2 - Le bon jour

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 Tête baissée, genoux dans la poussière, il regarde le sol aride. Lui, le petit paysan, l’homme de la terre, il est bien loin de sa Bretagne natale. Bien loin de la ferme de sa mère, de son petit village, bien loin de sa femme et de ses fils.

Comment ses pas l’ont-ils conduit dans ce bourbier ?

 Ses parents étaient pauvres, le pain et le beurre avaient souvent manqué. Il quitta tôt cette école qui, pour la gloire de la France, lui collait un bonnet d’âne quand il parlait breton. Il alla aider aux champs, semer, labourer, prendre soin des bêtes. Chaque pièce gagnée fut pour sa famille.

Il vécut la peur et les privations de la Seconde Guerre mondiale. Mais chaque jour, il s’était rendu utile. Il menait les vaches paître… Puis il y eut cette fille.

Romantique et naïf, il lui fit la cour maladroitement : en guettant son arrivée pour emmener ses vaches au champ en même temps qu’elle.

 Néanmoins, il ne restait qu’un petit paysan sans terre et sans fortune. Alors il s’engagea dans la marine. En Bretagne, il y a des champs, et des bateaux. La terre ou la mer. Et il préféra la mer. Menuisier dans la marine : construire, réparer, caresser le bois.

 Et le voilà, paré de son uniforme, il passa le pas de la ferme de sa dulcinée pour en demander la main. Il était grand et fort, il avait belle allure. Elle était conquise. Son père donna son accord, il le connaissait le Jean : un homme droit et bon, honnête et travailleur.

 Il s’était engagé pour devenir quelqu’un, pour se construire un avenir. Pas pour se battre et détruire. Mais l’Histoire en décida autrement : l’Algérie. Un conflit qui le dépassait, mais il avait un engagement à honorer et une famille à faire vivre.

 Qu’elle est loin sa Bretagne, sa petite maison aux murs blancs et au toit d’ardoises. Là, sous ce soleil de plomb, il a chaud, il a peur. On lui dit qu’il doit se battre, que l’Algérie c’est la France. Peut-être ? Mais ça, ce n’est pas chez lui. Il veut juste rentrer. Voir sa courageuse femme, et leurs deux fils. Elle voudrait avoir une fille, ça lui plairait aussi. Il prie la vierge du Folgoët pour qu’elle lui accorde le droit de revoir sa Marie-Thérèse.

 Ils sont cinq à être agenouillés, l’homme à sa droite vient du même village que lui. Compagnons d’infortune. Comment ont-ils été pris au piège par ces insurgés ? C’est confus. Mais le fait est qu’ils sont là, face à des hommes armés et en colère. Impuissants, implorants et terrorisés .

 La première balle retentit, en pleine tête, son premier compagnon tombe. L’Algérien fanfaronne. Jean a peur, il n’ose pas regarder. Il ferme les yeux et attend.

 La deuxième balle, et le même bruit sourd de corps qui s’écroule. À sa droite, son compagnon breton pleure et supplie le ciel. Il implore dans sa langue natale.

L’Algérien et son arme s’approchent.

 Le troisième coup de feu retentit. Jean serre les paupières plus fort encore.

Seigneur protégez ma femme et mes fils.

 La quatrième détonation , les psaumes bretons ont cessé, son voisin s’est écroulé.

Il sait que son village va pleurer la perte de son compagnon et la sienne. Il voit déjà les larmes sur les joues de sa mère.

 C’est son tour.

L’Algérien pose son canon sur son front. Il inspire une dernière fois. L’Algérien presse la détente. Il tressaille. Rien !

 Jean ouvre les yeux, surpris. Il est toujours vivant.

L’Algérien regarde son arme et sourit « C’était pas ton jour le Français, rentre chez toi, j’ai plus de balle. »

À une balle près… Mais ce n’était pas son jour.

Jean nous a quittés le 4 octobre 2018, il avait 92 ans… il a revu sa Bretagne, sa femme, ses deux fils et a eu deux filles, douze petits-enfants et onze arrières-petits-enfants.

Et ce fut un honneur de le connaître . À une balle près, je n'aurais jamais existé. Merci Papy.

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