Chapitre 2

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Teoline était accroupie sur une corniche rocheuse pas plus large que ses pieds nus. Les yeux fermés, au sommet de cette montagne qu’elle avait mis l’aube à gravir, elle écoutait le vent chanter. Omorkan, perchée sur sa tête, savoura la quiétude de son esprit que seule la fatigue savait apporter.

Les minutes s’étirèrent en heures et le soleil colora à nouveau le ciel sans que l’astrale ait bougé. L’air vif fouettait la peau pâle de Teoline avec une régularité apaisante. Ses pensées étaient redevenues un murmure tolérable adouci par les ronronnements de la kargalle. Thuun veillait sur Margodt et Amalia désormais. Il fallait qu’elle vive pour leur raconter ses aventures quand sera venu son tour.

Teoline rouvrit les yeux sur l’aube naissante. La neige bleue des sommets scintillait progressivement de violet puis de rose, impeccable et vierge de toute trace. Elle se laissa tomber. Son corps prit une vitesse ébouriffante, sa peau fouettée par le vent. À quelques mètres du sol seulement, Teoline se transforma dans un éclat bleuté et ouvrit ses ailes tandis qu’Omorkan reprenait sa taille originelle. En un battement synchrone, toutes les deux reprirent de la hauteur pour survoler la chaine de montagne où vivait le klan d’Omorkan et redescendre vers l’entrée. De retour dans la salle principale de la kargallière, elles furent accueillies par quelques grondements inquisiteurs de kargals les pensant partis chasser. Teoline se jeta sur Kaldorm dans un roulé-boulé amical après qu’il se soit moqué de ses aptitudes de chasseuse. Omorkan ignora les suppliques de son ami qui avait mérité son châtiment.

L’astrale vivait au sein du clan depuis la chute de Vega. Teoline avait promis à Omorkan qu’une aube, elle passerait du temps dans son monde. Le coma de Celeste avait été le flocon décisif. La jeune fille avait eu besoin de partir.

Chaleur, contact, heures de vol à l’unisson, les kargalles l’avaient guérie. Amalia n’était plus la douleur de tous ces futurs qu’elle ne partagerait jamais, mais le bonheur des souvenirs gravés en elle et Margodt… elle était désormais cette petite voix intérieure prête à la railler. Omorkan avait dû se battre pour ne pas se laisser emporter dans la peine de Teoline. Avec le temps, l’équilibre de leur esprit s’était rétabli et la kargalle ressentait la tristesse de son humaine sans qu’elle devienne la sienne. Elle était parvenue à tenir la promesse qu’elle avait faite à Voldstrom. Peu à peu le plaisir qu’elle avait à ce que Teoline découvre son univers avait creusé son chemin jusqu’à la jeune fille. La patience et la vie de klan avaient fait le reste.

Le calme revenu dans la grande salle, l’astrale s’installait devant un petit déjeuné carné quand elles perçurent la connexion de Ruben. Teoline coupa court aux pensées d’Omorkan quant à la situation. Il y avait une hypothèse qu’elle ne s’autorisait. Il fallait simplement accepter les faits et dire au revoir à Celeste. Qu’elle le veuille ou non, l’heure était venue.

J’arrive.

L’astrale décolla promptement pour atterrir dans la cour de l’auberge peu de temps après. Tandis qu’Omorkan s’éclipsait pour aller chercher Silas, Teoline reprit forme humaine, enfila une cape laissée à son attention dans l’entrée et s’empressa de monter à l’étage. À peine avait-elle passé la porte qu’Hilde la prit dans ses bras. L’archère sentit sur son amie une nouvelle odeur qu’elle n’aurait su décrire. Il y avait quelque chose du cuir neuf et des heures de chasses où le vent charriait aux narines la vie de la nature.

— Tu m’as manqué aussi…

Hilde consentit à lâcher Teoline qui s’approcha du lit.

— Comment va-t-elle ?

— Ruben est parti chercher de quoi faire tomber la fièvre. Elle grimace de plus en plus souvent et sa respiration est rauque.

Teoline s’assit sur lit et tendit la main vers le visage de sa capitaine. Elle retira vivement les doigts au contact de la peau.

— Qu’est-ce qu’il y a ? s’étonna Hilde.

— J’ai eu froid.

Hilde fronça les sourcils, se rappelant qu’Omorkan lui avait expliqué que ni l’une ni l’autre ne ressentaient plus le froid. De son côté, Teoline luttait contre l’espoir creusant son chemin à travers son esprit. La jeune fille reposa la main sur le front de Celeste. Elle percevait toujours cette terrible douleur que le froid pouvait provoquer. Cet engourdissement brulant, ces milliers d’aiguilles qui perçaient lentement la peau jusqu’à geler l’os et la terrible envie de fermer les yeux pour que tout s’arrête. Teoline se retint de retirer la main et se concentra. Laissa sourdre son éther à travers sa paume. Étrangement, elle eut la sensation qu’il se teintait, un violet profond et chaud.

Puis,

Le blanc.

Teoline retira sa main.

— Quoi encore ?

Omorkan entrait à cet instant, Silas sur les talons. Ni lui ni l’archère eurent le temps de dire un mot, l’astrale avait sauté par la fenêtre et volait déjà loin.

— Tu n’as rien compris non plus, rassure-moi.

Silas secoua la tête.


L'astrale battit des ailes avec frénésie jusqu’aux montagnes infranchissables. Presque deux-cents aubes s’étaient écoulées depuis la chute de Vega. Si Teoline avait d’abord été persuadée que le corps de Celeste attendait la symbiose, elle avait bien été obligée d’étouffer l’idée lorsqu’aucun kargal n’était venu à sa rencontre. Omorkan et elle avaient tout de même entrepris le fastidieux travail de rencontrer tous les kargals des hauts plateaux neigeux pour leur présenter l’une des ses deux épées enchantées, l’autre restée auprès de Celeste. Les runes étaient restées obstinément éteintes. Son coma était donc un mystère que Ruben tentait d’expliquer par une rémanence de l’éther de Vega. Il était persuadé que lorsque celui-ci se serait complètement dissipé, Celeste mourrait sans qu’il ne puisse rien y faire.

Cette échéance fatale était la raison pour laquelle Teoline était partie. Regarder son corps inerte en attendant cette aube ne lui était pas supportable. Elle avait verrouillé la capitaine au fond de son esprit et continué à voler sans plus y penser. Prendre une seconde pour imaginer sa vie sans sa tranquillité austère l’aurait définitivement brisée. C’est pourquoi elle avait aussi fermé son esprit à la dernière suggestion d’Omorkan. Il s’agissait d’une note d’espoir trop vive. Elle ne pouvait risquer de s’y accrocher. Mais après avoir senti le blanc au contact de Celeste, elle ne pouvait plus ignorer la pression de la kargalle. Ce blanc, c’était l’au-delà. Dans cette fraction de seconde, l'astrale avait immédiatement reconnu cette sensation d’existence inexistante.

— Détection ! rugit Teoline.

Une vague bleutée se déploya autour de l'astrale qui rasait les sommets des infranchissables. Leurs ailes brulaient sous l’effort, mais il fallait se dépêcher. La brusque dégradation de l’état de Celeste traduisait certainement le danger dans lequel se trouvait son animal. Ce froid si intense qu’elle avait perçu n’était pas celui de Celeste, mais celui d’un corps naïf des hauts plateaux neigeux.

Elles avaient déjà parcouru plus de la moitié des chaines de montagnes sans rien percevoir de l’ordinaire lorsque Hilde les contacta à nouveau :

Celeste se dégrade vraiment vite…

— Dit à Ruben de faire tout ce qu’il peut, on fait au plus vite.

Omorkan avait plongé sur sa droite et Teoline la suivit aussitôt. Elles se trouvaient tout proche des premiers pics sud et la kargalle avait décelé une odeur un peu poivrée qu’elle ne connaissait pas. Elles atterrirent sur une étroite terrasse couverte d’une poudreuse ambrée par le soleil montant. Omorkan huma attentivement l’air tandis que Teoline découvrait une mince tranchée d’où provenait l’odeur. S’avançant avec précaution, elles y trouvèrent un petit animal inconnu trahi par son poil ocre. La pauvre créature ne frissonnait plus tant elle était gelée. Teoline reprit forme humaine et approcha prudemment les mains. L’animal tenta d’émettre un grognement dissuasif, mais il était trop faible et se laissa soulever. Teoline le serra contre elle, enfourcha Omorkan qui décolla dans la foulée.

La kargalle atterrit à bout de souffle devant l’entrée d’une des kargallières des monts infranchissables. Il fallait impérativement réchauffer la petite bête sans quoi elle ne survivrait pas au froid du voyage. Omberg, le kargal-père du klan, appela aussitôt ses congénères devant les explications rapides de Teoline. En quelques minutes, la jeune fille, tenant toujours l’animal dans ses bras, se retrouva ensevelie sous les queues et pattes d’une demi-douzaine de kargals prêts à transmettre un peu de chaleur. Omorkan eut envie de rire devant l’image cocasse de cet amas de poils blancs ponctué de deux taches rousses.

En une dizaine de minutes, l’animal se remit à frissonner. Son corps recommençait à être capable de se réchauffer seul.

Comment va Celeste ? demanda Teoline.

— Étrangement mieux, lui répondit Hilde. Elle grelote toujours, mais la fièvre est tombée et sa respiration est plus calme.

— Bien… Alors une belle surprise nous attend…

Teoline n’en dit pas plus et baissa les yeux sur la créature inconsciente contre sa poitrine. Un soulagement infini l’envahissait tandis qu’un sourire comme il n’y en avait pas eu depuis longtemps se dessina sur ses lèvres. Omorkan avait eu raison tout ce temps.

La kargalle s’était affalée sur sa tête comme elle le faisait souvent et toutes les deux eurent le temps d’observer l’intrus. Il avait un pelage roux plus rouge que les cheveux de la jeune fille, le poil assez ras et nettement plus fin que les animaux des hauts plateaux. Le roux s’éclaircissait le long de son échine en une crête de poils plus drue. Il était à peine plus grand que le torse de Teoline sans compter une longue queue très fournie et quatre pattes longues et minces du même roux jaune que son dos. Sa truffe noire frémissait doucement au bout d’un long museau tandis que ses immenses oreilles s’agitaient de temps à autre. L’astrale le trouva adorable jusqu’à ce qu’il se réveille en sursaut et morde Teoline pour s’échapper. Il n’alla pas loin pour autant, s’écroulant sous une patte blessée.

— Calme… souffla Teoline alors que le pelage d’Omorkan s’illuminait.

Elle s’approcha à nouveau de l’animal et le prit doucement dans ses bras.

— Je sais que tu ne me comprends pas, mais je ne te veux aucun mal.

La voix de la jeune fille était douce et chantante, semblable au miaulement des kargals lorsqu’ils berçaient leurs petits. L’odeur de peur que dégageait l’étrange bête s’atténua.

— Voilà, continua-t-elle, tout va bien. Je vais t’emmener à Celeste dès que tu seras complètement réchauffé.

Il fallut un peu plus d’une heure pour que le corps de l’animal sorte de sa raideur glacée. Il avait fini par se rendormir dans les bras de Teoline et elle avait levé le sort d’apaisement. Pendant tout ce temps, les kargals les avaient observés avec une grande curiosité, car beaucoup n’avaient pas revu d’humain d’aussi près depuis de nombreux hivers et encore moins un nouvelle espèce.

Lorsque le petit protégé fut rétabli elle enfourcha Omorkan, remercia Omberg et son klan et l'astrale s’envola pour Vintårdel.


En passant la porte de la chambre, l’animal sauta des bras de Teoline pour se précipiter sur le lit. Abasourdis, Ruben, Hilde et Silas l’observèrent renifler Celeste.

— Ne me dit pas que…

— Si.

Un long sifflement échappa à l’archère qui hochait la tête mécaniquement.

— Au fait, tu es encore toute nue.

— Une vue d’esprit. Je suis habillée de ma peau.

Le sourire faussement naïf que lui envoyait la jeune femme fit rire Hilde.

— Il ne sait pas quoi faire, les coupa Omorkan

L’animal reniflait chaque parcelle de Celeste la poussant du bout de la truffe en gémissant.

— Ce n’est pas instinctif ? s’étonna Teoline.

— Non, j’ai appris par nos légendes qu’il fallait mélanger notre salive à votre sang.

— Tu aurais quand même pu t’abstenir de me labourer le flanc.

Omorkan quitta l’épaule de Silas sans l’écouter pour sauter sur le lit. L’animal se raidit, prêt à détaler, puis, malgré sa petite taille inexplicable, reconnut la kargalle à son odeur. Cela ne l’empêcha pas de plaquer les oreilles en arrière tout en émettant un grognement dissuasif lorsqu’il la vit faire mine de mordre Celeste. La caresse que lui accorda l’animal glabre semblable à celui qui ne s’éveillait pas le rassura. C’est alors avec effarement qu’il regarda la bête blanche changer de forme pour prendre son apparence à lui, à ceci près qu’elle restait blanche. Il fut trop surpris de la regarder mordre la créature glabre amicale pour détaler.

Omorkan dut insister plusieurs fois avant que la créature se décide et planter les crocs dans l’épaule de la capitaine. La kargalle lui montra qu’il fallait ensuite lécher la plaie et cette fois il se dépêcha d’obéir. Lorsque l'astrale le vit ployer sous une force invisible, elles se souvinrent des cette brulure insoutenable qui les avait envahies toutes les deux. La bête glapit avant que son pelage soit parcouru d’un éclat pourpre et s’écroule.

— Est-ce que l’on vient d’assister à la symbiose de Celeste ? s’enquit Ruben.

— Sans aucun doute !

— Et maintenant ?

Tous les cinq se tenaient debout autour du lit un peu hésitant sans que l’astrale ne sache quoi leur répondre.

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