Chapitre 9. LE TRÔNE S'ÉBRANLA
Dans le royaume céleste, au-delà des nuées où l’œil humain n’a jamais pénétré, les voûtes du silence sacré tremblaient. Des milliers d’ailes blanches, or et feu frémissaient à l’unisson. Le ciel n’était plus dans sa paix habituelle. Quelque chose s’élevait. Des pleurs. Des voix. Des chants de douleur montés du monde des mortels — de Mvula — perçaient la barrière entre le visible et l’invisible.
Dans les champs, en bas, des femmes noires le dos courbé, les pieds pleins de poussière, répétaient encore et encore en creusant la terre sèche :
— Dieu descend… Dieu descend… Parce que les pleurs des Noirs percent le ciel.
Et leurs voix se mêlaient au vent. Et le vent portait cela… jusqu’au trône.
Au centre du Royaume céleste, il y avait un silence que même les chants des séraphins n’osaient troubler. Le Trône de Dieu, fait de lumière vivante, de tonnerre paisible, de feu et d’eau, était immobile. Autour, les archanges — Michaël, Raphaël, Uriel, Séraphiel, parmi d’autres — tous vêtus de tuniques vibrantes d’étoiles, restaient prosternés, les ailes repliées, le regard baissé. Mais ce jour-là, ils ont osé parler.
Archange Séraphiel, son regard étincelant, leva lentement la tête :
— Seigneur Très-Haut, depuis les hauteurs où Tu règnes, les chants montent avec la douleur des enfants d’Afrique. Ils ne Te blasphèment pas, ils ne Te renient pas. Ils T’invitent. Leurs cris transpercent même nos ailes…
Raphaël, habit d’émeraude et visage de compassion :
— Les enfants naissent dans les larmes. Les vieillards meurent sans justice. Les chants deviennent soupirs. Faut-il que l’homme noie dans le sang ce que Tu as fait avec amour ?
Uriel, voix grave :
— Tu es trop pur, ô Dieu, pour marcher dans la poussière… Les ténèbres de la Terre pourraient altérer Ta splendeur.
Alors, Dieu parla. Sa voix n’était pas un cri. C’était un écho sans fin, comme si l’éternité elle-même parlait.
— J’ai envoyé des prophètes.
J’ai envoyé des signes.
J’ai envoyé des anges.
J’ai envoyé des voix.
Et ils ont fermé les oreilles.
Tous les anges baissèrent la tête.
Dieu poursuivit, avec une tristesse qu’aucun esprit ne pouvait porter :
— Il n’est plus question d’envoyer.
Il est temps de voir.
De sentir.
De marcher.
Mais avant cela… les anges avaient été envoyés.
L’un d’eux, sous forme d’un vieil homme noir, avait vécu parmi les esclaves de Mvula pendant sept jours. Il était revenu muet. Les larmes aux yeux. Sa voix avait été brisée. Michaël l’avait pris dans ses bras.
Un autre ange, sous forme d’un enfant bossu, avait été témoin des pendaisons. Il avait crié dans le vide du ciel pendant trois jours. Aucun mot ne pouvait décrire ce qu’il avait vu.
Un troisième, sous forme de jeune femme, avait tenté d’entrer dans les cœurs des oppresseurs. Elle en était revenue écorchée de l’intérieur, car le mal y était devenu une langue, un habit, une religion.
Un Conseil céleste fut tenu.
Séraphiel s’adressa à tous :
— Aucun de nous n’a su porter la charge du monde. Nous sommes retournés les ailes en feu. Mais Awa… cette enfant… elle porte une voix que même le néant n’étouffe pas.
Michaël, armé de l’épée divine, déclara :
— Elle n’a pas d’ailes. Et pourtant elle vole dans les âmes.
Elle n’a pas d’autel. Mais ses mots font trembler les pierres des temples.
Elle n’est pas ange, mais elle nous rappelle pourquoi nous avons été créés.
Dieu, le Très-Haut, se leva.
Et pour la première fois depuis la fondation des cieux, Son trône s’ébranla.
Alors, au cœur du Royaume éternel, Dieu prononça :
— Qu’ils sachent que Je n’ai pas oublié.
— Qu’ils sachent que Je ne suis pas indifférent.
— Qu’ils sachent que Je vais marcher.
Et toutes les étoiles frémirent. Le vent éternel cessa. Et les anges crièrent d’une seule voix :
— SAINT EST CELUI QUI DESCEND POUR CEUX QUI SOUFFRENT.
Dans le silence du Ciel, les anges s’étaient rangés, attendant comme à chaque fois que la volonté divine se manifeste. Mais cette fois, Dieu ne parla pas immédiatement. Il resta là, debout, les yeux tournés vers la Terre. Ses mains jointes derrière le dos, comme s’Il réfléchissait. Ce simple silence suffisait à troubler les anges. Car jamais, au grand jamais, Dieu n’avait hésité.
Puis, Sa voix résonna :
— Qui ira cette fois-ci ?
Un frisson parcourut les rangs. Aucun ange ne répondit. D’ordinaire, Dieu désignait, Dieu envoyait. Il ne posait jamais de question. Il savait. Il agissait. Mais ce jour-là, Il attendait une réponse.
Un ange aux ailes pâles s’avança timidement. Sa voix tremblait.
— Seigneur… Tu es le Tout-Puissant. Tu as toujours su ce qu’il fallait faire, et Tu ne t’es jamais trompé.
Dieu tourna lentement la tête vers lui. Il le fixa un long moment, puis dit simplement :
— Très bien. C’est toi qui iras.
Un silence pesant s’abattit. L’ange ne protesta pas. Il s’inclina et disparut, emporté dans une lumière douce.
Ce n’était pas la première fois qu’un ange était envoyé sur Terre. D’autres l’avaient précédé. Mais à chaque retour, quelque chose en eux avait changé.
Certains perdaient leurs ailes.
D’autres devenaient étrangement silencieux, comme si les mots du Ciel ne suffisaient plus à dire ce qu’ils avaient vu.
Tous revenaient marqués.
Ces transformations, Dieu les avait observées. Il ne comprenait pas tout de suite. Il est omniscient, certes, mais certaines vérités ne se dévoilent que dans l’expérience. C’est alors qu’Il comprit : le langage céleste, aussi parfait soit-il, n’était pas assez vaste pour traduire la douleur des peuples opprimés. Leur souffrance dépassait la beauté des mots, la logique des lois divines, la symétrie des chants angéliques.
Le temps des messagers était révolu.
Quelque chose d’autre devait arriver. Quelque chose de plus profond.
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