Chapitre 11. TRAQUE DES DEUX COURONNES
Pendant ce temps, à Mvula et dans ses alentours, la traque s'intensifiait.
Les routes étaient quadrillées par les soldats, les chemins de terre inspectés par des miliciens improvisés. On promettait l'or, des terres, même des postes de pouvoir à qui livrerait Awa.
Des groupes de jeunes hommes, armés de bâtons, de machettes rouillées, parcouraient les villages, hurlant son nom :
— "Awa ! Awa la rebelle ! Montre-toi, et tu auras la vie sauve !"
Mais même ceux qui la haïssaient craignaient en secret sa puissance spirituelle, et hésitaient à s'approcher des lieux que l'on disait "bénis" par sa présence.
Dans les chapelles coloniales, les prêtres fomentaient des plans. Certains, dévorés par la haine et la cupidité, proposaient même de falsifier sa capture, allant jusqu’à prévoir de prendre une autre jeune fille au hasard, la maquiller de blessures et la présenter comme Awa. Mais la peur d'une malédiction mystérieuse les freinait parfois au dernier moment.
Awa, de son côté, sentait dans ses prières que l'heure approchait.
Le vent portait des messages silencieux.
Les arbres ployaient sous des murmures que seuls les cœurs purs pouvaient entendre.
Et sous la lumière froide de la lune, alors qu'elle priait seule sous son arbre préféré à Mbuma, Awa leva les yeux au ciel, et murmura :
— "Je n’ai pas demandé ce chemin. Mais je l'accepte."
Ses mots montèrent comme une flamme invisible, et le ciel, cette nuit-là, sembla frémir doucement, en réponse.
Depuis l’annonce de la prime, la terre elle-même semblait prise dans un tourbillon de peur et de cupidité.
Le matin, les sentiers de Mvula étaient sillonnés par des hommes inconnus, le regard dur, la main sur le fourreau de leur machette. Le soir, dans les tavernes improvisées des colons, les murmures allaient bon train : "Awa sera trouvée. Et celui qui la ramènera sera riche."
Deux forces pourtant distinctes, deux soifs différentes, arpentaient les villages.
D’un côté, les soldats du gouverneur Arnaud.
Froids, méthodiques, organisés. Chaque escouade avait reçu des cartes grossières des environs, griffonnées à la hâte. Ils dressaient des barrages de fortune sur les pistes, fouillaient les cases, interrogeaient les enfants.
— "Vous avez vu une jeune fille ? Fine, les yeux sérieux, la démarche lente..."
— "Non... rien vu, chef..." répondait-on, les yeux baissés, la peur clouant les langues.
Mais la brutalité des recherches laissait derrière elle des cases saccagées, des vieilles femmes frappées, et des champs piétinés.
De l’autre côté, dans une ombre plus épaisse encore, avançaient les prêtres coloniaux et leurs fidèles zélés.
Leur quête n’était pas militaire, mais spirituelle... ou plutôt pervertie. Ils promettaient des bénédictions éternelles à ceux qui livreraient Awa. Certains prêtres, déguisés en simples pèlerins, pénétraient les villages, prêchant dans les marchés :
— "Livrez la source du trouble, et vous serez bénis."
Dans certaines chaumières, des villageois pauvres, tiraillés entre la misère et la peur, commencèrent à vendre de fausses pistes, à inventer des mensonges pour obtenir quelques pièces.
Pendant ce temps, Awa, cachée dans le village de Mbuma, continuait de prier sous la grande mangouste centenaire. Elle savait.
Elle sentait les pas qui s’approchaient, les regards avides, les prières empoisonnées.
Un matin brumeux, alors que les coqs n’avaient pas encore salué l’aurore, une escouade des soldats du gouverneur fit irruption à Mbuma.
Leur chef, un homme au chapeau de cuir craqué, avançait le torse bombé, son regard dur fouillant les visages.
Les anciens du village sortirent à leur rencontre, tentant de protéger leur honneur, et celui de la jeune fille.
— "Nous n'avons vu nulle fille portant trouble," déclara solennellement le chef du village, son bâton de commandement fermement planté dans la terre.
Mais un jeune soldat, fou de zèle, fouilla les cases une à une.
Il ne trouva que des nattes vides, des poteries fendues, et des femmes aux yeux remplis de larmes.
Quelques heures plus tard, l'escouade retourna bredouille à Mvula.
À peine arrivé, le chef de l’escouade, couvert de poussière et la chemise trempée de sueur, se présenta devant le gouverneur Arnaud.
Arnaud, assis sous la grande véranda de son palais improvisé — une vieille bâtisse coloniale transformée en forteresse —, l’attendait avec impatience.
— "Alors ?" demanda-t-il d'une voix glaciale, en buvant une gorgée de vin rouge.
Le chef, s’agenouillant devant lui, baissa la tête :
— "Monseigneur, les pistes sont nombreuses mais sans fondement. Certains disent l’avoir vue vers les marais... d’autres vers la colline des anciens... Nous pensons qu’elle reçoit protection surnaturelle."
Le gouverneur, serrant son verre si fort qu’il faillit le briser, se leva d’un bond.
— "Protection surnaturelle ? Ou incompétence humaine ?!"
Il fit un signe brusque de la main.
— "Doublez les effectifs. Fouillez chaque vallée, chaque trou d'eau. Cette enfant ne disparaîtra pas sous mes yeux."
Pendant ce temps, du côté des prêtres, les tensions montaient aussi.
Le Père Joseph, chargé secrètement par les religieux, convoqua une réunion dans la crypte de la vieille église de Mvula.
À la lueur vacillante des torches, il s’adressa aux autres prêtres :
— "Nous devons trouver cette fille avant les soldats. Celui qui l'aura entre ses mains pourra contrôler l'âme du village."
Un jeune novice osa demander :
— "Et si elle refuse ? Si elle résiste ?"
Père Joseph, ses yeux brillants d’une ferveur sombre, répondit sans détour :
— "Alors, elle disparaîtra. Et avec elle, son souvenir."
Tous baissèrent la tête. Le pacte était scellé.
Ainsi, deux couronnes ennemies, celle du pouvoir colonial et celle du pouvoir religieux, foulaient la même terre, courant après la même lumière, sans savoir qu’aucune main humaine ne pourrait jamais vraiment capturer l'âme d'Awa.
Le soleil brûlait la terre comme une punition.
Dans son fort, le gouverneur Arnaud tournait en rond, la colère ruisselant de ses tempes comme une fièvre.
— "Ils n’ont pas trouvé cette fille... Dans un village pourtant cerné !" cria-t-il, son poing s’écrasant sur la table massive.
Son regard, tranchant comme un sabre, passa sur ses officiers alignés.
— "Retournez fouiller ! Dans chaque bosquet, chaque rivière, chaque colline déjà parcourue ! Ne laissez aucune pierre retournée ! Que tous les villages alentour soient aussi sondés !"
Les ordres furent transmis avec la brutalité des tambours de guerre.
Dans les villages voisins, l'arrivée des soldats sema la panique.
Le roi du grand village de Banza, rassemblant son conseil, déclara d’une voix lourde :
— "Ne nous opposons pas aux recherches, même si notre cœur saigne. Sinon, Mvula ne sera plus seule à pleurer."
À Mbuma, où Awa demeurait cachée sous la discrétion des manguiers géants, l’air devint étouffant.
Chaque bruit de bottes, chaque hennissement de chevaux, glaçait les veines des villageois.
Ce jour-là, les soldats du gouverneur arrivèrent à nouveau aux abords de Mbuma, leurs bannières crasseuses flottant au vent.
À leur surprise, d’autres hommes étaient déjà là : les hommes des prêtres coloniaux.
Un des capitaines du gouverneur, un géant à la barbe noire, s’avança, toisant les prêtres avec mépris.
— "Qui vous a permis de fouiller ici ? Le gouverneur Arnaud ne vous a pas mandatés pour mener des recherches parallèles."
Le père Joseph, accompagné de quelques soldats en soutane, répondit sèchement :
— "Nous servons une cause plus haute que la vôtre. Nous sommes les envoyés de Dieu."
Un murmure de moquerie parcourut les rangs des soldats du gouverneur.
— "Dieu ou pas, ici c’est Arnaud qui commande !" rétorqua l'un d'eux, le visage durci par la fatigue.
Les mots fusèrent comme des flèches. Puis, les poings parlèrent.
Dans un fracas brutal, prêtres et soldats s’empoignèrent au bord du sentier.
Les soutanes volèrent, les casques tombèrent, la poussière monta vers le ciel comme une offrande grotesque.
Et, dans ce chaos, sans que personne ne s'en aperçoive, Awa — qui n’était qu’à quelques centaines de pas, tapie sous un grand tamarinier — échappa encore une fois.
Son cœur battait à tout rompre. Ses pieds, nus, avalaient la terre avec la légèreté d'une ombre.
Quand la rumeur de la bagarre atteignit le fort de Mvula, Arnaud entra dans une rage froide.
Il convoqua immédiatement les prêtres responsables, les faisant comparaître devant lui, dans la grande salle d’audience.
Arnaud, vêtu d’une veste en lin maculée de sueur, s'adossa à son trône de bois brut.
Son regard glacial passa de visage en visage.
— "Quel amour prêchez-vous, vous qui brandissez la croix pour frapper vos semblables ?"
Un silence lourd tomba, pesant comme la chaleur de midi.
— "Êtes-vous des hommes de Dieu ou des vautours déguisés en pasteurs ?"
Père Joseph tenta de balbutier une justification, mais Arnaud leva la main.
— "Assez !" tonna-t-il.
— "Vous n'êtes que des faussaires. Des âmes vides vêtues de prières creuses."
Les prêtres, couverts d’opprobre, durent baisser les yeux devant les officiers et les soldats.
Certains d'entre eux, secrètement heureux de voir l'arrogance religieuse humiliée, étouffèrent un sourire derrière leur main.
Ainsi, ce jour-là, sous la grande charpente poussiéreuse du fort, ceux qui se croyaient investis de la parole divine furent publiquement déchus.
Mais pendant que les puissants s’affrontaient, Awa continuait de marcher, légère et invisible, guidée par une main que personne, ni sabre ni soutane, ne pourrait jamais atteindre.
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