Plus jamais seule
J’étais un vase brisé. Des morceaux de moi dérivaient dans le noir et je n’avais que ma révolte pour les empêcher de partir trop loin. Peut-être pourrais-je mourir si je les laissais filer ? Me laisser m’éparpiller dans l’obscurité et les laisser se débrouiller. Mais ils trouveraient quelqu’un d’autre. Ils enlèveraient un autre enfant, rien ne s’arrêterait pour autant.
Un enfant…
- Mérine.
- Qui êtes-vous ?
- Tu m’as invoqué, ma chère.
- Je vous ai déjà vue. Dans le livre et ailleurs aussi… Je ne sais plus. Je suis fatiguée, laissez-moi !
- Lutte, petite.
- Non, c’est trop dur.
- Souviens-toi.
- Je ne veux pas, gémis-je. S’il vous plait… Mon bébé, sanglotai-je.
- Voilà, c’est ça. Accroche-toi à la douleur, Mérine. Suis la piste, le fil ténu de ta souffrance et ne le lâche pas. Bien, continue, remonte-le jusqu’à ta colère. Vois l’immensité de ta haine.
Je me forçai à ouvrir les yeux. Au début, je ne vis que les ténèbres. Puis une lueur, faible, fragile, comme la première flammèche juste après l’étincelle. Cette petite flamme qui vacille puis s’ancre et trouve les brindilles, s'empare du bois sec et devient une flambée, un brasier immense qui…
- Je la vois ! C’est magnifique !
- Oui ma chère, magnifique ! C’est bien, fait appel à ta mémoire, souviens-toi de l’injustice.
- Ils veulent tuer mon bébé.
- Ton fils est condamné, ma chère enfant. Mais tu peux encore choisir si sa mort sera vaine. Offre-le-moi. Offre-moi le petit-fils de l’Empereur, le descendant d’Ephisée, il vivra à jamais en moi. C’est le paiement que je te demande.
Mon fils.
- Si je refuse ?
- Il mourra quand même, dans quelques minutes, de la potion abortive qui chemine dans ton ventre.
J’étouffai un sanglot.
- Et en échange ?
- Je te donnerai ta vengeance. La tête du Prêtre, de l’Empereur et de son héritier. Tu les tueras tous trois de tes mains, je t’en fais la promesse. Mais choisis vite. La potion coule en toi et l’agonie de ton fils est proche.
- Prends-le. Mais accorde-moi qu’il ne souffre pas.
- Il n’a pas souffert, ma chère. Son âme est une flamme qui ne s’éteindra jamais, une soif de vengeance éternelle. Il est superbe.
- J’ai mal…
- Tu vas commencer à ressentir des contractions. Ton corps va faire ce que le poison lui ordonne. Accepte la souffrance, détourne-toi de ceux qui t’ont trahi. Les Trois ne t’aideront pas, tu les as rejetés. Mais moi je te protègerai. Je resterai avec toi jusqu’au bout, je ne te quitterai plus. Tu ne seras plus seule désormais. Plus jamais.
Plus jamais seule. Ces mots plus que tout le reste me gardèrent en vie. Je hurlai. La douleur était abominable, plus encore que tout ce que m’avait fait endurer Vic. Des heures durant, j’eus l’impression qu’on me lacérait le ventre. J’étais brûlante de fièvre. Mais je ne priais pas pour qu’on m’achève. Je laissais les vagues de souffrance me traversaient et peu à peu, elle ramena les morceaux de moi qui s’étaient brisé. La douleur me reconstruisit, recolla les morceaux avec ma haine et ma colère. Je fus prise de violentes convulsions et je crois bien que je tombai de mon lit.
Personne ne me releva. J’étais seule. Non, tu ne l’es pas. Je suis là.
Je survécus. Pendant toute la durée de mon calvaire, une voix douce et chuchotante murmura dans ma tête cette petite rengaine : je suis là, tu n’es plus seule.
Je revins à moi dans mon lit. Le jour était levé depuis longtemps. On m’avait lavé et changé, il n’y avait plus aucune trace de l’avortement que je venais de subir. Je relevai faiblement la tête et tentai de m’appuyer sur les coudes mais un vertige m’obligea à me rallonger. Une ombre rouge s’assit près de moi. La doctoresse qui m’avait droguée. Je tentai de la repousser mais elle me demanda de me tenir tranquille. J’avais assez souffert, disait-elle, et son rôle était de prendre soin de moi et de me sauver la vie. Sa voix me sembla sincère et j’étais trop épuisée. Je décidai de lui faire confiance et bus la tisane qu’elle me tendait. Je reconnus le gout du somnifère.
Quand tu auras récupéré tes forces, je serai là, ma chère. Nous nous mettrons au travail. En attendant, je veille sur toi. Dors à présent.
Le sommeil m’engloutit.

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