Bénédiction, malédiction

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 Les visites de Vic, quasi quotidiennes, se déroulaient toujours de la même manière. Il arrivait tard, parfois en pleine nuit, se déshabillait et gagnait mon lit. Il parlait peu, toujours de mon rôle d’Elue. Il y avait chez lui une fascination malsaine à entretenir des relations intimes avec une condamnée à mort. Le deuxième soir, je tentai de lui soutirer plus d’informations sur mes parents.

 Jusqu’ici j’avais ignoré que ma mère se prostituait et cette information m’avait bouleversée. Les filles publiques sont très mal considérées à Takabura et bénéficient de peu de protection. Rares sont les femmes qui acceptent de faire ce métier quand elles peuvent l’éviter, mais ma mère ne semblait pas être de cette trempe-là. Je voulais en apprendre plus sur eux, mais surtout, je brûlais de savoir s’ils ne m’avaient pas oubliée. Les réponses de Vic restèrent évasives. Il n’avait pas vu mes sœurs, aurait donné cher pour passer entre les mains de maman et avait conversé quelques minutes avec celui qui m’avait élevée comme sa fille durant les premières années de ma vie, sans jamais révéler sa véritable identité, naturellement.

 Visiblement, le seul souvenir que j’avais laissé à ma famille était la somme d’argent phénoménale que mes parents avaient gagné lors de mon départ. Personne ne se souciait plus de moi. Vic en eut vite assez de bavarder et me somma de me déshabiller. Je m’exécutai maladroitement.

 Contrairement à ce qu’il m’avait assuré, je compris vite que je ne prendrais jamais aucun plaisir à toute cette débauche. Ce deuxième soir, je tentai de me détendre. Le lendemain, je fis de mon mieux pour apprécier. La fois suivante, je fis semblant de dormir à son arrivée ; il me réveilla. Quand je mis plus de conviction à mon sommeil fictif, il passa outre et releva simplement ma chemise jusqu’à ma poitrine. J’ouvris les yeux et il me murmura à l’oreille qu’il savait bien que je ne dormais pas. J’attendis qu’il termine et qu’il s’affale complètement sur moi, suant et essoufflé. Lorsqu’il se releva, il m’embrassa, comme à son habitude. Un seul baiser, violent et possesseur. Mais cette fois, au lieu de partir, il attrapa une petite sacoche au pied du lit et en sortit un paquet.

  • Poupée, je ne sais pas vraiment comment te le dire, c’est un peu délicat. Mais…

 Je le regardai, pleine d’espoir, attendant qu'il dissipe enfin mon mal-être. Une déclaration d’amour, un mot, même maladroit, aurait eu raison de mon mal-être. Je lui aurais tout pardonné pour un « je t’aime ». J’attendis.

  • Ha ! Je suis vraiment maladroit pour ces choses-là ! Mais enfin… Tu n’es pas très active avec moi et je vais me lasser si tu n’y mets pas un peu du tien. Peut-être pourrais-tu prendre des initiatives ? Bouger, onduler du bassin, utiliser ta bouche. Enfin, toutes les filles savent ce qu’elles doivent faire pour contenter un homme !

 Cette partie de mon éducation princière avait de toute évidence été laissée de côté. Je n’avais aucune idée de ce qu’il voulait dire. Noyée dans la déception, je regardai Vic avec des yeux suppliants, partagée entre le chagrin et l’incompréhension. Il me fixa et éclata de rire.

  • Ha, Mérine ! Si tu voyais ta tête ! On dirait une petite prude effarouchée ! Je ne comprends pas comment ta mère a pu mettre au monde une jeune femme si vertueuse ! Elle ne serait pas fière de toi ! Mais bon, tiens, prends ça, tu y trouveras l’inspiration !

 Il lança vers moi le petit paquet emballé dans du mauvais papier de soie.

  • C’est le cadeau dont je t’ai parlé la semaine dernière. Une fille me l’a offert dans une taverne, elle m’a dit que c’était pour instruire celles qui ne sont pas du métier. Fais-moi plaisir, poupée, apprends quelques pages pour moi.

 J’ouvris l’emballage tandis qu’il se rhabillait. Il contenait un petit livre très illustré. Je rougis jusqu’aux oreilles et le jetai au bout de mon lit pendant que Vic sortait. Mortifiée, j’éclatai en sanglot et m’endormis en pleurant.

 Pour la première fois depuis de nombreuses années, Gwen me trouva encore au lit à son arrivée. Comme elle s’inquiéta, je prétextai une migraine et lui demandai de laisser les rideaux fermés. Ma femme de chambre alla chercher mon coffret d’herbes et pris une bonne poignée du mélange que m’avait donné Petrijk et que j’avais amélioré à l’insu de tous. Pendant qu’elle me préparait une tisane, je récupérai rapidement le manuel obscène que Vic m’avait offert et le fit disparaître sous mes draps. Gwen me servit et partit discrètement. Dès qu’elle eut tourné la clé dans la serrure, je me levai et courus jeter l’ouvrage abominable au feu. Peut-être que si Vic se lassait, nous retrouverions notre relation d’avant.

 Je me recouchai mais n’eus guère le temps de méditer à cela car moins de quinze minutes après, j’entendis de nouveau la clé dans la serrure. Petrijk entra, l’air grave. Je m’excusai aussitôt d’être encore au lit, mais il me coupa la parole :

  • L’Impératrice est morte au petit matin.
  • Pardon ?
  • Elle a donné vie à son dernier enfant, un garçon. Malheureusement, son corps a été très affaibli par cette grossesse et l’accouchement l’a tué. Sa doctoresse a passé la nuit à son chevet, mais l’hémorragie a eu raison de notre bien-aimée souveraine.

 Petrijk avait l’air sonné par cette nouvelle et me regardait sans me voir. Je savais l’Impératrice enceinte de son quatrième enfant, tout comme je savais que beaucoup désapprouvaient cette grossesse : Lakshmi n’avait plus l’âge de porter un bébé. La naissance de la princesse Lysiana avait déjà failli lui couter la vie et la doctoresse impériale lui avait recommandé de ne plus concevoir. Mais la grossesse arriva à la surprise générale. Petrijk m’en avait parlé lors d’une de ses visites car cela avait été la source de la seule et unique querelle du couple impérial.

  • Allez-vous bien, monsieur ?
  • Je déteste quand elle a raison.

 Sur ces paroles mystérieuses, le Grand Prêtre respira un grand coup et reprit ses esprits :

  • Tu vas avoir besoin de vêtements de deuil. Naturellement, tu assisteras à la cérémonie avec les autres Elus, mais tu auras la tête entièrement recouverte, comme la famille impériale. Je suis navré pour ta migraine, mais il faut que tu trouves un moyen de sortir de ton lit au plus vite.
  • Je crois que j’en ai un, monsieur, balbutiai-je.

 Il était sonné et préoccupé. En me concentrant, mon mensonge pourrait passer inaperçu.

  • Dans l’un des livres que vous m’avez donnés, il est expliqué que l’alchimie peut améliorer certains remèdes. J’ai longuement étudié la question, procédé à quelques essais et je crois bien avoir réussi.
  • Comment, quel… commença Petrijk avant de se raviser. Peu importe. Nous n’avons pas le temps de parler de cela et je ne veux pas savoir comment tu as encore réussi à me désobéir en pratiquant l’alchimie. Je n’ai pas la tête à cela aujourd’hui. Fais à ta guise Mérine, mais sois prête à recevoir le tailleur dans une heure. Les prochains jours seront chargés, les autres Elus et toi devrez être présents pour la cérémonie funèbre qui aura lieu dans une semaine. Le corps de l’Impératrice n’est pas encore froid que déjà les embaumeurs veulent se mettre au travail et l’Empereur, anéanti, refuse de lâcher la dépouille de son épouse.
  • Je serai prête, monsieur.

 Petrijk me regarda longuement et son visage changea. Il avait l’air plus vieux, préoccupé. Presque coupable. J’attendis, assise sur le bord du lit. Le Grand Prêtre se servit une tisane alors qu'il se frottait les yeux et s'assis près du feu. il souffrait également de migraines et avait les traits du visage tirés. Prudemment, il renifla l'odeur des herbes, goutta le breuvage avec une grimace appréciatrice et avala le reste de la tasse d'une traite. il se resservit et son regard se perdit un moment loin derrière la fenêtre, comme s'il voulait regarder derrière l'horizon. Finalement, il murmura, autant pour lui que pour moi :

  • Lorsque l’accouchement de Dame Lakshmi a débuté, l’enfant était mal engagé et il était déjà évident que les deux ne pourraient pas survivre. Je me suis assis à son chevet et lui ai proposé de sauver sa vie à la place de celle de l’enfant : elle en a déjà trois, en parfaite santé, elle n’avait pas besoin de se sacrifier pour celui-là. Elle a tourné son visage vers moi, m’a pris la main et m’a chuchoté quelque chose à l’oreille.
  • Que vous a-t-elle dit ?
  • Elle m’a dit qu’un parent devrait toujours choisir son enfant.

 Il se tut un moment, le regard perdu, comme en lutte avec ses sentiments intérieurs. Il devait culpabiliser de ne pas l’avoir sauvée. Je ne savais que dire pour le réconforter, d’autant plus que la phrase de l’Impératrice résonna à mes oreilles avec toute la violence que peut ressentir une enfant abandonnée des siens.

  • Monsieur, lui dis-je avec douceur, chacun accomplit son devoir, et celui de l’Impératrice est de d’être un modèle pour son peuple. Quel exemple serait-elle si elle laissait mourir son enfant pour sauver sa propre vie ? Vous ne pouvez lutter contre le rôle de chacun.

 Une phrase de Vic me revint soudainement en mémoire. Quelque chose qu'il avait dit la nuit dernière : "personne ne lutte contre sa destinée, nous l'accomplissons tous. La tienne sera de mourir pour que je puisse vivre la mienne. C'est ton devoir, tu t'y soumettras." Le sang se retira de mon visage et je défaillis. A nouveau, le Grand Prêtre se trouva près de moi à une vitesse prodigieuse et me rattrapa avant que je ne tombe.

  • Mérine ? Que se passe-t-il ?
  • Rien, monsieur.
  • Une migraine ?
  • Non.
  • Alors quoi ?
  • Rien, vous dis-je.
  • Ne me mens pas, siffla-t-il.

 Les mots sortirent de ma bouche avant que je ne puisse les retenir. C’était le pire moment pour avoir cette discussion, je n’y étais pas préparée et Petrijk était déjà à fleur de peau. Je sentis ma langue mettre le feu aux poudres à l’instant même où j’ouvris la bouche :

  • Est-ce vrai que je vais mourir ? Le dernier jour des Festivités du Renouveau ? Est-ce vrai que vous me sacrifierez ?

 Petrijk resta silencieux. Puis, lentement, il changea de posture. Son dos et ses épaules se redressèrent, il me lâcha et se leva. Son torse se bomba et son visage se durcit. Il m’évoqua un oiseau de proie. Comme le jour où, il y a si longtemps, il avait fouetté un garde devant mes yeux d’enfant. Il prit une chaise et s’assit face à moi. J’aurais dû avoir peur, mais la détresse l’emporta. Je soutins son regard.

  • Qui te l’a dit ?
  • Alors c’est vrai !
  • QUI !
  • Je ne vous le dirai pas !
  • Je te ferai cracher le morceau, petite insolente !
  • Non ! Vous pourriez me battre à mort, me torturer, je ne vous dirai rien ! Maintenant, dites-moi la vérité, j’ai le droit de savoir ! C’est moi l’Elue des Dieux, j’exige de connaître ma tâche !

 J’étais horrifiée d’entendre les mots qui sortaient de ma bouche sans que je ne puisse les contrôler face à l’illustre Petrijk Eli Petriok. L’impératrice de Takabura venait de mourir, le Grand Prêtre devait soutenir son Empereur, dont le cœur brisé le rendait incapable de quitter le chevet de sa défunte épouse, et moi, je le retenais en dévoilant une vérité que je ne devais savoir, apprise par quelqu’un que je ne devais pas connaitre. Mais je ne pouvais retenir mon angoisse. Lakshmi était morte, mais moi j’étais seule face à l’incertitude. Et je ne supportais plus cette solitude.

 Les quelques secondes de silence qui suivirent durèrent une éternité. Je ne parvenais pas à déchiffrer le regard du Grand Prêtre. J’espérais supporter le fouet parce que je n’avais aucune idée de qu’il pourrait me faire de pire s’il préférait la torture. Finalement, il soupira et m’invita à m’assoir à table avec lui. Méfiante mais pas stupide, j’obéis. Il me raconta alors une partie de l’histoire de l’Empire que je ne connaissais pas.

 Quand Alixendro Dres Vrienne naquit sous le baiser d’Ephisée, les Trois lui accordèrent chacun un présent. Ephisée lui construisit le Palais d’Hisatra, qui garderait sa famille en sécurité au cours des millénaires. Ayenn lui assura une descendance nombreuse et la protection de la dynastie des Vrienne. Enfin, Trihiou promit à Alixendro richesse et prospérité pour les siens. En échange, ils exigèrent une chose : l’Empereur devait sacrifier une part de ce qu’il avait jurer de protéger. Un homme ou une femme, issu du peuple de Takabura.

 Ils désignent leur Elu de la même manière depuis le règne du premier des Vrienne : un enfant apparait en songe à l’Empereur ou l’Impératrice. Le souverain convoque son Grand Prêtre ou sa Grande Prêtresse et lui donne tous les détails que les Trois lui ont fournis. Le Grand Prêtre s’en va à sa recherche pour le ramener au Palais où il est célébré et béni de tous avant d'être élevé comme un prince ou une princesse, gardé en sécurité et choyé jusqu’à son sacrifice.

  • Comment sommes-nous tués, réussis-je à articuler. Un bûcher ?
  • Non, Grands Dieux, vous n’êtes pas des criminels ! Les Trois veulent votre sang. Un rituel sacré me permet de le recueillir dans une vasque en or que je dépose au centre de leur Temple. Le lendemain, le sang à disparu, la vasque est étincelante et l’Empire bénéficie à nouveau de la protection des Dieux.
  • Pour… pourquoi ?
  • Je pense que cela a un rapport avec les dieux mortels. Les Trois en ont assez de voir mourir leurs divins enfants et cherchent à les guérir de cette malédiction.
  • Avec le sang des humains, demandai-je incrédule.
  • Qui sommes-nous pour juger la magie divine ? Après tout, nous aussi sommes leurs créatures.
  • Et si je refuse d’être sacrifiée ? si je me tue avant, ou que je me laisse mourir de faim ?
  • Essaie. Mais tu as été choisie par les Trois eux-mêmes. Penses-tu qu’ils te laisseront faire ? Prends donc ce couteau et tranche-toi la gorge. Saute dans les flammes. Vas-y, je ne te retiendrai pas. Tu n’en es pas plus capable maintenant que tu ne le seras demain ou dans quelques mois, ricana-t-il, d’un air méchant. Aucun de nos Elus ne s’est jamais suicidé, tout comme aucun d’eux n’est jamais mort d’un accident ou d’une maladie. Aucun n’a jamais été mal-portant, boiteux, malingre ! Pour ce que j’en sais, tu es la seule à souffrir de migraine. Les autres n’ont jamais été que des jeunes hommes et des jeunes femmes en pleine santé, même quand le sort qui leur était réservé dans leur vie terrestre était affreux !

 Je retins difficilement un sanglot tandis que Petrijk se leva brusquement, posa ses deux poings sur la table et se pencha vers moi. Ses yeux me lancèrent des éclairs et sa voix était tranchante et glaciale :

  • Maintenant tu sais. Tu passeras les quatre prochaines années dans la souffrance et l’inquiétude, les Dieux ne t’enlèveront pas ça. Je faisais preuve de miséricorde en te cachant ton sort et j’aurais maintenu cette pitié jusqu’au bout. J’aurais été clément jusqu’au sacrifice. Aujourd’hui tu as perdu ! Ne t’avise plus jamais d’exiger quoi que ce soit de ma part ! Tu mourras en temps et en heure, mais tant qu’il y a du sang à verser à la fin, les Dieux se moquent de l’état dans lequel tu vis. Reste à pleurer ici, lamente-toi si tu veux, cela ne m’intéresse guère. Le tailleur arrive dans trente minutes. Quant à moi, j’ai du travail et de vrais problèmes à gérer.

 Il me cracha ces mots au visage comme un serpent crache son venin. Il n’était plus que mépris et haine. Une larme roula sur ma joue et je hochai la tête, incapable de prononcer une parole. Le Grand Prêtre sortit de ma cellule tandis que je restai assise, tremblante, regardant le couteau qu’il avait laissé sur la table, comme une délivrance qui ne viendrait jamais.

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