Au fond du gouffre

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 Le tailleur arriva juste avant que je ne sois prête. Je n’avais pas encore eu le temps de me coiffer et de me parer de mes bijoux, mais il s’abstint de tout commentaire et parvint à retenir une moue réprobatrice devant le regard noir que je lui lançai. Il se mit au travail en silence. Avant de partir, il me signifia que ma robe serait prête le surlendemain. Il ajouta que ma nouvelle garde-robe arriverait dans une dizaine de jours, car il était évident que mon corps avait beaucoup changé depuis son dernier passage et que j’aurais bientôt besoin de robes mieux adaptées. J’hochai la tête sans faire réellement attention à ce qu’il me disait. Arriva ensuite la coiffeuse, puis Gwen m’apporta mon repas. On m’emmena dans la chapelle privée des Elus. Je passai l’après-midi à faire semblant de prier pour l’âme de notre défunte Impératrice aux côtés des trois autres, sous le regard inquisiteur d’un novice. Impossible de leur adresser un mot.

 Le soir venu, je m’écroulai dans mon lit et m’endormis profondément. Deux jours passèrent sans que je ne reçoive aucune visite. Le troisième jour, trois couturières s’empressèrent de faire les ourlets de ma robe de deuil. Elle était d’un bleu nuit profond, brodée de noir. Mon visage était entièrement dissimulé derrière un voile qui me couvrait jusqu’à la taille et mes mains étaient gantées. C’était une tenue qui ne devait découvrir aucune partie du corps des mortels qui accompagnaient l’âme du défunt dans l’autre monde. Seul Celui qui parle pour les Dieux est digne de Leur montrer son visage. Les servantes s’affairèrent pendant une heure, repiquant, coupant et cousant le tissu sous l’œil avisé de l’assistante du tailleur. Finalement, elles emportèrent ma tenue et revinrent le lendemain.

 De la semaine, je ne vis ni Vic, ni Petrijk. Je supposais que les funérailles de l’Impératrice devaient les occuper. J’avais compris que Vic faisait partie d’une famille influente : il en savait beaucoup trop sur les gens de la cour, les familles ducales et leurs secrets. J’étais soulagée d’avoir un peu de répit, d’autant plus que je me sentais particulièrement épuisée. Le désespoir et la dépression m’envahissaient jour après jour. J’avais fini par comprendre que Vic ne m’aimerait jamais. Pour lui, je n’étais que la fille peu farouche d’une prostituée, sans réelle valeur pour personne. La victime idéale. Quant à Petrijk, il ne s’intéressait plus à moi. J’avais trahi sa confiance et lui-même m’avait trahi tout court. J’avais toujours cru que je pouvais compter sur lui, qu’il m’aimait, à sa façon étrange et froide. Il était censé me protéger du monde, de ceux qui me voulaient du mal, et voilà qu’il allait tout simplement me trancher la gorge pour me vider de mon sang. C’était comme si on m’abandonnait une deuxième fois.

 Je me vidai de mon énergie à tel point que j’abandonnai j’étude de mon traité d’alchimie alors que j’étais sur me point de déchiffrer enfin les runes. En attendant les obsèques de l’Impératrice, maître Issio ne vint pas non plus. De toute manière, depuis qu’il avait brûlé mes caricatures de l’impératrice, il se montrait aussi distant avec moi que j’étais froide avec lui. Il ne commentait que la finesse de mon trait ou la délicatesse de mes couleurs sans jamais lever les yeux vers moi.

 J’arrivai donc aux funérailles de Lakshmi Do Vrienne accablée par la tristesse, ce que personne ne remarqua à cause du voile qui me recouvrait le visage. Les autres Elus se trouvaient près de moi, dans une alcôve de la chapelle qui nous étaient réservée. L’Empereur trônait devant ses sujets et ses trois enfants les plus âgés se trouvaient à ses côtés. Le bébé qui avait emporté la vie de sa mère dormait profondément dans les bras d’une nourrice. Tous avaient le visage couvert d’un drap aussi somptueux que le mien et à travers lequel ils voyaient aussi bien que moi.

 La chapelle se remplit des familles ducales, à commencer par celle de Lakshmi, les Bruandi. Juste après entrèrent comme à l’accoutumée les Kessiminienne et les Délicibess, puis les autres arrivèrent rapidement. Après les ducs vinrent les barons et les baronnes, les comtes et les comtesses, toute la petite noblesse et la riche bourgeoisie remplirent les lieux. Les autres se massèrent à l’extérieur. Enfin, Petrijk entra, visage découvert, suivi par vingt novices qui portaient le cercueil de l’Impératrice.

 Je ne fus pas très attentive à la cérémonie. Lorsque Petrijk commença les rites funéraires, je vis les épaules de l’empereur s’affaisser et j’entendis un sanglot déchirant qui ne pouvait être que le sien. D’autres suivirent mais je ne pus oublier la souffrance dans la voix de Lizio face à la perte de sa bien-aimée. Je ruminai dans mon coin. Pourquoi n’avais-je pas droit à cet amour ? Pourquoi Vic ne me l’offrait-il pas ? Qu’avais-je donc fait aux Dieux pour mériter une telle solitude, moi qui n’avais rien demandé d’autre que de connaître la paix ! C’était d’une telle injustice ! Même dans sa mort, Lakshmi avait plus de considération que je n’en aurais jamais.

 L’Elue près de moi, que j’identifiais par sa taille à la belle jeune fille blonde pleurait. Je l’entendais renifler à travers son voile. Pleurerait-elle si elle connaissait son sort ? Lors de sa mort à elle, personne ne pleurera, au contraire. Tous ceux présents aujourd’hui, dont les larmes roulent sous le voile se réjouiront du couteau tranchant sa gorge et fêteront le visage exsangue. Tous se sentiront soulagés de voir tomber la dernière goutte de sang dans la vasque. Petrijk tranchera sa gorge sans pitié, tout comme il tranchera la mienne dans quatre ans. Vic sera sûrement aux premières loges, ne pouvant retenir sa fierté malsaine d’avoir entretenu une relation avec celle qui aura le couteau sous la gorge. Puis il épousera sûrement une jeune et belle duchesse qu’il aimera réellement et il m’oubliera.

 Je me mordis la langue pour ne pas m’évanouir. Mon dos était couvert de sueurs froides. Je grelottais et des nausées me prirent. Au prix d’un immense effort de contrôle, je repris le dessus, chassais toutes ces idées morbides et concentrai mes pensées sur le visage grave du Grand Prêtre qui chantait de longues prières. Sa voix était grave, profonde, résonnante. Je trouvai enfin un peu d’apaisement en laissant ce chant me transpercer. Cet état second ne me quitta pas de la journée et je sentis à peine la main de Gwen m’attraper délicatement le bras pour me ramener dans ma chambre. Elle me laissa quelques heures seule pendant lesquelles je restai assise en face de la cheminée, les yeux perdus dans les flammes mourantes. Enfin, elle me rejoignit, me débarrassa de ma robe de cérémonie et m’aida à me mettre au lit. Nous n’échangeâmes aucun mot.

 Minuit sonna et je ne dormais toujours pas. Des sentiments que je ne parvenais ni à comprendre ni à nommer me vrillaient l’estomac. Je fus presque heureuse d’entendre la clé tourner dans la serrure et de voir Vic entrer. Je me redressai sur mon lit, les yeux mouillés de larmes et enlevai ma chemise avant même qu’il me le demande. Son visage était fermé. Je tendis les bras vers lui, mais il ne me laissa prendre l’initiative d’aucune preuve d’affection. Il attrapa mes poignets et me repoussa violement contre le lit, à tel point que mes dents s’entrechoquèrent et que je me mordis les lèvres. Le sang coula dans ma bouche et la tête me tournait. Je n’eus pas le temps de reprendre mes esprits que Vic était déjà au-dessus de moi. Il mit dans son étreinte une sauvagerie qu’il n’avait encore jamais montré jusque-là. Puis il partit sans dire un mot, me laissant tremblante sur mon lit. Je n’avais rien fait pour mériter cette violence et j’étais encore plus seule qu’avant son arrivée. En me nettoyant, du sang coula de mon intimité sous la rudesse de son assaut. Je m’écroulai en souhaitant mourir. Ce ne fut pas la seule fois au cours des semaines qui suivirent.

 A partir de la mort de l’Impératrice, Vic ne me montra plus un signe d’affection. Ses visites devinrent toutes les mêmes : rapides, violentes et silencieuses. Au bout de plusieurs jours de ce traitement, je finis par prendre mon courage à deux mains et lui demandai si j’avais fait quelque chose de mal pour qu’il me traite de la sorte. Il était assis sur le bord de mon lit et nous nous regardâmes plus longuement que nous ne l’avions fait depuis qu’il partageait mon lit. Ses traits étaient tirés, et ses yeux froids reflétaient beaucoup de tristesse et de colère. Il fit mine de partir sans me répondre mais je l’attrapais par le bras en me redressant. Il me repoussa et son regard s’arrêta sur les bleus couvrant mes cuisses et la marque de morsure au-dessus de mon sein. Tandis que je me frottais la tête, Vic se radoucit et se rallongea auprès de moi. Il passa une main dans ma nuque et caressa mes hanches meurtries de l’autre.

  • Je suis désolé, poupée, c’est vrai que je n’ai pas été très doux avec toi ces derniers jours. Il parait que vous, les Elus, êtes plus résistants que la plupart des humains. C’est comme une espèce de bénédiction des Dieux, si j’ai bien compris. Il y a plusieurs siècles de cela, vous n’étiez pas gardés dans les chambres du château, mais dans les geôles, à la merci de la Garde Rouge. La vie des Elus à cette époque était bien différente de la tienne, tu peux me croire ! Ce que tes prédécesseurs enduraient n’a rien à voir avec ta vie confortable d’aujourd’hui. Enfin bref, je sais que tu peux encaisser et que ton corps s’en remettra, alors j’avoue que j’en ai un peu profité.
  • Pourquoi ?
  • Je suis sous pression depuis la mort de l’Impératrice, ma famille attend beaucoup de moi. Ils ne se soucient pas de ce que je ressens, ils veulent juste que j’obéisse. Pendant cette période de deuil, je suis particulièrement observé, les moindres de mes gestes et de mes fréquentations sont surveillés tous les jours. Cela me met hors de moi. Tu ne sais pas ce que c’est que d’être tout le temps surveillé, comme si ta vie ne t’appartenait pas. De n’avoir aucune liberté.

 Je le savais très bien mais je me gardai de le lui dire. Pour la première fois depuis des semaines, Vic me parlait à cœur ouvert, il se confiait à moi et j’avais enfin l’impression de retrouver le jeune homme avec qui je discutais longuement, séparée de lui par une porte de bois infranchissable. Il s’était appuyé sur son coude, sa main toujours contre ma nuque, son souffle contre ma gorge. Doucement, je passai mes bras autour de lui et me blottis contre son torse. Il ne s’en rendit sûrement pas compte, mais je profitai de cette étreinte pour raviver l’illusion d’un bonheur que je cherchais désespérément. Appuyée contre sa poitrine puissante, je parvins même à glisser ma main dans la sienne. Il me jeta un regard désapprobateur mais laissa nos doigts entrelacés et poursuivit :

  • Ce n’est que lorsqu’ils me croient tous couché que j’ai un peu de liberté. Il y a un passage secret pour quitter ma chambre. Il se trouve juste derrière la tapisserie qui y fait face et me permet de circuler librement dans le palais. J’attends que la patrouille passe et je me glisse derrière la tapisserie. Cela me permet de déambuler ou je veux et surtout de me glisser jusqu’ici. Avec toi, je sais que je peux relâcher les tensions de ma journée et lâcher la bride à mes pulsions.
  • Ne peux-tu pas simplement me parler ? Cela te fera peut-être plus de bien que de te laisser aller à toute cette bestialité.
  • Je suis ce que je suis, Mérine.
  • Mais je te connais, moi. Je sais que tu n’es pas une brute.

 Notre étreinte était chaude et apaisante. Mon dos était appuyé contre son torse et j’avais refermé ses bras autours de moi en caressant ses deux mains. Il parlait tout bas, sa tête posée contre la mienne, respirant l’odeur de mon cou. J’arrivai à me convaincre que nous étions vraiment ensemble, connectés l’un à l’autre. Je croyais presque qu’il pourrait m’aimer, si je lui laissais le temps de s’ouvrir à moi comme ce soir-là. Il lui fallait de la tendresse, de la compréhension. J’étais prête à lui donner tout cela pour qu’il finisse par m’aimer. Je le sauverais de lui-même et il me sauverait du couteau de Petrijk. Nous partirions ensemble, loin de la cour, loin d’Hisatra. Je me laissai aller contre lui, me détendant, profitant enfin de l’intimité de nos deux corps nus enlacés. Il murmura à mon oreille :

  • Peut-être que tu as raison, Poupée. J’aime te parler. Cela me fait du bien de te dire ça. Toi, au moins, tu me comprends. Tu as toujours voulu m’aider.
  • J’ai toujours été de ton côté, Vic. Je t’aime.
  • Merci, Mérine. De comprendre à quel point j’en ai besoin. Pour te remercier, laisse-toi faire.

 Ses paroles sur la résistance et l’endurance de mon corps face à la douleur ne me laissaient rien présager de bon pour les fois suivantes. Mais je dois admettre que je profitai pleinement de l’accalmie qu’il m’offrit ce soir-là. Il insuffla dans ses caresses une douceur et une attention qu’il n’avait jamais eues jusqu’ici. Il prit son temps, et enfin, je compris l’intérêt d’une relation charnelle.

 Vic resta quelques temps encore avec moi et il m’embrassa presque tendrement avant de partir. Ces quelques heures avaient ravivé les sentiments et les espérances que je nourrissais comme quand on souffle sur des braises. Je m’accrochai à ce souvenir avec la force du désespoir et acceptai absolument tout, dans l’espoir de revivre, même une seule fois, ce moment d’intimité que nous avions partagé.

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