Le cadeau

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 Les mois s’écoulèrent, jours après jours, semaines après semaines. La solitude avait toujours été difficile à supporter, mais maintenant que mon ami voguait loin de moi, cela devenait insoutenable. J’étais irascible à souhait et Gwen faisait régulièrement les frais de mon mauvais caractère. Elle n’en parla que rarement à Petrijk, encaissant ce qu’elle appelait les affres de l’adolescence. Un jour que je l’asticotais plus fort que d’habitude, elle claqua mon plateau sur la table, renversant une partie de son contenu et me toisa :

  • Mademoiselle Mérine, si vous êtes si mécontente de mon service, je vous suggère d’en parler à Monseigneur Petriok. Je peux le faire mander, s’il vous plait. Ainsi, nous pourrons lui expliquer que je ne suis pas à la hauteur de vos attentes. Bien sûr, il me renverra immédiatement et j’aurais droit au fouet pour tous gages. Mais il faudra que vous lui expliquiez que vos demandes sont encore plus insupportables que celle d’une petite fille pourrie gâtée ! Je doute que, malgré l’affection que sa Sainteté vous porte, vous échappiez à une sévère punition également. En plus de cela, il est possible que vous vous retrouviez sans femme de chambre du tout, c’est-à-dire que vous viderez vous-même votre pot de chambre et que vous le récurerez seule ! Alors, dois-je le faire venir ?

 La jeune femme avait tapé juste et je devais bien admettre qu’elle avait gagné ce coup-là. Je respirai profondément et grommelai des excuses. Gwen m’adressa un sourire froid, se redressa avec raideur et se dirigea vers la porte. Avant de glisser la clé dans la serrure, elle se tourna vers moi et reprit, un peu radoucie :

  • Vous venez d'avoir seize ans, mademoiselle. Je me souviens de ce que l’on peut éprouver à cet âge et vous, vous n’avez personne avec qui le partager. J’ai de la peine pour vous. Je ne vous apprécie guère, je crois bien que vous non plus, mais je peux être une oreille attentive si vous en avez besoin.
  • Merci Gwen, ça ira, répondis-je maladroitement.

 Je ne compris que récemment que la jeune femme me proposait son amitié. Elle tentait d’apaiser la tension qui avait toujours été entre nous sans que je ne sache pourquoi, mais j’étais tout à fait incapable de voir cette main tendue. J’étais une gamine butée, blessée dans son orgueil qui venait d’être remise à sa place par une femme de chambre à peine plus âgée. Je me détournai de Gwen et attendis qu’elle sorte pour me diriger vers les vestiges de mon repas. La tasse de thé fumant s’était renversée dans mon assiette et il ne restait plus grand-chose en état d’être mangé. Qu’importe ! l’appétit m’avait quitté. Comme à mon habitude, je gardai la corbeille de fruits pour mes fringales nocturnes et déposai le plateau sur la petite desserte près de la porte.

 Lorsque Gwen repassa une heure après, je lui tournais le dos, absorbée par mon travail, et elle débarrassa discrètement. Abattue, je repris ma lecture, une plume et mon encrier, et commençai la rédaction du résumé que Petrijk m’avait commandé.

« Ephisée est la déesse des vents. Ayenn gouverne le ciel et Trihiou règne sur la Terre. Ensemble, ils créèrent le monde et le peuplèrent de nombreux enfants. Leurs cinq premiers, les plus puissants, reçurent l’immortalité parmi leurs nombreux dons.

« Ayenn et Trihiou eurent d’abord les Dieux Jumeaux, Hérès et Tamaï. D’une beauté à couper le souffle avec leurs longs cheveux dorés et ondulant, l’un représente la guerre et l’autre l’amour. Grands, athlétiques, la peau ambrée, ils étaient identiques en tous points, sauf leurs yeux : à la naissance, ceux d’Hérès était verts alors que ceux de Tamaï étaient marrons. Cette différence leur était insupportable. Hérès persuada son frère d’accepter son œil droit en échange du sien. Les deux frères devinrent dès ce jour parfaitement semblables, voyant même, grâce à cet échange, une partie de ce que l’autre voit aussi.

« Vint ensuite Watagwé, la puissante déesse des océans, fille d’Ayenn et Ephisée. Sa peau est plus noire que le fond des abysses et scintille comme la mer au soleil couchant. Son corps voluptueux est drapé d’une robe d’eau et d’écume et elle tient parfois un filet dans ses mains palmées. Pour ceux dont la vie est étroitement liée à la mer, prier Watagwé est aussi important que prier les Trois.

« Jalousant la beauté de l’enfant mise au monde par Ephisée et Ayenn, Trihiou donna naissance à Tohil par lui-même. Le dieu naquit quand son père fertilisa un volcan en éruption et règne sur le feu. Tohil est un être changeant, toujours en mouvement, si bien que l’on ne peut décrire son visage. C’est pour cela qu’il est toujours représenté comme une flamme dotée d’yeux rougeoyants.

« Enfin, pour célébrer leur toute-puissance, les Trois conçurent ensemble leur dernier enfant immortel : Totchine, dieu de l’ivresse, créateur de la multitude d’alcool existants. Presque toujours ivre, des cheveux noirs en bataille, le corps couvert de tatouages et de bijoux et fumant une longue tige odorante, Totchine sourit beaucoup, surtout quand il prépare un mauvais coup. Un dieu populaire et redoutable.

« Après la naissance de Totchine, les Dieux continuèrent à faire des enfants. Cependant, les nouveaux dieux se trouvaient affaiblis. Ils vivaient une très longue vie, l’équivalent de plusieurs dizaines de vies humaines, étaient dotés d’une force et d’une résistance hors du commun, mais ils vieillissaient et mourraient. Leurs pouvoirs n’avaient pas la puissance de leurs grandes sœurs et grands frères. Il s’était passé quelque chose que des générations de Grands Prêtres et de Grandes Prêtresses, toujours plus érudits, ne parvenaient pas à comprendre. »

 Je posai ma plume sur l’encrier en réfléchissant à ce que je venais de retranscrire. Je savais l’immense et orgueilleux Petrijk Eli Petriok convaincu d’être celui qui percerait le mystère. Je l'avais compris aux questions qu’il me posait depuis quelques temps, sur mon étude approfondie de la théologie. Il me sondait avec la suffisance de ceux qui s’estiment meilleurs que le reste du monde et se demandent si leur interlocuteur est digne de leurs secrets. J’avoue que j’espérais trouver la réponse avant lui. C’était totalement puéril, j’en avais bien conscience, mais je jubilais à l’idée d’être meilleure que lui.

 Le dos endolori, je me redressai en m’étirant et jetai un coup d’œil à la pendule : presque deux heures du matin. Il était temps de me coucher ! Alors que je me passai de l’eau sur le visage, j’entendis gratter à ma porte. Mon cœur bondit dans ma poitrine. Vic ! Je me jetai au pied de la porte avec un cri de joie : il ne m’avait donc pas oublié ! Il portait sûrement encore sur lui l’odeur du large, j’étais certaine de la sentir à travers la porte. Elle me rappelait mon père, cette senteur caractéristique : un mélange de sel, d’algues et de musc. Un fumet légèrement soufré qui fit remonter mes plus doux souvenirs d’enfance pour les lier à l’instant présent. Je n’en aimais que d’avantage mon compagnon.

  • Vic, tu es revenu ! Tu m’as tellement manqué ! Alors, raconte-moi, la mer, les pirates ? Par tous les Dieux, tu n’as pas été blessé ni attaqué ? M’as-tu ramené quelque chose, as-tu pensé à moi ? Ho, Vic ! ce que je suis heureuse que tu sois là !
  • Hé, du calme Mérine, je n’ai même pas le temps d’en placer une, répondis Vic en riant. Je vais très bien, ne t’inquiète pas ! C’était surtout très ennuyeux, la vie sur un navire est monotone. Heureusement qu’on fait escale régulièrement pour se divertir à terre ! L’avantage, c’est que le travail est très physique, j’ai considérablement développé ma musculature ! Me voilà taillé comme un roc, j’ai eu besoin d’une toute nouvelle garde-robe à mon retour. Si tu savais le nombre de filles qui se retournent sur mon passage !

 De quoi ? Des filles ? Beaucoup ? Je repris mes esprits et demandai d’une voie mal assurée :

  • Mais tu viens tout juste de rentrer, n’est-ce-pas ?
  • Ho oui, depuis quelques jours à peine. Je suis revenu pour le bal et la grande fête annuelle de l’Empire.
  • Le bal s’est déroulé le mois dernier.
  • Bon, alors je suis rentré depuis environ un mois. Ne me prend pas la tête pour si peu, poupée ! Tu n’es pas la seule à avoir attendu mon retour, j’ai des obligations envers d’autres personnes, à commencer par mes parents, mon frère, ma sœur, mes tuteurs, mes précepteurs et…
  • Tu as raison, je suis désolée, me morigénai-je. Pardonne-moi, j’étais juste si impatiente, tu m’as beaucoup manqué. Je me sens si seule sans toi.
  • Ce n’est rien, je ne t’en veux pas, répondis Vic, adouci par l’admiration qui transpirait à chacun de mes mots. En fait je t’ai bel et bien ramené quelque chose.

 Mon cœur se mit à battre la chamade. Ainsi donc il avait vraiment pensé à moi ! Il éprouvait donc des sentiments pour moi ! J’espérais tant qu’il me déclare sa flamme et je sentais que ce serait pour ce soir. Nos retrouvailles seraient inoubliables. J’avalai ma salive et demandai, en tentant de maîtriser les tremblements de ma voix :

  • Tu m’as fait un cadeau, c’est vrai ? Qu’est-ce que c’est ?
  • Je te le donnerai après, d’abord je dois te demander quelque chose. J’ai longtemps hésité à te poser cette question, j’avais peur que la réponse te gène. Mais depuis que j’ai découvert le monde, j’ai compris qu’il faut aller droit au but, sinon on rate sa chance.
  • Je t’écoute, Vic, répondis-je la gorge nouée par la tension.
  • Mérine, es-tu heureuse d’être une Elue ?
  • Pardon ?
  • Aimes-tu être une Elue ? N’as-tu pas peur ?
  • Peur ?
  • Oui, Mérine, peur, répondit-il avec agacement. Ton rôle est essentiel à la survie des nobles du royaume. Nous assurons une vie meilleure au peuple et les protégeons mieux chaque fois, mais au final, ce sont nous les puissants qui nous enrichissons, tu dois bien en avoir conscience. Sans toi pas de stabilité et sans stabilité pas de richesses ni de luxe. Tu es unique, Mérine. Enfin, unique. Il faut sacrifier un nouvel Elu tous les cinq ans, donc pas unique, mais exceptionnelle en tout cas. C’est flatteur d’être ami avec toi. Surtout que je suis le seul à avoir accompli cet exploit ! Depuis le règne de Timion Dres Vrienne il y a six-cent-cinquante ans, il est interdit d’avoir des relations avec les Elus.

 Vic continuait à discourir mais je n’écoutais plus. J’étais abasourdie par ce qu’il venait de me dire et ne comprenais pas où il voulait en venir. A nouveau, l’impression que ma vie ne m’appartenait plus me saisit et j’eus la nausée. Quelques minutes avant tout était si parfait ! Nous étions sur le point de nous déclarer notre amour mutuel et voilà qu’il me parlait de mon rôle d’Elue !

  • Mérine, tu es toujours là ? Mérine ? Répond-moi bon sang ! Bon, écarte-toi de la porte, j’entre !

 Mes pensées étaient confuses mais effectivement, il entra dans ma chambre. J’ignorais comment il avait obtenu la clé. Très rares étaient ceux qui la possédaient. Je ne sus jamais qui il avait soudoyé. La serrure cliqueta et la porte s’ouvrit en grand. Devant moi, un beau jeune homme se tenait dans l’embrasure de la porte. Grand, solide, les épaules larges, il était vêtu à la dernière mode impériale : une chemise ample en soie d’aloé d’un gris délicat découvrant discrètement son torse imberbe et dont les pans étaient maintenus par un pantalon noir moulant en cuir de freyak. Il portait de hautes bottes de marin et une ceinture à laquelle était attachée son épée dans un fourreau richement décoré. Je n’y distinguai aucune armoirie qui m’aurais permis de définir la famille de Vic. Curieusement, c’est à cela que je pensais alors qu’il refermait la porte à clé derrière lui.

 Il fit quelques pas dans ma direction et me scruta du regard de bas en haut. Je rougis devant ses yeux avides.

  • Je t’ai aperçu au bal en ton honneur l’an dernier, mais je dois avouer que tu es encore plus belle ainsi, en chemise et les cheveux défaits. J’attends ce jour depuis longtemps, Mérine, celui où je franchirai enfin ta porte ! Ne recule pas, voyons, je ne te ferai aucun mal, poupée. Laisse-moi m’approcher.

 Vic posa ses mains sur mes épaules. Je me sentis aussitôt prisonnière. Il m’attira contre lui, passa une main dans mes cheveux et de l’autre, m’effleura le corps depuis la nuque jusqu’à la courbure de ma hanche. Tout en me souriant, il reprit plus bas :

  • Ne fais pas l’effarouchée, ma belle, j’ai un cadeau pour toi, tu te souviens ? Voilà, sois une gentille fille et laisse-toi faire. Être désignée par les Dieux ne devrait pas t’empêcher de prendre un peu de bon temps, n’en déplaise à Timion !

 Je n’ai jamais aimé me souvenir de cette nuit-là. Vic m’a pris tant de choses en si peu de temps. A l’époque, je croyais l’aimer du plus profond de mon cœur Après tout, comment pouvait-il en être autrement ? Je ne connaissais rien du monde, rien des hommes ni des jeux de l’amour Je vivais dans une horrible solitude et Vic a comblé un vide immense dont il a occupé absolument tout l’espace. Je ne pouvais que l’aimer.

 Une demi-heure après qu’il est pénétré ma chambre, nous nous trouvâmes allongés l’un près de l’autre dans mon lit. Il me tenait au creux de son bras, reprenant son souffle pendant que je passai machinalement la main dans sa crinière rousse. Je n’étais pas tout à fait sûre de ce qu’il venait de se passer. J’attendais qu’il parte pour me remettre à respirer et réfléchir à tout cela. Au bout d’un moment, il soupira d’aise, s’étira puis se leva. En sortant de mon lit, il attrapa mon menton avec le bout de ses doigts et m’embrassa sur la bouche. C’était mon premier baiser, je fis de mon mieux pour l’apprécier à sa juste valeur.

  • Je reviendrai demain, poupée. Tu verras, tu apprécieras mieux. C’est normal pour les femmes de ne pas aimer leur déflorage. Après tout, dans la noblesse, c’est un gage de sérieux et de retenu de se garder vierge pour son époux. Même si tu n’es pas noble à proprement parler, tu as tout de même été élevée comme tel, tu penses donc que ça te dévalorisera à mes yeux, n’est-ce-pas ? Ne t’inquiète pas, je sais bien moi, que tu n’es rien de plus que la fille d’une pute et d’un rustre de passage ! Ton père n’est probablement même pas ton père, tu ne lui ressembles pas du tout !
  • Tu connais papa ?
  • Non, bien sûr ! Mais j’ai fait escale dans ton village et un vieil ivrogne m’a parlé de tes parents. Il était le client de ta mère quand le vieux Petriok est venu t’acheter. Tes parents sont devenus immensément riches grâce à toi. Ton père ne travaille plus mais ta mère, elle, tapine toujours. Elle doit vraiment aimer ça et, si j’en crois le vieux brigand, elle est sacrément douée !

 La nausée me prit à nouveau et cette fois je ne pus la contenir. Je vomis dans le pot de chambre sous le regard dégouté de Vic. Finalement, il accepta de me ramener un verre d’eau à condition de rester loin de mes souillures. Il en avait profité pour se rhabiller et s’apprêtait à sortir quand une chose me revint en tête. Par un immense effort de volonté, je mis de côté les révélations qu’il venait de me faire sur mes parents :

  • Vic ?
  • Oui, poupée ?
  • Tu as dit tout à l’heure qu’on doit sacrifier les Elus. Je n’ai pas compris la métaphore.

 Il me regarda droit dans les yeux, véritablement surpris. Puis un sourire se dessina sur ses lèvres. Pas vraiment mauvais, mais un rictus moqueur dans lequel ne brillait aucune bienveillance. Un sourire que j’avais déjà vu quelque part mais que je ne remettais pas.

  • Ce n’était pas une métaphore, poupée.

 La porte claqua. Un froid glacial me prit et quelque chose dans mon cœur se fissura.

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