L'Elue des Dieux

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 Peu après l’arrêt des leçons de Diana Odi Debrine, ce fut au tour de ma maitresse des arts de la cour de me faire ses adieux. Si elle était enfin parvenue à m’apprendre les bonnes manières, elle expliqua à Petrijk qu’elle ne pouvait faire de miracles concernant la danse et le chant. J’étais visiblement une cause perdue à ses yeux, et je me trouvai satisfaite de m’en être débarrassée. Le Grand Prêtre me reprocha vivement ma désinvolture et je reçus une gifle dont je gardai la trace plusieurs jours pour lui avoir répondu de manière bien trop virulente à son gout. Je restai renfrognée et il se fit plus froid et plus dur avec moi.

 J’étais devenue une adolescente quand mes deux instructrices sortirent de ma vie, et si je n’étais plus la même que le jour de mon arrivée, le brutal arrêt de mes leçons me plaça dans une détresse et une fragilité toute enfantine. Ma compagnie se limitait désormais à celle du grand Prêtre et de Gwen et des cauchemars que je n’avais pas eus depuis longtemps revinrent hanter mes nuits. Quant à maître Issio, il ne s’intéressait qu’à son art et son enseignement. J’aurais pu être un chat doté de la parole qu’il ne m’aurait pas plus remarqué. Il ne s’émerveillait que de mon travail et je ne suis pas certaine qu’il connaissait seulement mon nom.

 C’est également à cette époque que mes migraines s’intensifièrent. Quand l’une d’elles me prenait, il m’arrivait de ne pas pouvoir sortir de mon lit de toute la journée. Petrijk avait fait installer des rideaux très épais à mes fenêtres pour bloquer la lumière du jour et m’avait apporté des tisanes. J’appris qu’il en souffrait également et que pour l’instant, il n’existait pas grand-chose d’efficace contre ces maux. La violence de ces douleurs s’ajouta à ma solitude nouvelle et je devins chaque jour plus mélancolique.

 Le dessin me permit de garder un équilibre et d’oublier ma solitude. Je découvris une manière de tromper le temps, de m’exprimer et de canaliser cette tristesse qui s’emparait de moi. Petit à petit, je m’affranchis des copies que m’imposait mon maître pour entrer dans la création pure. J’inventais les portraits des amis que je n’avais pas et j’imaginai des paysages que nous visitions ensemble. Je tentais de créer de nouvelles couleur et Issio m’apprit que l’alchimie permettait également d’intensifier ou de nuancer des pigments existants. Il signala mes prédispositions pour l’alchimie quand il commença à m’enseigner comment créer mes peintures. Cette fois pourtant, Petrijk refusa catégoriquement qu’un maitre alchimiste me forme. Gonflée d’un profond sentiment d’injustice, j’envisageai de contacter Diana Odi Debrine mais abandonnai finalement l’idée : non seulement je n’avais aucune idée de comment lui transmettre un message, mais surtout, je n’imaginai pas qu’elle me réponde. Je me contentai donc des connaissances rudimentaires de maitre Issio tout en nourrissant une rancune tenance envers Petrijk, qui ne manqua pas de le remarquer.

 Mes relations avec le Grand Prêtre se dégradèrent à cette période. Un fossé se creusait entre nous, et je ne comprenais pas pourquoi je l’agaçais autant. Lorsqu’il me regardait, un éclair de colère lui passait souvent dans les yeux et il perdait alors patience à la moindre de mes paroles. Je renonçais vite à comprendre ce qui le tracassait à ce point : s’il avait voulu que je le sache, il me l’aurait dit depuis longtemps. Je me renfermai alors moi aussi et, quelque part entre l’amour et la crainte, le ressentiment que j’éprouvais pour lui connu un nouvel essor.

 C’est donc animée d’un esprit de bravade que je décidai de me plonger dans le traité d’alchimie aussi souvent que possible. Mais d’abord, je peaufinai son camouflage en transformant la fausse couverture en coffret. Un vieux tome de La nouvelle histoire des familles ducales, sixième édition, immense ouvrage dépassé depuis environ trois décennies, prenait la poussière près des cinquième, septième et huitième éditions. Personne n’avait jamais songé à vider mes étagères des tomes usagés et il était fort probable que ma collection continue de grandir jusqu’à ce que ma bibliothèque croule sous le poids de la généalogie des nobles de Takabura. Sans grande pitié, j’avais donc découpé la couverture de la sixième édition et grâce à quelques feuilles épaisses, de la toile et un peu de colle, j’avais confectionné une parfaite cachette pour l’ouvrage d’alchimie.

 Seulement, il était abominablement difficile à comprendre, même pour les passages écrits en langue humaine. Je le laissai donc parfois plusieurs jours sans l’ouvrir, me triturant le cerveau, cherchant à comprendre pourquoi ma préceptrice, si dévouée à l’Empire, m’avait offert un tel ouvrage. S’était-elle moquée de moi ? Me jouait-elle un mauvais tour ? ou me mettait-elle à l’épreuve ?

 Ne trouvant de solution à ce mystère, je remisai le traité dans ma bibliothèque et devint encore plus taciturne. Quelques mois après la fin de mon apprentissage avec Diana Odi Debrine, Petrijk perdit patience et se mit dans une colère noire face à ma mauvaise humeur. Il me gifla si fort que j’en fus étourdie et vociféra contre les affres de l’adolescence et mon caractère impossible. Il partit en claquant la porte et me laissa, pleurant sur mon sort. Il me priva de ma leçon de dessin et Gwen ne m’apporta mon souper que tard dans la soirée. Rageuse, je la congédiai froidement et le regrettai amèrement quand mon estomac me réveilla en grondant au milieu de la nuit.

 Lors du petit déjeuner du lendemain, le visage de Petrijk était toujours crispé par la colère. J’avais faim et je ne voulais vraiment pas me prendre une nouvelle gifle, aussi je fis de mon mieux pour avoir l’air repente et soumise. Il me regarda en silence quelques minutes et finit par laisser Gwen poser le plateau du déjeuner à table. Il patienta encore un peu avant de m’autoriser à manger. Je me drapai dans les vestiges de ma dignité et, malgré la faim qui me dévorait l’estomac, je pris délicatement une tranche de pain sur laquelle je tartinai un peu de confiture avant de mâcher doucement.

 Finalement, Petrijk rompit le silence pendant que je buvais une tasse de thé :

  • Sais-tu quel est ton âge, Mérine ?
  • Non monsieur, je l’ignore.

 Et c’était vrai. J’avais bien remarqué que mon corps avait changé et qu’il était sorti de l’enfance. Mais personne ne me fêtait mon anniversaire et cela n’avait pas vraiment d’importance à mes yeux. Ma solitude m’empêchait de me sentir grandir. Le Grand Prêtre me laissa quelques minutes pour réfléchir à la question puis changea délibérément de sujet :

  • En tout cas, te voilà en possession de toutes les qualités requises chez une dame. Je ne pensais pas que nous y arriverions un jour.
  • Sauf votre respect, monsieur, Dame Eléi Odi Bienine ne serait pas d’accord avec vous.
  • Dame Bienine a une vision très particulière de l’éducation selon laquelle les compliments et les encouragements freinent l’apprentissage. Elle est jeune, elle apprendra la douceur avec le temps. Mais je t’ai entendu chanter, et malgré ton caractère insupportable, je dois reconnaitre que tu te tiens correctement et que tes manières sont agréables, la plupart du temps. En fait, tu as dépassé mes attentes te concernant. La gamine grossière, sale et insolente que tu étais en arrivant et devenue une jeune fille cultivée et raffinée, bien qu’encore un peu insolente. Mais je suis convaincu que la discipline et l’étude pourront adoucir ce caractère impétueux.
  • L’étude, monsieur ? je croyais mes leçons terminées.

 J’essayais de démêler les insultes des compliments, mais j’étais curieuse des leçons dont il parlait et je préférais m’attarder là-dessus que sur la discipline. Il m’avait entendu chanter ? Comment pouvait-il me connaître à ce point ?

  • Tes leçons sont terminées, mais j’ai pu constater que l’oisiveté ne te réussissait guère. Cela te rend agressive et mélancolique, deux défauts que je ne tolère pas. Cependant, tu n’as besoin de personne pour approfondir tes connaissances. Cela ne te fera pas de mal.
  • Si je peux me permettre Grand Prêtre, à quoi cela va-t-il me servir ?
  • Je viens de te le dire, Mérine, répondit l’homme d’un ton impatient.
  • Je veux dire par rapport à mon rôle ? Je sais que vous ne voulez pas m’en parler, et je pense que vous ne me croyez pas à la hauteur. Mais peut-être que si j’en savais plus, je ne vous décevrais pas.

 J’avais retenu mes larmes en prononçant ces paroles et je n’osais pas regarder Petrijk. J’avais peur de voir la colère dans ses yeux, ou pire. Comme il gardait le silence, je levai finalement la tête. Son visage était crispé et je le voyais lutter entre l’incompréhension, la tristesse et l’agacement. Finalement, il poussa un long soupir et me répondis :

  • Ton rôle est de sauver le monde, naturellement.
  • Pourtant le monde me semble aller très bien. Les leçons de Dame Diana Odi Debrine ne mentionnent ni famine ni épidémie depuis deux siècles et mis à part les raids des pirates, nous n’avons pas connu la guerre depuis plus de cent ans.
  • Le monde va bien parce que nous le sauvons chaque fois qu’il le faut.
  • Je ne comprends pas, grand Prêtre.
  • Le temps n’est pas encore venu de te révéler la teneur de ta mission, Mérine. Cependant, je peux te raconter ce qui est écrit dans les textes sacrés, conservés dans la bibliothèque impériale sur le règne d’Alixendro Dres Vrienne. Lorsqu’Ephisée donna naissance à la lignée impériale, elle lui offrit stabilité et prospérité. Mais ces deux caractéristiques s’entretiennent, mon enfant, elles sont constamment en danger. Tous les cinq ans, pour que les Dieux continuent à offrir leur bénédiction à Takabura, ils choisissent un champion. Ils le désignent enfant, pour qu’il soit amené au palais jusqu’à ce que son heure soit venue. Le premier Empereur questionna les Dieux, mais entendre et décrypter leur parole n’est pas chose aisée. Alors ils désignèrent une femme, capable de les comprendre : la première Grand Prêtresse, Arameri Eli Petriok. Mon ancêtre, oui. L’Empereur reçoit les rêves des Trois, parce que sa lignée est née de la bouche d’Ephisée, et son grand prêtre interprète les signes. Ensemble, ils trouvent l’Elu.
  • Comment sommes-nous désignés ?
  • Les Trois vous choisissent parmi les enfants issus des plus grands péchés de notre civilisation : des filles et des fils de tueurs, de voleurs, de prostitués. Les enfants sont arrachés au vice comme tu l’as été et élevés par les meilleurs maîtres afin de rappeler à la cour l’humilité dont elle doit faire preuve. Lorsque l’élu accomplit sa mission, la stabilité du royaume est renouvelée et Takabura s’élève un peu plus chaque fois.
  • Nous devenons un peuple plus sage ?
  • Plus sage, plus respectueux, mieux élevé, choisis le terme que tu préfères. Nous associons à la bénédiction des Trois une politique répressive très efficace contre le crime et nous œuvrons pour offrir éducation et instruction à tous les sujets de l’Empire.

 Je réfléchis quelques instants à ce que Petrijk venait de me dire. J’avais la terrible impression de n’être élevée comme une princesse que pour flatter la pieuse humilité de la famille Vrienne. Le regard du Grand Prêtre se durcit. Encore une fois, j’avais l’impression qu’il lisait en moi bien trop facilement et qu’il devinait mes pensées. Je tentai de prendre un air soumis et repenti et il leva les yeux au ciel d’un air agacé :

  • Mérine, je ne sais pas ce que tu imagines, mais sache que tout ce que je fais, je le fais pour toi. Je te garde ici pour ta sécurité, pour te protéger de la dureté du monde. Ta vie m’est encore plus précieuse que celle de l’Empereur et de ses enfants. Ton temps viendra, mon enfant. Un jour tu sortiras d’ici, tu accompliras ta destinée et tu nous sauveras tous.
  • Et après ?

Le Grand Prêtre haussa les sourcils :

  • Après ?
  • Après avoir sauvé le monde, je pourrai quitter le palais ? je serai libre ?
  • Oui, me répondit-il après un long silence. Après, tu seras libre. Maintenant, si ta curiosité est entièrement satisfaite, peut-on revenir à ce que tu souhaites étudier pour meubler ton oisiveté ?

 Après une longue discussion, beaucoup d’agacement et une gifle, nous finîmes par trouver un accord. Je pourrais poursuive le dessin et la peinture avec Issio, et j’aurai le droit d’étudier la théologie et les langues anciennes. Dans l’Empire, nous parlons tous la même langue, à quelques variations près, depuis que la quinzième Impératrice, Kamelia Dres Vrienne, avait initié l’apprentissage d’une langue commune à l’Empire pour faciliter le commerce. A partir du vingt-deuxième Empereur, Freyo Dres Vrienne, dit l’Intransigeant, les dialectes locaux ont été définitivement interdits au profit du Tarabou, la langue officielle parlée par les Vrienne et les familles ducales. Selon Diana Odi Debrine, on parle encore de vieux patois dans certaines régions sauvages de l’Empire et sur les côtes qui commercent illégalement avec les pirates. C’est un marqueur du mécontentement de peuple de Takabura et le Grand Prêtre prend ces rumeurs très au sérieux. Cependant, elle ne m’a jamais précisé de quelle manière il remédiait à ces grognes.

 Je ne demandai pas à apprendre l’alchimie. Je savais qu’il me le refuserait et j’avais le traité à décrypter. J’espérais que l’apprentissage des langues anciennes m’aident à lire les runes. A force de les observer, j’avais remarqué que certaines différaient des autres et je commençais à soupçonner qu’il n’y ait pas une, mais deux langues inconnues dans le grimoire.

 Petrijk se leva enfin, satisfait. Il me promit de me ramener le lendemain les ouvrages dont j’aurais besoin ainsi qu’une réserve de parchemins, de cahiers, de plumes et d’encres. Je demandai également des pigments. Il fronça les sourcils et je m’excusai d’avoir oublié les formules usuelles. Je ne parvenais pas à contenir mon impulsivité, même face à lui. Il lui arrivait parfois de se comporter comme un être humain normal et j’en oubliais alors la violence qu’il pouvait déployer. Il me jeta un regard noir de colère et je baissai les yeux. Sa réaction démesurée pour un si petit oubli me prit au dépourvu. Tandis qu’il tournait les talons et se dirigeait vers la porte, je ne pus m’empêcher de l’interpeller une dernière fois :

  • Grand Prêtre, s’il vous plait ? Quel est mon âge ?

 Cette fois, je crois que ce fut moi qui le pris au dépourvu car il ne se fâcha pas. il me regarda longuement avant de me répondre :

  • Tu auras quinze ans le mois prochain. Dans deux semaines commenceront les festivités du renouveau. Les dernières avant que tu n’accomplisses ce pourquoi tu es venue au monde. Dans cinq ans, ce sera ton tour.
  • Serez-vous fier de moi ?
  • Je l’espère.

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