Jalousies

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 Durant les deux semaines qui me séparaient des festivités, j’avais longuement pensé à ma conversation avec Petrijk. A partir du peu d’informations qu’il m’avait révélé sur mon rôle, mon orgueil d’adolescente s’était enflammé. Je m’étais imaginée combattre une créature démoniaque, résoudre des énigmes impossibles ou même, me lancer dans une diatribe enflammée contre les Dieux en personne à la gloire de l’Empire. J’avais hâte de briller aux yeux du monde et de sortir d’Hisatra auréolée de succès et aimée de tous ! J’attendais mon tour avec une excitation brûlante, au point de devenir insupportable aux yeux de Gwen qui se plaignit au Grand Prêtre. Il m’en couta une cuisante punition tout à fait injuste : après tout, j’étais enfin investie dans mon rôle ! Pourquoi m’en voulait-il ainsi ?

 Enfin les festivités du Renouveau commencèrent. Je retrouvai certains des visages que j’avais vu cinq ans auparavant. Le jeune homme avait été remplacé par la fille très pâle qui gardait cet air serein et ce sourire paisible qu’elle avait toujours eu. Je me demandai pour la première fois si elle serait à la hauteur de sa tâche. Un rictus méprisant marqua mon visage : elle semblait si stupide ! Je l’imaginai en possession d’une épée comme celle de l’Empereur, combattre un géant armé jusqu’aux dents. J’espérai pour elle, et pour nous tous, qu’elle saurait se montrer plus vive qu’elle n’en avait l’air le moment venu. Je me promis que, lorsque mon tour viendrait, j’éclipserais la fadeur de tous les autres Elus avant moi.

 En m’asseyant, j’effaçai mon air moqueur et attendis que Petrijk revint avec les autres Elus. La petite fille, terrifiée la dernière fois, arriva plus détendue. Cinq ans de bonne nourriture et de soin l’avaient un peu engraissée. Elle avait un visage poupin et des yeux bleus magnifiques. Ses très longs cheveux blonds étaient coiffés en deux chignons symétriques desquels sortaient quelques mèches parfaitement bouclées. Gwen avait passé près de deux heures à tenter cette coiffure sur mes propres cheveux avant de les juger trop indisciplinés pour y arriver. A la place, elle les avait tressés en y entremêlant des fils d’or, mais déjà les tresses se défaisaient alors que je ne bougeais même pas. Il était certain qu’elle me houspillerait le lendemain et que le Grand Prêtre me reprocherait mon manque de distinction.

 Je décidai que je n’aimais pas cette petite fille.

 Petrijk amena enfin le dernier Elu, un petit garçon. Il me plut aussitôt : il avait la peau plus foncée que la mienne, des cheveux rebelles et un regard farouche. Il jetait des coups d’œil rapides autour de lui : je l’imaginai parfaitement projeter de s’enfuir. Lorsque la main de Petrijk se posa sur son épaule, l’enfant se raidit sous la réprimande dissimulée de Celui qui parle pour les Dieux. Il continua son chemin jusqu’à sa place la tête haute, les traits crispés. J’éprouvai un ressentiment violent envers Petrijk, qui dut s’en apercevoir car il me fusilla du regard. Lorsque le petit fut installé, le Grand Prêtre se glissa derrière moi. Je le sentis se déplacer avec fluidité et il posa sa grande main arachnéenne sur le dossier de mon fauteuil avant de me murmurer :

  • Prend garde Mérine, il me déplairait de voir ton visage portant la trace de mes doigts.

 Je ne répondis pas, collai un sourire sur mon visage et me tins tranquille pour le reste de la soirée. L’Empereur et sa femme entrèrent peu après, sans leurs enfants. Le prince héritier, Vicenzo Do Vrienne était souffrant, quant au prince Alfonso et à la princesse Liziana, ils étaient encore trop jeunes : ils n’assisteraient qu’au bal du dernier soir.

 Le couple impérial traversa la salle de bal et je les observai avec plus d’attention que je ne l’avais fait quand j’étais enfant. L’Empereur était toujours d’un charme fou, sa carrure s’élargissait avec les années mais il gardait une vivacité dans ses déplacements qui trahissait sa fougue et son énergie. La barbe flamboyante qu’il portait depuis toujours s’était allongée et trahissaient quelques filaments gris que l’on apercevait également dans sa chevelure. Il avait atteint les cinquante ans l’an précédent mais ne les portait guère.

 L’Impératrice marchait à ses côtés. Elle avait un an de plus que lui, et restait la plus belle femme que j’ai vu de ma vie : les traits doux, réguliers, le regard vif et rieur, entouré de légères ridules. Ses lèvres pleines semblaient avoir été dessinés par maître Issio. Elle avait laissé libre ses longs cheveux noirs qui lui tombaient jusqu’à la ceinture, seulement maintenus par la couronne d’or alchimique qui ceignait son front délicat. Sa robe épousait parfaitement ses formes voluptueuses et elle marchait avec une élégance et une grâce divine. Son époux la dévorait des yeux. Il lui embrassa la main avant de prendre place à ses côtés.

 Je réprimai un frisson devant le désir manifeste que l’Empereur éprouvait pour celle qui régnait à ses côtés depuis plus de quinze ans. Aux dires de Gwen, le fougueux et inconstant jeune Empereur Lizio n’avait jamais eu un regard pour une autre femme depuis sa rencontre avec Lakshmi Nuas Delicibess.

 Diana Odi Debrine m’avait raconté leur rencontre qui avait fait grand bruit à l’époque, principalement parce que Lizio était déjà marié. Il avait épousé à dix-huit ans la fille ainée du duc Olivio Nuas Delicibess, Jasmïa. Le mariage avait scellé un accord exclusif entre le Palais d’Hisatra et le duché de la Griffe, renommé pour la qualité de ses vignobles.

 Le jeune Lizio avait été présenté à sa future épouse lors d’un bal donné au palais pendant lequel il dansa avec sa fiancée autant de fois que le protocole l’exigea, mais guère plus. Lorsque la jeune femme se retira, fort tôt dans la soirée afin de se reposer, le prince en profita pour courtiser deux autres femmes avec lesquelles il passa la nuit. La future épouse ignora ce comportement, mais pas son père. Le lendemain, l’Impératrice Kama Dres Vrienne et sa Grande Prêtresse convoquèrent Lizio. Une violente dispute éclata entre le fils et sa mère au sujet de son comportement et du choix de la fiancée. Au bout de longues discussions, le jeune prince céda et consentit à honorer son mariage alors que la mère accepta de fermer les yeux sur ses maîtresses, tant qu’il reste discret.

 Au cours de leurs premières années d’union, Jasmïa se trouva enceinte deux fois : la première grossesse échoua et la deuxième apporta un enfant mort-né. Peu après les vingt-et-un ans de Lizio, l’Impératrice Kama Dres Vrienne, épuisée par une maladie contre laquelle elle luttait depuis des années, abdiqua. Le jeune prince monta sur le trône devenant le plus jeune Empereur depuis Viktor Dres Vrienne, cinq siècles auparavant.

 Les années passèrent. Lizio et Jasmïa ne parvinrent jamais à s’accorder et eurent de nombreux moments malheureux. Vint le jour de l’anniversaire de Kama, qui se remettait fort bien de sa maladie et avait recouvré l’essentiel de ses forces. Son fils décida d’organiser un bal somptueux en son honneur et invita toutes les familles ducales de Takabura.

 Le bal eut lieu dans l’un des magnifiques Châteaux de l’ïle Vrienne, construit au bord d’une plage paradisiaque. Les Kessiminienne et les Delicibess familles les plus puissantes de l’Empire répondirent les premiers. Arrivèrent ensuite les respectables dynasties Chilion, Azielt, Holline, Béline, Grévitibasse et Deleo. Les Krey, les Mielte et les Créon, représentants de régions riches mais peu peuplées se présentèrent également, accompagnés des Massayor à la réputation sulfureuse, des Drussone, réputés pour leur flegme à toute épreuve, et enfin des Bruandi. Les Bruandi dirigent la région la plus pauvre de l’Empire, celle d’où je viens. Ils n’ont jamais été influents et leur famille n’a jamais été liée à la famille impériale. Ils sont à l’image des gens qui peuplent les Ailes d’Ephisée : simples, fiers, résistants et forts.

 Le duc Arun Nuas Bruandi arriva avec son épouse, Violetta, et leurs cinq filles. Les deux ainées étaient mariées, la troisième, fiancée à un baron du duché des Grevitabasse, la quatrième à un Prêtre Vénéré de Trihiou mais la cinquième ne trouvait aucun prétendant malgré sa beauté. Peut-être sa vivacité d’esprit et sa fierté intimidaient-elles les partis plus humbles, tout comme sa pauvreté et sa simplicité effrayaient les autres. En tous les cas, la jeune Lakshmi Nuas Bruandi était célibataire et risquait bien de le rester.

 Au cours du bal, Lizio fit son repérage habituel parmi les plus belles femmes et son regard tomba sur Lakshmi. Ses sœurs ainées avaient rejeté les avances de l’Empereur, terrifiées à l’idée de défier le regard sévère du duc Olivio qui observait froidement le fougueux jeune Empereur. Les Bruandi n’avaient aucun soutien parmi leurs pairs et ne pouvaient se permettre des relations conflictuelles avec l’une des familles les plus puissantes de Takabura.

 C’est pourquoi le sang des parents et des sœurs de Lakshmi se glaça quand Lizio fendit la foule et s’agenouilla devant elle. La jeune femme rougit et accepta l’invitation de l’Empereur. Lizio passa la soirée complète avec Lakshmi, puis la nuit. Le lendemain, il retourna à Hisatra, la jeune femme en croupe sur son cheval et s’enferma trois jours avec elle.

 Les semaines qui suivirent ce bal mirent à rude épreuve la patience et la diplomatie de Kama, qui revint sur le devant de la scène pour aider son fils. Aucun membre de la famille impériale jusqu’ici ne s’était séparé de son époux ou de son épouse. La mort seule défaisait ce que les Dieux avait fait. Mais Lizio menaça de quitter son trône si l’on ne le laissait pas épouser Lakshmi et ce sacrilège était encore plus grand. Petrijk, tout juste ordonné Grand Prêtre Impérial finit par trouver une faille pour permettre de rompre le mariage et se distingua par les choix stratégiques qu’il opéra pour sauver la paix de l’Empire. En moins d’un mois, Jasmïa rentra chez son père, recevant une généreuse rétribution et un palais sur l’ïle Vrienne. Le duc Olivio fut nommé ministre du commerce et l’on fiança son fils à la sœur cadette de Lizio, Kiya Do Vrienne.

 Lizio et Lakshmi se marièrent. Les premières années furent difficiles pour Lakshmi, mais rapidement, elle mit au monde l’héritier de Lizio, un beau petit garçon robuste avant de donner naissance à deux autres enfants. La dévotion et la complicité visible des deux amants apporta un souffle nouveau à l’Empire, comme si leur amour débordait sur leur sujet et leur royaume. Bien vite, chacun constata la justesse de ce mariage et Lakshmi devint une Impératrice aime et respectée de tous.

 Je passai une partie de la soirée à penser à l’Impératrice et à son histoire romanesque. Je ne jalousais ni sa beauté ni son intelligence. Mais elle jouissait d’une liberté que je n’aurais jamais : si elle se levait, personne n’aurait l’idée de l’arrêter ou de la réprimander. Elle pouvait partir ou rester, elle pouvait manger ce qu’elle désirait, danser, discuter avec qui bon lui semblait. J’entendis plusieurs fois son rire cristallin et celui de son époux lui répondant en écho et je me demandai si j’étais la seule que ce rire pénétrait comme une lame.

 Leur amour me devint vite insupportable. Pourquoi n’y avais-je pas droit, moi aussi ? Quel mal avais-je fait pour être privé d’une famille, d’un amant, d’un ami ? Ma mère m’avait haïe, mon père ne m’avait pas cherchée, mes sœurs n’avaient pas pleuré. Gwen me détestait, sans que je ne comprenne pourquoi. Même Petrijk me refusait des gestes d’affection. L’injustice de ma solitude me perforait le cœur. Il me devint de plus en plus difficile de sourire et quand Gwen emmena les petits, je priai pour partir aussi. Enfin, après deux longues heures d’attente, je pus rejoindre ma chambre. J’étais dévorée par l’envie.

 Au prix de gros efforts, je réussis ignorer l’Impératrice et à ne pas attirer l’attention du Grand Prêtre pendant les quatre soirs suivants. S’il n’avait pas eu à veiller sur quatre Elus en même temps, il aurait vu mon désarroi et ma détresse mais il était trop occupé pour s’occuper de moi. Jamais je ne m’étais sentie si seule. Au cours du quatrième soir, une épouvantable migraine me prit au dépourvu. Un éclair blanc m’aveugla et m’étreignit le crâne avec violence. Tandis que je levai les mains vers mes tempes et que je vacillai sur mon siège, Petrijk se trouva derrière moi à une vitesse surnaturelle. La douleur m’empêcha de me demander comment il avait pu se déplacer si rapidement, mais il reposa mes mains sur mes genoux d’une poigne de fer. Il me murmura rapidement :

  • Tu as une migraine, n’est-ce-pas ? J’envoie chercher Gwen. Rouvre immédiatement les yeux, tu dois continuer à faire bonne figure.
  • Mais…
  • Tu es une Elue, gronda-t-il avant d’ajouter, plus doucement : tu n’attendras pas longtemps.

 Je gardai les yeux ouverts au prix d’un effort surhumain. Mes larmes étaient sur le point de couler. Déjà deux ou trois personnes me regardaient l’air inquiet tandis que le Grand Prêtre se coulait vers l’Empereur et lui glissait quelques mots à l’oreille. Tous se tournèrent alors vers Lizio qui se leva et prit la parole :

  • Mes chers invités ! L’une de nos Elus est particulièrement émue par les présents que vous avez tous apporté ! Cette enfant très pieuse sollicite l’autorisation de se retirer afin de prier les Dieux de bénir votre délicatesse ! Allons-nous lui refuser ce droit ?

 Un tumulte monta alors de la foule et me fit l’effet d’un coup de hache à travers le crâne. Je fermai les paupières et enfonçai mes ongles dans mes cuisses pour ne pas vomir. Les sujets de l’Empire m’acclamaient et me révéraient. Si je n’avais pas été à l’agonie, j’aurais adoré, mais je priai juste pour que Gwen m’emmène au plus vite. Le Grand Prêtre dut s’apercevoir de ma défaillance car il se trouva près de moi, me tenant le bras juste avant que je ne m’écroule. Je quittai la salle de bal sous les hourras et dans le couloir où Gwen nous rejoignit enfin, je m’écroulai sur elle. Ma femme de chambre vacilla sous mon poids. Petrijk pesta et me souleva dans ses bras comme si je ne pesai guère plus qu’un sac de plumes. Il sermonna Gwen tout le long du trajet et lui envoya un coup de pied pour ne pas être arrivée plus rapidement. Ma servante pleura et renifla tout du long et se vit finalement congédier car mon tuteur ne supportait pas les jérémiades.

 Il me porta jusqu’à ma chambre avec des gestes doux et précautionneux, ôta ma robe, mes bijoux et mes chaussures, me laissant en chemise sur mon lit avant d’aller tirer les lourds rideaux de mes fenêtres, faisant taire le brouhaha du bal. Il trempa un linge dans la bassine d’eau et posa le tissu humide et froid sur mes yeux. Cette fraicheur au contact de la brûlure de ma migraine fit redoubler ma nausée et je vomis pour de bon. En grommelant, Petrijk contourna mon lit, s’assit de l’autre côté et posa délicatement ses mains sur mes tempes. Malgré la douleur, je fus à nouveau frappée par la douceur de ses doigts. Il continuait de marmonner pendant qu’il effectuait de légères rotations de la pulpe de ses pouces. Ses mots étaient incompréhensibles mais le son de sa voix me réconfortait. L’obscurité et le silence devinrent total. Je sentis sa présence près de moi encore quelques minutes avant de sombrer dans le sommeil.

 Le lendemain soir, j’étais toujours clouée au lit et ne pus me présenter au bal tant la violence de cette migraine m’avait épuisée. Je passai donc le dernier soir des Festivités et la nuit de mon anniversaire seule. Minuit approchant, je cachai ma tête sous la couverture pour ne pas voir l’éclair blanc et me bouchai les oreilles. J’aurais donné cher pour subir à nouveau le sort du grand Prêtre et être sourde au cri bestial de la foule lorsque la jeune Elue très pâle accomplit sa destinée.

 Au moins, si je m’en remettais à l’allégresse que j’entendais, j’étais assurée qu’elle avait réussi.

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