8 - Panne d'imagination

3 minutes de lecture

 "Bon élément qui fait preuve d'une grande adaptabilité mais qui doit encore améliorer ses capacités d'observation"

- Je dois signer là ?

- Oui, si tu es d'accord avec l’appréciation de Monsieur le Maire.

- Je m'interroge quand même sur sa capacité à juger mon travail, dis-moi, c'est quand il m'a serré la main à la fête de l’anchoïade qu'il a vu que mes capacités d'observation étaient perfectibles ?

- Bon, tu signes ou pas ? Parce que sinon je peux lui faire part de ton doute et de ta grande capacité à l'ironie ?

- J'ai encore d'autres belles capacités dont tu peux lui faire part, et tu en profiteras pour lui rappeler que les enfants dont nous nous occupons ne sont pas des chiffres.

- Rends-moi service, sors de ce bureau, va bosser et exercer ta capacité d'observation.

 La loi nous impose un quota de huit enfants qui marchent par adulte. A non mince je reformule ce n'est pas exactement ça. La loi dit qu'un adulte peut surveiller légalement jusqu’à huit enfants. Elle ne m'en impose pas forcément huit, par contre la CAF, les quotas, les objectifs de remplissage si.

 Donc légalement nous sommes deux, ils sont seize. C'est légal, maintenant voyez venir la faille. Un enfant fait une selle... ma collègue part le changer. Combien reste-t-il d'enfants dans la salle ? Trop ! Bonne réponse !

 Dans les manuels scolaires il est dit que pour observer il faut s’asseoir dans un coin de la pièce, ne rien faire à part regarder et noter tout ce que l'on voit. C'est ma collègue qui va être contente quand je vais lui expliquer que je vais la laisser seule gérer le groupe de seize enfants pendant que je prends des notes pour me perfectionner. C'est juste irréalisable.

 Cependant ma capacité d'observation défaillante et moi avons quand même pu déceler certaines choses dont l'administration se fiche.

 Je sais qu'A. pleure en silence comme pour ne pas déranger et qu'elle se jette sur la nourriture comme un chien sur un os et je constate réguliérement différents hématomes constellant sa peau. Réponse des instances supérieures : pas de maltraitance !

 Je sais que M. se tape, se balance et s'arrache les cheveux. Je tiens régulièrement sa petite main pour qu'elle cesse de se cogner. Je lui répète que je la vois et qu'elle existe. Je lui répète qu'elle est belle et qu'elle aura du mal a mettre des barrettes si elle devient chauve. Mais voilà je ne suis pas médecin, je n'ai pas le droit de poser un diagnostic et je n'ai pas les réponses pour l'aider, ni les moyens.

 Je constate les changements chez H. et je les subis. Bébé il n'était que sourire et câlin, il a moins de trois ans et il n'est plus que colère et violence. Comment pourrait-il en être autrement ? Je lui dis comme une litanie qu'il est interdit de taper, que c'est la loi. La loi ? Interdit ? Je heurte son monde. Sa mère s'est cassé le bras la semaine dernière... Elle nous a dit avoir glissé surune banane.

 Je sais qu'Al. va jeter tout ce qui est à sa portée dès que je serai occupée. Je sais qu'elle veut mon attention, mais j'ai la charge de huit enfants. Je sais qu'elle vit mal la séparation de ses parents et que ses parents ne se battent pas pour avoir sa garde. Elle passe plus de temps à la crèche que moi, et les week-ends chez sa grand-mère parce que ses parents veulent avoir une vie.

 Je sais que le seul endroit ou D. est traitée comme une enfant comme les autres, c'est chez nous. Ballottée de médecins en psy, de foyers en foyers, elle ne parle pas, elle pousse des petits cris. Mais depuis peu, elle se laisse faire quand je la prends dans mes bras.

 Est-ce ma capacité d'observation qui doit être améliorée ? Ou bien la société et les administrations qui doivent retirer leurs oeillères et revoir leurs priorités ? Les enfants ne sont pas des chiffres, ils ne se mettent pas sur pause quand je sors de la pièce pour satisfaire mes fonctions vitales. Non, une crèche n'est pas rentable, nous ne rapportons pas d'argent à la collectivité. Je gagne le SMIC et j'ai des contrats précaires. Pourtant je suis utile, je ressens de la fierté quand ils font leurs premiers pas, quand ils partent à l'école je verse ma larme et comme ils sont merveilleux même pataugeant dans une flaque d'urine ils parviennent à me faire rire.

 Alors cette semaine j’écris ce texte pour cette réalité qui m'a occupée l'esprit au point de ne pouvoir rêver ou imaginer. J'écris ce texte pour tous ces enfants que j'ai eus, que j'aurais, pour tous ces prénoms et ces êtres que je ne veux pas oublier et je prie pour que leurs vies soient douces et que quelqu'un quelque part prenne soin d'eux.

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