Un type dangereux

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 Une sorte de brouillard m’envahit lentement après cette semaine de festivité. La jalousie et la colère me consumaient. Je travaillai sans gout, ne parvenant pas à me concentrer et griffonnai beaucoup pour tromper le vide de mon existence tout en ruminant ma rancœur. J’en voulais au monde entier, mais je canalisais ma colère contre l’Impératrice.

 Petrijk vint souvent s’enquérir de ma santé. Il me donna des herbes à infuser si une migraine me prenait à nouveau et s’impatienta de ma mauvaise humeur. Je pris garde à mieux dissimuler ma colère car la violence du Grand Prêtre y trouvait un terreau fertile. La dernière claque qu’il m’avait lancé sur la tête me laissa une bosse pendant plusieurs jours et il arborait dorénavant une longue baguette de bois pour laquelle il eut la courtoisie de me prévenir qu’il n’hésiterait pas à s’en servir. Je devais être vigilante. Quand je fus entièrement remise de l’immense fatigue causée par les festivités, Petrijk, satisfait, espaça ses visites. Maitre Issio revint me dispenser ses cours. Il réagit avec forte désapprobation devant les croquis que j’avais griffonné pendant ma rémission, me suggérant vigoureusement d’éviter les œuvres satyriques.

  • Ce genre est encore mal perçu dans l’Empire, surtout quand il prend sa source au sein même du Palais. L’Impératrice est une femme respectée et aimée de tous, encore plus de son époux. Il ne me semble pas judicieux que vous vous moquiez d’elle de cette façon, mademoiselle Mérine. Ne me regardez pas ainsi jeune fille, si quiconque avait vu ces dessins, vous et moi aurions passé un très mauvais moment en compagnie de Monseigneur Petriok.

 Tout en me tenant ce discours, Issio avait jeté mes dessins au feu. Quand il n’en resta que des cendres, il les éparpilla avec le tisonnier dans l’âtre, ajouta une nouvelle bûche par-dessus et nous reprîmes le travail de portrait qu’il m’avait commandé. Ravalant ma colère, je me jurai de ne plus jamais lui montrer une œuvre personnelle de ma vie.

 Une douzaine de jours après mes quinze ans, j’entendis un grattement à ma porte. La nuit était tombée depuis longtemps et je somnolais à ma table de travail en griffonnant des paysages inventés à partir d’illustration de la Totchane. Cette région au climat chaud et aux vignobles fertiles m’attirait depuis de nombreuses années.

 Gwen m’avait parlé d’une invasion de rongeurs dans le palais et je pensai aussitôt au rat qui avait grignoté mes dessins. Dans le silence le plus complet, je découpai un quartier de la poire que je m’apprêtai à manger, et me positionnai, couteau à la main, contre la porte. C’était un assemblage d’épaisses poutres de chêne renforcées par des bardages de fer forgé. Le système de gond était sécurisé et la serrure, un bijou d’orfèvrerie. Mais entre les deux poutres près du bâti, il y avait une fente triangulaire au ras du sol, large de deux phalanges et longue d’une main. Je posai mon morceau de fruit devant l’interstice avant de m’accroupir contre la porte, le couteau à la main, prête à épingler au sol l’insupportable critique d’art. En cherchant une position pratique, je perdis l’équilibre et me rattrapai de justesse en claquant lourdement ma main contre le mur.

  • Il y a quelqu’un ?

 A moins que les rats n’aient subitement appris à parler, ce n’était pas un rongeur de l’autre côté de la porte. Je retins mon souffle et entendis à nouveau la voix :

  • Quelqu’un vit ici ? J’ai vu une domestique sortir de là avec un plateau et des assiettes. Il y a quelqu’un, n’est-ce pas ?

 C’était la voix d’un garçon. J’avais le souffle court, ne sachant que faire. Il gratta à nouveau.

  • Répondez-moi !
  • Qui êtes-vous ?

 J’entendis un grand fracas, comme si quelque chose de lourd avait heurté le sol, suivi d’un juron. Le garçon était tombé. Inquiète, je m’écriai :

  • Tout va bien ? Etes-vous blessé ?
  • Non mademoiselle, je vais bien. J’étais sûr que quelqu’un habitait ici ! Qui êtes-vous ? Etes-vous prisonnière ?
  • Je m’appelle Mérine et je ne suis pas prisonnière.
  • Alors ouvrez-moi !
  • Je ne peux pas, la porte est fermée à clé.
  • Vous êtes donc belle et bien prisonnière !
  • Non, c’est pour me protéger. Et vous qui êtes-vous ?
  • Je m’appelle Vic, je vis au palais.
  • Vic comment ? De quelle famille êtes-vous ?
  • Vic personne, je ne suis qu’un domestique.
  • Vous mentez, m’exclamai-je aussitôt. Votre ton est bien trop autoritaire pour un serviteur. Vous avez une voix à donner des ordres, non à les recevoir.

 J’entendis l’hilarité du garçon.

  • Tu as l’esprit vif ! Et bien je t’ordonne d’ouvrir la porte afin que nous puissions parler en sécurité. Si quelqu’un passe dans le couloir nous aurons de gros ennuis toi et moi !
  • Je n’aurais aucun ennui, seulement toi ! Moi j’irai immédiatement me recoucher et je prétendrai n’avoir rien entendu.
  • Quelle cruauté !

 Vic semblait trouver la situation follement amusante. Je doutai qu’il ne lui arrive souvent des malheurs et son enthousiasme était contagieux. Il reprit d’une voix cajoleuse :

  • Allons, chère madame, je vous en prie, ne laissez pas votre nouvel ami aux affres des courants d’air qui me refroidissent le derrière ! De grâce, laissez-moi entrer que je puisse me réchauffer !
  • Je n’ai pas la clé, gloussai-je.
  • Alors mon avis est fait, tu es vraiment prisonnière !
  • Tu n’as pas répondu à ma question : qui es-tu ?
  • Vic, te dis-je. Et il faudra t’en contenter, je ne te dirai rien de plus !

 C’est ainsi que je fis la connaissance de mon premier ami. Il me rendit visite presque chaque soir durant des semaines. Nous nous asseyions dos à dos séparés par l’épaisse porte de chêne et nous discutions. Il me racontait une foule de détails sur la vie du palais et sur la cité. Il me parlait des nobles, des domestiques, des enfants, des jeunes, des vieillards, il me racontait les intrigues et les frivolités de la cour. Ce garçon semblait tout savoir sur tout le monde ! De mon côté je répondais enfin par mes pensées véritables, sans filtre et sans bienséance. Je ne compte plus les fou-rire que mes réflexions ont déclenchées chez Vic. J’inventais des histoires loufoques, il me proposait des énigmes, des jeux d’esprit pour lesquels il était particulièrement doué. Certains soirs, nous nous passions des cartes sous la porte, des documents que nous annotions en fonction de nos débats, d’autres nous faisions des jeux de stratégie. Parfois, je lui offrais des dessins, prenant tout de même garde à garder pour moi ceux qui pourraient m’attirer de gros ennuis. Un jour il me demanda de lui faire un autoportrait. Je rougis et promis d’y réfléchir.

 Vic avait une voix douce, pas encore tout à fait grave, qui s’exprimait avec une diction parfaite. Il avait un ton désinvolte, l’esprit vif et, avec le recul, énormément de charme. Si j’avais été un peu moins naïve j’aurais sûrement remarqué que c’était le genre de voix qui n’a pas l’habitude de se voir refuser quoi que ce soit. Si j’avais été un peu plus expérimentée dans les relations humaines, j’aurais compris que Vic était le type même de garçon impatient, égoïste et enjôleur qui obtient toujours ce qu’il veut sans se soucier des autres ni des conséquences. Un type dangereux.

 Bien évidemment, j’étais complètement aveugle à tout cela et je développai très vite une admiration sans borne pour lui. Je ne résistai pas longtemps à glisser sous la porte le portrait qu’il demandait, vibrante d’émotion. Il resta silencieux un long moment après l’avoir récupéré ce qui me mit dans tous mes états : il me trouvait certainement aussi laide que ma mère me l’avait toujours dit. Peut-être ne reviendrait-il plus. Mon cœur battait douloureusement contre ma poitrine et j’eus de plus en plus de mal à respirer. Finalement il me demanda de m’allonger de mettre mon visage contre la fente de la porte. Tremblante, j’obéis et je me trouvai face à un œil vert et brillant devant lequel tombait une mèche de cheveux. Je crois que je tombai amoureuse ce soir-là. J’aimai une voix, un œil et une boucle de cheveux. Il ne m’en fallait pas plus pour combler l’immensité de ma solitude.

 Certains soirs, il restait de longues heures avec moi. Parfois il passait juste me dire bonsoir. Mais il lui arrivait de ne pas venir du tout, voire de s’absenter de longues semaines. Je comptais les jours jusqu’à son retour. La situation était frustrante mais je parvenais à prendre mon mal en patience. J’avais bien envisagé de voler une clé de ma chambre, mais j’avais beaucoup trop peur du Grand Prêtre pour oser cela. Je comptais sur la patience de Vic. Un jour viendrait où je serais libre, où j’aurais sauvé le royaume et où je sortirais de cette cellule au grand jour. Alors je pourrais le serrer contre moi et lui consacrer le reste de ma vie. Il fallait juste que mon amour m’attende un peu moins de cinq ans.

 L’hiver succéda à l’automne, je vivais dans une rêverie amoureuse continue. Je chantonnai d’un air absent, soupirai à longueur de journée, m’agitai entre mes draps quand il ne venait pas. Petrijk me regardait avec suspicion, mais, ne pouvant rien me reprocher, me laissa bientôt seule plus souvent. Il semblait agacé par mon nouvel état d’esprit, moins féroce et moins aiguisé, comme si mon insolence lui manquait. Une fois de plus, je me fis la réflexion que jamais je ne comprendrais cet homme.

 Vint le jour de la célébration d’Ephisée, qui célèbre l’arrivée du printemps. Vic m’avait dit la veille qu’il viendrait me dire bonsoir après le bal si je voulais bien avoir la bonté de l’attendre. C’était une question rhétorique. J’attendis.

 Je me plongeai dans les pages de mon traité d’alchimie pour ne pas penser à Vic dansant avec des jeunes filles qui n’étaient pas de l’autre côté d’une porte inviolable. Chaque jour, je prenais deux heures pour me plonger dedans. Mes recherches théologiques ne m’aidaient pas beaucoup. Grâce aux notes de générations d’érudits, j’avais appris qu’il existait une magie divine pour qui maîtrise l’alchimie et possède la bénédiction d’un Dieu. Le peu que j’avais compris du grimoire m’avait permis de développer quelques simples capacités, comme améliorer mes pigments pour obtenir une profondeur de couleur inégalée ou améliorer des potions médicinales. J’avais réussi à améliorer la tisane contre les migraines et je cherchai toujours un moyen de montrer mes résultats à Petrijk sans me trahir.

 Je butai toujours sur les pages écrites en runes. Il n’existe aucune table de concordance entre notre langue et celle des Dieux pour la simple et bonne raison qu’on ne peut comparer l’incomparable. Les runes représentent des concepts, des idées. Une seule d’entre elle peut être traduite par un paragraphe de vingt lignes. Sa couleur nous donne la grammaire de cette idée, la grosseur du trait sa ponctuation, la vitesse du tracé le temps. Je compris pourquoi si peu de personne les lisaient : c’était atrocement difficile ! Il m’avait fallu des semaines pour voir la différence entre deux runes identiques de prime abord. Encore plus de temps pour remarquer des corrélations entre des différentes et parvenir à faire des liens entre elles. J’avais vite renoncé au travail de traduction, j’avais l’intuition que ce n’était pas la bonne manière d’apprendre la langue des Dieux. Je décidai de prendre le problème autrement : j’appris à traduire mes pensées en runes.

 Petrijk m’avait fourni un grimoire comprenant toutes les langues archaïques utilisées jadis au sein de l’Empire. Je remontais aux plus anciennes et, heureusement pour moi, je trouvai de vagues similitudes entre les runes divines et le protolangage de l’est de Takabura. Je passai mes soirées plongée dans mes études et j’adorais cela.

 J’étais donc absorbée par mon travail quand Vic gratta à mon huis. Par habitude, je rangeai à la hâte mon ouvrage dans sa cachette avant de courir me jeter à plat ventre devant la fente de la porte. Vic était assis contre le mur, je ne voyais que sa main fine. Je sentis immédiatement son humeur maussade.

  • Vic ? Qu’y a-t-il ?
  • Rien poupée, soupira-t-il. J’aurais juste aimé rester un peu plus à la fête.
  • Je ne t’oblige pas à venir, répondis-je vexée. C’est toi qui m’as promis de passer me voir.
  • Ouais… écoute Mérine, je suis venu pour échapper un peu à mon père qui me saoule. Il veut que je prenne mes responsabilités, que je grandisse, soi-disant parce que ma mère est encore enceinte et qu’il est temps pour moi de prendre mon rôle au sérieux.
  • Que veut-il que tu fasses ?
  • Que je suive des cours, que j’approfondisse mes connaissances. Il a été très impressionné par mes derniers devoirs !
  • C’est un beau compliment, je trouve.
  • Oui, mais il devrait t’être destiné ! j’ai recopié les cartes que nous nous sommes envoyés le mois dernier !

 Je restai interdite quelques temps. J’avais l’impression d’avoir été utilisée et cela me blessait.

  • Tu sais, je t’aurais aidé si tu me l’avais demandé.
  • Je n’en doute pas Mérine, tu es si dévouée ! De toute façon, je n’aurai pas d’autre choix que d’obéir à mon père alors à quoi bon se faire du mauvais sang ? Je vais retourner en bas, j’ai envie de danser.
  • Comme tu voudras Vic. Mais pourquoi tu t’obstines à venir me voir si cela ne te plait pas ?
  • Bien sûr que ça me plait, ne sois pas idiote. Je t’aime bien, mais tu vis recluse ici et ce n’est pas facile pour moi de ne pas te voir, ni te toucher.
  • Je suis désolée. Je n’ai pas choisi d’être là, tu sais. Malheureusement, je n’ai pas le droit de t’en révéler plus.
  • Me révéler quoi ? Que tu es une Elue ? Tu pensais que j’étais stupide, que je ne l’avais pas découvert ?

 Je restai muette. Je n’avais eu aucune intention de l’offenser et je ne comprenais pas pourquoi il était si sec à mon égard, pas plus que je ne comprenais comment il avait découvert mon secret. Peut-être était-ce ce lien si fort qui nous unissait qui lui avait permis de déduire mon rôle ? Auquel cas, je n’avais aucune crainte à avoir car je n’avais trahi aucune parole.

 Pas une seconde je ne doutai de lui.

 Il ricana et roula sur le sol, son visage s’arrêtant pile en face de notre petite fenêtre.

  • Ne t’inquiète pas, ton secret est bien gardé tu peux me faire confiance, poupée. Je te laisse. Ho, au fait ! Tu veux vraiment savoir ce que veut mon père ? Je pars en mer demain matin, une excursion pour apprendre les rudiments de la vie à bord d’un vaisseau de guerre. Il faut croire que tes stratégies de batailles navales m’ont permis de me distinguer auprès du Capitaine Frohon ! Je te reverrai à mon retour, d’ici environ quatre mois.
  • Quatre mois ? Mais c’est ridicule, pourquoi partir en campagne alors que l’Empire est en paix depuis deux siècles ?
  • Mérine, tu es si naïve, c’est adorable ! Il faut conserver notre puissance sur les autres. Et puis il y a toujours les pirates, je m’entrainerai sur eux ! Je viendrai te voir dès mon retour, dans quatre mois. En attendant ne m’oublie pas !
  • Jamais je ne pourrais t’oublier, Vic. Je prierai Watagwé pour ton retour.

 Avant de partir, il glissa sa main par la fente et je passai la mienne aussi. Nos doigts s’effleurèrent quelques instants et j’en fus dans tous mes états. Puis il partit sept mois, pendant lesquels je pleurai bien plus qu’il ne le mérita jamais.

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