Chapitre 10. L'EXIL D'AWA

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Le vent sec de Mbuma balayait les sentiers poussiéreux, soulevant par instants des tourbillons couleur ocre qui se perdaient entre les huttes de chaume. C'était un village paisible, accroché aux racines profondes des collines rouges, loin du tumulte qui rongeait Mvula. Ici, les hommes portaient encore fièrement les tuniques traditionnelles tissées à la main, et les femmes drapaient leur dignité dans des pagnes éclatants de motifs anciens, hérités des temps où les ancêtres marchaient libres sous le soleil.

Awa marchait seule sur le sentier, sa silhouette fine et droite contrastant avec l’horizon brûlant. Son pagne simple, couleur de la terre, et son foulard noué sur la tête témoignaient de son humilité. Ses pieds nus soulevaient à peine la poussière : elle avançait, silencieuse, comme un souffle dans l'air.

Quand elle arriva à Mbuma, le bruit de son arrivée s'était déjà propagé. Les membres de sa famille maternelle, alertés par des messagers venus de Mvula, l'attendaient devant les cases principales. Parmi eux, sa grand-mère, Ngoya, une vieille femme au dos courbé, l'accueillit en larmes, portant une robe bleue sombre brodée de fils d'argent.

"Awa, ô mon enfant, toi qui portes la sagesse des anciens… que viens-tu chercher ici ?" sanglota-t-elle en s’agenouillant devant elle.

Les autres suivirent le mouvement. Hommes et femmes, jeunes et anciens, s'agenouillèrent, levant leurs mains au ciel comme pour implorer la clémence divine.

"Ne retourne plus là-bas, ma fille !" s'écria un oncle, la voix étranglée. "Mvula n'est plus qu'un tombeau ouvert ! Ce beau village est devenu une prison sans murs, où même l'air refuse d'entrer !"

Awa, le visage baigné d’une lumière intérieure étrange, resta silencieuse un instant. Son regard balaya la foule : des visages épuisés, marqués par l'inquiétude, la tristesse, et une peur sourde.

"Pourquoi fuir ce que l'on doit sauver ?" répondit-elle d'une voix douce mais ferme.

Un jeune homme de sa famille, vêtu d’une tunique rouge délavée, se leva brusquement.

"Sauver ? Sauver quoi ?! hurla-t-il, les yeux pleins de rage contenue. "Les soldats du gouverneur te cherchent ! Les prêtres étrangers t'ont juré perte ! Et même parmi nous, certains de nos frères ont vendu leur âme pour un morceau de pain blanc ou une promesse creuse !"

La foule hocha tristement la tête. Tous savaient qu'il disait vrai. À Mvula, certains villageois, affamés de liberté, s’étaient livrés aux colons, devenant oppresseurs de leur propre peuple. Ils dénonçaient, trahissaient, et participaient aux travaux forcés contre quelques maigres faveurs.

Une femme s'avança à son tour. Elle portait un pagne vert brodé de coquillages, et ses yeux rouges témoignaient de nombreuses nuits sans sommeil.

"Awa, écoute nos pleurs... Ne retourne pas là-bas. Si tu y vas, tu seras dévorée par le serpent qu'est devenu Mvula."

La voix d’Awa trembla légèrement, mais elle ne céda pas.

"Je suis née de cette terre, et je lui appartiens. Comment pourrais-je abandonner mon berceau parce que les ténèbres l'ont recouvert ?" dit-elle, la main posée sur son cœur.

Sa grand-mère Ngoya, prise d’une faiblesse soudaine, s’effondra en sanglots.

"Si tu pars, mon enfant, donne-moi au moins ta bénédiction, que mes yeux fatigués ferment doucement sans te revoir emportée..."

Awa s'agenouilla alors à côté d’elle, prit ses mains parcheminées et les porta à son front.

"Maman Ngoya, je ne pars pas pour mourir. Je pars pour être la voix de ceux qui n’en ont plus."

Un silence lourd tomba sur l'assemblée. Même le vent sembla s’arrêter pour écouter.

À la tombée de la nuit, alors que les feux de Mbuma s'allumaient timidement, Awa fut conduite dans une hutte retirée pour se reposer. Elle pria longuement, ses paroles se fondant aux murmures du vent. Le village, à genoux pour elle, priait aussi.

Mais, au loin, à Mvula, les rumeurs enflaient. Le gouverneur Arnaud, apprenant que la jeune fille était partie, avait ordonné d'intensifier la traque. Les prêtres, humiliés par son refus, voulaient sa tête. Même certains anciens du village, corrompus par la peur, soufflaient que "mieux valait la livrer que subir la colère des étrangers."

Le jour même où Awa trouvait refuge à Mbuma, à Mvula, le sol semblait vibrer sous la colère du gouverneur Arnaud. Dans son grand siège construit sur les hauteurs du village, fait de pierres volées aux terres sacrées, il ruminait, assis sur un fauteuil lourdement sculpté, entouré de ses officiers.

"Trouvez-la !" rugit-il, frappant la table de bois massif, faisant trembler les chandeliers. "Je veux cette fille vivante ! Elle appartient à la cour du gouverneur désormais !"

Dans la salle, les soldats coloniaux se redressèrent, l'air grave. L'ordre était sans appel.

Dehors, l'air brûlait. Les tambours silencieux de la peur battaient dans les cœurs. Les soldats armés fouillaient les cases, retournaient les potagers, interrogeaient femmes et enfants. La tension suintait des murs de terre. Chaque cri, chaque pas résonnait comme un glas funèbre.

Mais ce que le gouverneur ignorait, c’est que, dans l’ombre de son propre pouvoir, d’autres forces s’étaient mises en mouvement.

Les prêtres coloniaux, vêtus de leurs longues soutanes poussiéreuses, avaient juré de faire taire Awa. Leur orgueil blessé, leur soif de domination spirituelle les poussaient dans des ténèbres plus profondes encore. Ils promirent une grande récompense : des sacs de pièces dorées, des terres fertiles, des faveurs auprès des chefs.

"À celui qui ramènera vivante cette enfant de l’insoumission," murmurait le Père Joseph dans le secret de la vieille église, "sera offerte la bénédiction éternelle... et bien plus."

Autour de lui, d'autres prêtres acquiesçaient, le regard sombre.

Mais l’ironie grinçante du sort était que beaucoup parmi ces prêtres ne connaissaient même pas le visage d'Awa. Ils n’avaient jamais vu cette jeune fille qu'ils haïssaient tant, se contentant des rumeurs déformées, des descriptions floues de ceux qui l'avaient seulement entendue parler.

"Faites attention," glissa l'un des prêtres, un vieux à la barbe grise en regardant ses complices. "Certains pourraient bien capturer n'importe quelle fille, la tuer, et dire que c'est elle, juste pour toucher l'or."

Le doute s'installa dans leurs cœurs aussi noirs que l'avidité qui les animait.

Et comme des loups affamés, ils envoyèrent des chasseurs, des espions, des traîtres à travers tout le pays.

Même parmi les fils de nobles familles, jadis porteurs de fierté, certains furent happés par la soif de récompense. Vêtus de tissus nobles mais sales, portant à la ceinture de longues lances et des colliers d’ambre terni, ils sillonnaient les champs abandonnés, les forêts denses, les marécages oubliés, jusqu'aux extrémités jamais foulées des terres de Mvula.

Ils n’étaient plus mus par la quête de justice ni par l’honneur : c'était la peur... et la faim de reconnaissance auprès des étrangers dominateurs.

"Retrouver Awa, c’est assurer ta place dans la maison blanche du gouverneur," soufflait-on entre les cases comme un poison invisible.

Les collines et les fleuves gardaient le silence. Les pierres anciennes, témoins des serments brisés et des trahisons muettes, semblaient pleurer.

Dans un petit hameau au sud de Mvula, un ancien au visage buriné murmura en voyant passer une troupe de chasseurs :

"Ils cherchent une étoile, mais ils ne savent pas que l'étoile est déjà montée trop haut dans le ciel pour être atteinte."

Et tandis que tous cherchaient Awa, une simple jeune fille aux pieds nus, elle, cachée dans le berceau protecteur de Mbuma, priait sous un arbre ancestral. Un baobab immense dont les branches tordues semblaient vouloir toucher le ciel.

Ses paroles, muettes mais puissantes, montaient dans l'invisible, là où même les puissants ne pouvaient poser la main.

Et Awa, l’enfant de lumière, allait-elle échapper aux ténèbres qui la poursuivaient ?

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