Chapitre 2. LA VENUE DES SERPENTS
Des années en arrière — bien avant la réunion silencieuse dans les hauteurs du ciel —, le village de Mvula connaissait une toute autre vie.
C’était un village ni grand, ni petit. Un lieu bercé entre les collines muettes d’un côté et une vaste forêt de l’autre, comme s’il avait été déposé là, protégé du tumulte du monde.
Le soleil y cognait fort, parfois sans pitié, mais cela ne troublait pas la quiétude des habitants. Mvula était riche. Pas d’or, ni de pierres précieuses — mais des richesses que seuls les peuples enracinés comprennent : une terre fertile, des forêts pleines, des rivières claires, et surtout un grand fleuve qui traversait le village comme une veine vivante, apportant eau, poisson, et fraîcheur.
Le roi de Mvula régnait sans épée. Il siégeait à l’ombre d’un immense baobab, entouré des sages du village. Là, les décisions se prenaient à la parole, les conflits se résolvaient par les anciens, et le peuple vivait libre, lié par les traditions et le respect.
Les enfants couraient nus-pieds sur la terre rouge, le rire facile.
Les femmes cuisinaient dehors, les bras enduits de farine, les cheveux tressés.
Les hommes forgeaient, sculptaient, pêchaient, cultivaient. Les nuits étaient rythmées par les contes, les tambours, les danses autour du feu.
Mvula chantait.
C’était un village vivant. Un village en paix.
Et cette paix dura des siècles.
Jusqu’au jour où le vieux voyant, celui qu’on appelait simplement l’Œil, s’arrêta net un matin, le regard figé vers l’horizon.
Ses lèvres tremblaient. Son bâton s’était figé dans la terre.
— Un malheur vient. Un malheur que rien ne peut arrêter.
Dans le village de Mvula, lorsqu’un silence étrange tombait soudainement au milieu d’un jour ordinaire, les anciens disaient que l’Œil avait vu quelque chose.
Ce matin-là, il s’était arrêté net au bord du fleuve. Les enfants qui jouaient dans l’eau s’étaient tus d’eux-mêmes. Une brise avait soufflé sans prévenir, courbant l’herbe et les feuillages comme si eux aussi savaient.
L’Œil, le vieux voyant, était vêtu d’un pagne d’écorce finement noué autour de la taille, un collier d’os anciens autour du cou, et ses yeux, bien que pâles par l’âge, semblaient voir au-delà des choses visibles. Il tapota lentement son bâton trois fois sur la terre, puis murmura :
— Le vent porte une odeur que je n’ai jamais sentie.
— Une odeur ? s’étonna un jeune homme près de lui.
— Oui… une odeur qui ne vient pas d’ici. Le sol la rejette. Les arbres se taisent. Le malheur approche.
Le message fut rapidement porté au roi. Sous le grand baobab, le roi Muanza, drapé dans un tissu tissé de fils dorés et ocre, entouré des sages du conseil, accueillit le voyant avec respect. Mais il était de ceux qui ne croient qu’à ce qu’ils peuvent voir et toucher.
L’Œil parla sans trembler :
— Majesté, je vois le village être englouti, non par les eaux, mais par des visages inconnus. Ils auront la peau comme du lait, et leurs mots seront doux comme du miel. Mais leur cœur… leur cœur sera de pierre. Ils viendront avec des présents, mais c’est Mvula qu’ils prendront.
Le roi fronça les sourcils.
— Tu parles par énigmes, vieil homme. Notre terre est bénie. Aucun étranger ne peut nous dominer ici. Ni les hommes, ni les esprits. Tu as sans doute rêvé. Mange un peu de goyave, et repose-toi.
L’Œil resta silencieux. Il frappa le sol de son bâton une dernière fois.
— Je vous ai prévenus. L’avenir ne m’écoute pas, mais il viendra quand même.
Les mois passèrent. Rien ne se produisit.
Le soleil brillait, les récoltes étaient bonnes. Les gens finirent par rire doucement en croisant l’Œil, et disaient entre eux :
— Même les sages peuvent vieillir trop longtemps…
— Il a peut-être confondu ses rêves avec le vent.
Mais un jour, au lever du soleil, alors que le village s’éveillait encore, des cris retentirent depuis les berges du fleuve.
— Des étrangers ! cria un garçon.
Tout le village accourut. Ils étaient là.
Trois pirogues longues et étroites, couvertes de toiles blanches étranges. À leur bord, des hommes à la peau pâle comme le lait, couverts de vêtements épais et serrés, des pantalons raides, des chapeaux ronds, des bottes noires brillantes, et des regards curieux.
Ils souriaient. Ils saluaient. Ils tendirent des présents : tissus aux couleurs vives, miroirs, sel, couteaux étincelants.
Les enfants riaient. Les femmes s’étonnaient de leurs mains sans callosités. Les hommes admiraient les armes brillantes qu’ils portaient, sans soupçonner leur usage réel.
— Peut-être que l’Œil s’est trompé… chuchota une femme.
— Ces hommes ont le cœur doux, disait un autre. Et ils parlent si gentiment…
Mais dans l’ombre d’une case, l’Œil, assis, fixait l’horizon.
Il ne souriait pas.
Et le vent recommençait à porter cette odeur.
Celle du mensonge.
Ce soir-là, les tambours résonnaient dans tout Mvula. Sous les lanternes d’huile et les torches dressées, le grand banquet du roi battait son plein. Le ciel, étoilé comme une calebasse percée de mille trous, surplombait la cour royale. Autour du feu central, les femmes servaient les plats dans des calebasses de bois : ignames, gibier fumé, bananes pilées et sauce d’arachide.
Les étrangers, eux, étaient assis sur des sièges tressés que l’on réservait aux dignitaires. Leurs vêtements serrés — vestes bleu marine, chemises empesées, pantalons à boutons dorés — contrastaient avec les pagnes colorés des hommes de Mvula et les tenues légères des femmes, parées de colliers de perles et de parures d’ivoire.
— À l’amitié entre nos peuples ! lança le chef des étrangers, un homme grand, le teint pâle et la barbe taillée, que tous appelaient Monsieur Albert.
Le roi Muanza leva son calice de vin de palme et répondit en riant :
— À l’amitié ! Puisse votre présence ici bénir notre terre et unir nos enfants !
Les applaudissements fusèrent. Les tambours reprirent.
Mais l’Œil, adossé au grand baobab à l’écart, fixait Monsieur Albert, et murmura tout bas :
— Le serpent, avant de mordre, commence toujours par danser…
Les mois suivants, de nouveaux visages pâles arrivèrent. Ils saluaient respectueusement, ils apprenaient la langue du village. Certains portaient des boubous offerts par les chefs. Ils tissaient, marchaient, mangeaient comme les habitants. On les appelait « frères du fleuve ».
Ils achetaient des terres, demandaient des travailleurs pour aider à la culture du coton, à l’extraction des pierres, à la coupe du bois rare. On offrait de la nourriture, un toit, une poignée de perles… mais plus personne ne savait vraiment ce qui était donné, et ce qui était pris.
Un jour, Makaba, un jeune homme vigoureux du village, revint du camp des étrangers, les bras vides.
— Ils m’ont promis vingt pagnes et une machette pour le bois. J’ai travaillé deux lunes entières ! Et maintenant ? Rien ! Pas un mot, pas un merci ! Ils ont dit : « Tu devrais être content de nous aider, ami. »
— Ami ?! s’écria Kanyemba, un ancien. Nous ne sommes plus amis. Ils nous exploitent !
Les discussions se multipliaient dans les cases et autour des feux. Les hommes murmuraient, les femmes se plaignaient des vivres volés, les enfants rapportaient des brimades.
Et pourtant, le roi gardait le silence.
Un soir, dans son enclos sacré, le voyant affronta enfin le roi :
— Tu as livré notre village à ceux dont tu ignores la langue véritable. Regarde les champs, regarde nos jeunes. Ce n’est plus un échange. C’est une prise.
Le roi soupira, posant son sceptre au sol.
— Tu ne comprends pas, Œil. J’ai signé des accords. Ils ont promis d’apporter la modernité, la route, l’école, la médecine… Je ne peux pas revenir en arrière.
— Tu ne peux pas ? Ou tu ne veux pas ? Ce n’est pas Mvula qu’ils veulent aider. C’est ce qu’il y a sous Mvula qu’ils convoitent.
À cet instant, un garde entra en courant.
— Majesté ! Les hommes de Monsieur Albert ont saisi les champs de la famille Kasa. Ils disent que les terres leur appartiennent, par papier !
Le roi blêmit.
— Mais… les Kasa y vivent depuis des générations…
— Ils refusent de partir. Un des jeunes a été battu. Le reste du village s’agite.
Ce soir-là, il n’y eut ni tambour, ni feu, ni banquet.
Dans les cases, on chuchotait. Dans la nuit, des torches s’agitaient.
Et sous le baobab, l’Œil levait les yeux vers les cieux, comme pour dire :
« Maintenant, c’est à toi de voir, Très-Haut. Les larmes montent. »
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