Chapitre 3. LE SOLEIL NOIR
Les terres sacrées où les ancêtres reposaient furent prises, clôturées, marquées d’un drapeau inconnu. On disait que c’était la loi. Les villageois disaient que c’était la spoliation.
Un matin, des étrangers en uniforme descendirent d’un convoi de chars à roues de fer, précédés d’un homme à la peau pâle, vêtu d’un long manteau de velours sombre, décoré d’une croix d’or. Il s’appelait Arnaud Delambre, envoyé direct des rois d’au-delà des mers. Son titre : Gouverneur du territoire de Mvula. Il n’était ni roi, ni chef coutumier, mais avait désormais plus de pouvoir que le roi lui-même.
— Il parlera au roi, dit un soldat local qui accompagnait la délégation.
— Parler ou commander ? répondit le voyant, toujours en retrait.
Arnaud Delambre fut accueilli avec tambours et flûtes, mais son regard ne souriait pas. Son regard comptait. Il regardait la terre, les maisons, les bras des hommes, et les femmes aux yeux fiers. Il semblait déjà se projeter au-delà de l'accueil.
Peu après, sur une colline jadis interdite car sacrée, on bâtit une enceinte en pierre et en bois. Des murs d’un style inconnu, surmontés de croix, de canons, et de gardes armés. Ce lieu, ils l’appelèrent Fort Saint Arnaud, capitale nouvelle du territoire de Mvula. Le roi fut contraint d’en faire l’annonce au peuple, d’une voix basse, presque étranglée.
— Fort Saint Arnaud ne remplace pas le cœur du royaume, disait-il. Mais tous savaient que le pouvoir venait d’y migrer.
Le gouverneur imposa aux anciens une nouvelle foi, parlant d’un Dieu différent, d’un livre différent, et de lois différentes. Les prières en langue du village furent interdites, les statuettes des ancêtres brûlées sur les places. Les hommes qui refusaient de se soumettre furent pendus, au nom de l’ordre.
Les pendaisons se faisaient en public, sur la place centrale du village. On appelait ça des leçons visibles. Les enfants pleuraient, les anciens se taisaient, le roi fuyait les regards.
Et un jour, un jour pas comme les autres, alors que deux jeunes hommes aux pieds nus, accusés de sorcellerie et de rébellion, étaient hissés sur les cordes, le ciel s’assombrit subitement. Une éclipse inattendue, lourde, couvrit le soleil.
Le silence tomba. Même les corbeaux cessèrent de tourner.
— Regardez ! cria une femme. Le soleil… il s’est caché ! — Non, murmura un sage. Dieu a détourné son regard de ce village. — Ou alors, dit une vieille, Dieu regarde, justement. Et ce qu’Il voit Lui déplaît.
Dans les hauteurs célestes, les anges se turent. Seul Dieu observait, silencieux. Mais cette fois, son regard n’était pas celui de l’éternité paisible. Il y avait… quelque chose.
L’éclipse n’avait duré que quelques minutes. Mais ces minutes avaient suffi à bouleverser les esprits.
Ce jour-là, même les oiseaux avaient cessé de chanter.
Dans les jours qui suivirent, plus personne ne parlait fort sur la place du village. Les anciens ne racontaient plus leurs histoires. Les enfants ne jouaient plus autour du baobab. L’éclipse avait laissé une peur sourde dans les cœurs, une peur que même les missionnaires ne pouvaient effacer par leurs chants ou leurs sermons.
Mais les colons, eux, avaient repris leur rythme. Pire encore, ils l’avaient accéléré.
Un décret fut lu à voix haute par l’intendant blanc, devant une foule forcée d’écouter à genoux. La nouvelle loi obligeait chaque foyer à offrir un homme adulte par mois pour servir dans la construction des routes, du fort, ou des entrepôts. On les appelait "travailleurs civils". En vérité, ils étaient des esclaves déguisés.
— Ils volent nos corps après avoir volé nos terres, murmura un vieillard.
Le roi, vieilli de dix ans en quelques semaines, s’enfermait dans sa case. Il ne recevait plus. Il ne parlait plus. Il regardait dans le vide. Certains disaient qu’il avait vendu son âme. D’autres disaient qu’il était simplement dépassé. Mais tous savaient qu’il n’était plus roi.
Pendant ce temps, le fort Saint Arnaud s’élevait, sur l’ancienne colline sacrée de Mbemba, là où les anciens allaient prier la nuit. Les arbres avaient été rasés. Les statues ancestrales brisées. À la place, des murs de pierre grise, des miradors, et un grand mât avec le drapeau étranger.
Une prison y fut bâtie. Et les cachots ne désemplissaient pas.
Un jour, ce fut une mère, Ngoma, qui fut traînée jusqu’au fort. Elle avait refusé que son fils soit enrôlé. On la fouetta publiquement. Son fils, pour tenter de la défendre, fut abattu d’une balle sous les yeux de tous. Depuis ce jour, le silence dans les champs devint pesant.
Un mois plus tard, un jeune forgeron du nom de Kasa menaça de frapper un superviseur blanc qui avait tenté d'abuser de sa sœur. Kasa fut attaché à un poteau, brûlé à vif. Les cendres furent laissées là pendant trois jours comme avertissement.
— Pourquoi la terre n’ouvre-t-elle pas sa bouche pour les avaler tous ? cria une femme, les mains pleines de sable.
Les églises imposées étaient devenues obligatoires. Les prières locales interdites. Les idoles confisquées, brisées, moquées.
Un jour, on fit enterrer un vieillard, selon les anciens rites. Les soldats vinrent, fouillèrent la tombe, dispersèrent les objets sacrés. Le fils du défunt, fou de douleur, attaqua un garde. Il fut pendu le soir-même, sans jugement.
Mais la peur ne suffisait plus à contenir la douleur.
— Il faut parler, dit le voyant. — Il faut agir, dit le forgeron noir. — Il faut survivre, dit une vieille sage.
La nuit, dans les cases, on recommença à murmurer des cantiques interdits, à chanter les noms des ancêtres en secret, à raconter les légendes oubliées, celles qui parlaient d’un dieu qui descendrait du ciel, un jour, non pour juger, mais pour libérer.
Et même les enfants, dans leurs jeux simples, faisaient semblant d’être des soldats luttant contre "les hommes en blanc".
Les mois passèrent. Le fort grossissait. Les arbres disparaissaient. Les chants s’éteignaient. Mais dans le cœur des hommes, quelque chose naissait. Une fièvre lente. Une promesse. Une attente.
Le ciel, lui, n’avait toujours rien dit.
Mais dans ses profondeurs éternelles… quelque chose s’éveillait.
Annotations
Versions