Chapitre 6. LA VOIX D'AWA
Les jours qui suivirent la guerre furent les plus sombres que connut le peuple de Mvula. Le sol encore trempé du sang des leurs n’avait pas eu le temps de sécher que les survivants furent arrachés de leurs cases pour bâtir ce que le gouverneur Arnaud Delambre appelait la reconstruction.
— "Cette ville m’appartient", avait-il crié du haut de sa tribune improvisée, blessé, le bras en écharpe et la bouche tordue par la haine.
— "Et vous, vermines de ce village, vous avez voulu la détruire ? Alors c’est avec votre dos que vous la relèverez. Jusqu’à votre dernier souffle."
Les villageois, meurtris, affamés, sans sommeil, durent porter des pierres deux fois leur poids, creuser avec les mains, bâtir avec des outils trop lourds. Certains moururent dans les premières heures. D’autres eurent les mains en sang, les os en feu, mais continuaient. Arnaud, posté dans une ombre, répétait à ses officiers :
— "Mieux vaut mourir sur le champ de bataille pour un villageois que survivre à ce qui l’attend ensuite."
Et comme si cela ne suffisait pas, une loi nouvelle tomba sur eux comme une dernière gifle : il leur était interdit de parler leur propre langue.
— "Vous ne parlerez plus que notre langue, la langue de vos maîtres", déclara le commandant de la garnison coloniale. — "Mais… ils veulent faire disparaître notre bouche", souffla une vieille femme en larmes. — "Ils vont voler notre voix, notre souffle…", disait un homme au visage ridé.
C’est alors qu’une petite voix s’éleva. Calme. Inébranlable.
— "Non", dit Awa.
Elle avait à peine vingt ans. Une jeune fille que certains croyaient étrange depuis quelque temps. Mais ce jour-là, elle parla comme une vieille âme.
— "Notre langue doit retourner aux cieux. Elle ne doit pas être souillée par ces hommes. Elle est sacrée."
Les anciens l’écoutèrent, troublés. Awa n’avait pas seulement parlé : elle avait vu. Ce n’était pas une réponse, c’était une prophétie.
Et ce ne fut pas la dernière.
Quelques jours plus tard, alors que des femmes lavaient le linge au bord du fleuve Ngwila, l’eau, calme d’habitude, se mit à remuer sans vent. Puis, lentement, un corps remonta à la surface, le visage tourné vers le ciel, les bras ouverts, comme une prière interrompue. Personne ne le reconnut. Il n’était ni soldat, ni villageois.
— "Un mort qui ne veut pas reposer", murmura une femme. — "Ou un message", répondit une autre.
Le silence s’installa. Puis, Awa, présente à quelques pas, s’avança.
— "L’eau a refusé de cacher ce que la terre a fait", dit-elle.
— "Elle ne veut pas participer à ces mauvaises actions. Elle refuse d’être le tombeau silencieux de l’injustice."
Les gens s’écartèrent. Ils ne savaient plus s’ils devaient l’aimer, la craindre, ou s’incliner.
Une nuit, une fillette du nom de Lisi, qui avait perdu ses deux parents lors de la guerre, se mit à parler seule. Elle riait, puis pleurait, puis murmurait.
— "Elle est folle", disaient certains. — "Elle est brisée", ajoutaient d’autres.
Mais Awa, encore une fois, les arrêta.
— "Ne vous moquez pas. Elle entend ce que vous n’entendez pas. Elle parle à ceux que vos yeux ne voient plus. Ce monde est plus vaste que vous le croyez."
Dans les semaines qui suivirent, l’école des colons devint obligatoire. Les enfants y apprenaient à réciter des prières étrangères, à dessiner des dieux blancs aux yeux bleus, à oublier leurs noms ancestraux.
— "Vous ne vous appelez plus Kanda, ni Malu, ni Zola. Vous serez Joseph, Emmanuel et Pierre", disait le missionnaire en robe noire.
Mais les enfants, chez eux, continuaient de chuchoter leurs vrais noms à la lune.
Au ciel, les anges regardaient, silencieux. Leur cœur était lourd. La souffrance des hommes montait comme une fumée âcre. Une multitude de prières arrivaient jusqu’au trône divin, toutes disant la même chose :
— "Écoute-nous. Viens, Seigneur. Vois ce qu’ils font."
Encore pour une seconde fois depuis des siècles, Dieu se leva.
Son pas fit trembler les fondations célestes. Il marcha seul, sans dire un mot, dans un espace inconnu, même des anges. Certains dirent :
— "Il va juger. C’est l’heure."
D’autres murmuraient, confus :
— "Mais Il aime trop Ses créatures pour les frapper."
Personne ne comprenait. Quelque chose de jamais vu se préparait.
Et au même moment, sur Terre, Awa leva les yeux au ciel.
— "Quelque chose arrive", dit-elle simplement.
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