peau noire, les cheveux tressés de fil d’or et vêtue de bijoux. Elle me regarda et m’adressa un imperceptible sourire et un clin d’œil. Le livre me glissa des mains tandis que je poussai un cri de surprise.
E n le ramassant, je jetai un regard à l’horloge près de la cheminée et je me rendis compte que j’avais passé énormément de temps plongée dans ma lecture et que Gwen ne tarderait pas à arriver. Mon cœur s’accéléra : je devais cacher ce traité d’alchimie avant qu’on ne le découvre et qu’on me le reprenne. Laissant pour le moment de côté le portrait de la femme, je déployai rapidement le tissu dans lequel l’ouvrage avait été emballé et commençai à reporter les côtes du manuel. Rapidement, je réussis à fabriquer une fausse couverture et je dissimulai le livre parmi ceux de ma bibliothèque, aux yeux de tous. Je fis trois pas en arrière pour m’assurer qu’il se fondait dans la masse et, satisfaite, je fis un peu d’ordre dans ma chambre. Gwen m’apporta le déjeuner et ma journée suivit son cours.
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