Chapitre 7. CELLE QUI PORTE LES PLEURS
Depuis la guerre, les villageois n’avaient plus d’endroit où aller pour trouver conseil. Le roi, affaibli, était devenu l’ombre de lui-même. Les sages, fatigués, semblaient égarés. Mais bientôt, tous prirent l’habitude de venir s’asseoir non pas au pied d’un baobab comme jadis, mais autour d’une jeune fille, dont les mots semblaient portés par un souffle qui ne venait pas d’ici.
Awa. La jeune adolescente qui, autrefois, parlait seule dans le silence des nuits, devint celle à qui les anciens venaient poser leurs plus vieilles questions.
Ce jour-là, ils arrivèrent un à un. Certains portaient de longues tuniques de coton blanc, d’autres de simples pagnes. Leurs pieds fatigués traînaient dans la poussière rouge. Ils s’assirent en cercle autour d’elle. Le vent soufflait doucement, les feuilles bruissaient comme si elles tendaient l’oreille.
Le premier sage demanda :
— "Awa… dis-moi… pourquoi l’Afrique, notre terre, est-elle si riche et pourtant si meurtrie, si humiliée ?"
Elle ferma les yeux. Puis, d’une voix douce et claire, elle répondit :
— "Parce qu’elle porte le cœur du monde. Et le cœur bat avec violence et amour. Il porte aussi les maux du corps tout entier. C’est le prix d’avoir été choisi comme source."
Les anciens baissèrent les yeux, méditatifs. Puis un autre, au dos courbé et aux yeux voilés par les années, murmura :
— "Pourquoi nos femmes pleurent-elles parfois la nuit… en silence, quand tout dort ?"
Awa répondit sans hésiter :
— "Parce que leurs âmes sentent l’absence de justice… même dans le sommeil. Leur esprit se souvient de tout ce que la mémoire a tenté d’oublier."
Le silence tomba, lourd comme un cri étouffé.
Puis un troisième sage s’avança, s’appuyant sur son bâton d’ébène. Sa voix tremblait :
— "Pourquoi les hommes âgés deviennent-ils muets avant de mourir ? Comme si leur bouche refusait de parler encore ?"
Un souffle chaud passa entre eux. Awa regarda les cieux et dit :
— "Parce qu’ils entendent la voix de Dieu. Et lorsqu’on entend cette voix-là… toutes les autres deviennent inutiles."
Les anciens se regardèrent. Certains versèrent une larme sans dire un mot.
Puis ils se levèrent, un à un, comme des feuilles que le vent emporte, et s’éloignèrent avec lenteur.
Mais l’un d’eux, le plus discret, s’arrêta. Il tourna les yeux vers le ciel d’ocre, puis vers Awa, assise encore, les mains croisées sur les genoux. Il souffla presque pour lui-même, mais assez fort pour que tous entendent :
— "Elle est si sage. Plus que les anciens d’ici. Comment est-ce possible ?"
Et un autre répondit, la voix brisée par l’émotion :
— "Parce qu’Awa n’a pas été corrompue. Elle porte en elle les pleurs de tous ceux qui pleurent, mais elle ne le sait pas."
Un silence sacré s’installa.
— "Elle a trouvé faveur au ciel", conclut-il.
Et pendant qu’ils retournaient vers leurs cases vides, Awa leva les yeux vers les étoiles, et là-haut, quelqu’un regardait. Une décision avait été prise. Le ciel ne se tairait plus.
Mais ce n’était pas seulement le ciel qui prêtait attention.
La nouvelle de la petite Awa, celle qui portait les pleurs du monde, se propagea comme le feu sec dans une savane d’été.
On murmurait son nom dans les champs, dans les huttes, jusque dans les coins les plus sombres des routes de Mvula. On disait qu’elle parlait comme si elle avait mangé des étoiles. On disait qu’elle lisait les cœurs. Et certains, en secret, la comparaient à une prophétesse ancienne, oubliée par les livres mais non par le souffle de Dieu.
La rumeur franchit les murs de pierre et les portes cloutées du Fort Saint Arnaud.
Là, dans son fauteuil sculpté d’ivoire, le gouverneur Arnaud Delambre écouta.
Son regard, glacé comme une lame de métal, s’assombrit.
— "Une jeune fille, dis-tu ? Une fille qui fait trembler les anciens ?... Elle doit être vue", lança-t-il d’une voix calme et dangereuse.
Le lendemain, une escorte armée fut envoyée au village. Trois soldats au teint de lait, casques brillants et fusils sur l’épaule, vinrent chercher Awa.
Ils la trouvèrent assise sous le fromager, les yeux fermés, parlant doucement à un papillon. Elle ne montra ni peur ni surprise lorsqu’ils lui annoncèrent :
— "Le gouverneur souhaite t’entendre. Tu es convoquée."
Elle se leva, lissa sa robe de lin, puis dit :
— "Je suis prête."
Le chemin vers le fort fut long. Les soldats, malgré leurs ordres, ne purent s’empêcher de l’interroger :
— "Jeune, comment fais-tu pour savoir tant de choses ? Qui t’enseigne ?"
— "Personne ne m’enseigne, répondit-elle. Je me souviens seulement de ce que beaucoup ont oublié."
Un autre dit en riant :
— "Dis-moi donc, pourquoi ai-je perdu mon frère à la guerre, alors que j’ai prié si fort ?"
— "Parce que certaines guerres ne sont pas entendues par le ciel. Elles ne sont pas justes, elles n'ont pas d'écho", dit-elle simplement.
Les soldats se turent un moment, ébranlés par la clarté douloureuse de ses mots.
Soudain, alors qu’ils entraient dans un petit bois, Awa s’arrêta.
— "Je dois me soulager", dit-elle.
Les soldats hésitèrent, puis l’un d’eux acquiesça d’un signe de tête.
— "Fais vite."
Mais les minutes passèrent… et elle ne revint jamais.
Ils la cherchèrent. Ils appelèrent. Ils arpentèrent les sentiers.
Mais Awa s’était volatilisée dans les arbres, comme un rayon de lune dans l’eau troublée.
Elle n’avait pas fui par peur, mais par nécessité. Car son destin n’était pas dans les murs du fort, mais dans les chants du peuple.
Les soldats revinrent au Fort Saint Arnaud, les mains vides et les fronts baissés.
Le gouverneur entra dans une colère glaciale.
— "Elle se joue de nous ? Très bien. Alors qu’ils paient pour son insolence."
Et dès le lendemain, les travaux forcés furent doublés.
Les coups de fouet sifflèrent plus souvent.
La nourriture fut rationnée. Les langues interdites.
Les chants supprimés.
Mais malgré tout…
Au fond des regards fatigués, dans les silences du soir, le nom d’Awa restait vivant.
Et le ciel, lui, restait silencieux… mais plus pour longtemps.
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