Chapitre 4
Celeste se redressa en sursaut avec un mouvement de recul, une main sur la poitrine, l’autre cherchant son espadon. La certitude de son épée encore attachée dans son dos était telle que lorsqu’elle crut la dérocher, une lame de feu prit forme dans sa main. La surprise dissipa aussitôt les flammes et Celeste fixa sa main intacte.
— Incroyable…
Teoline se redressait, les yeux écarquillés. Elle avait encore sur la peau la sensation de la vague de chaleur dégagée par le jet de flammes.
Avant qu’elle ne puisse s’émerveiller plus, Celeste fse saisit brusquement la tête en grimaçant.
— Qu’est-ce qui m’arrive…
— Ton esprit est en train de s’accommoder à recevoir les sensations de ton animal, ça va passer.
Il déferlait dans l’esprit de la capitaine une multitude d’odeurs et de bruits assourdissants dominés par une sensation de froid pénétrant.
La douleur céda en quelques minutes aussi brusquement qu’elle était venue. Celeste ouvrit les yeux avec précautions, craignant déclencher une nouvelle migraine, mais au lieu de ça les couvertures qu’elle ne connaissait pas lui rappelèrent de mauvais souvenirs. La dernière fois qu’elle s’était réveillée dans un lieu inconnu, Teoline lui annonçait qu’elle avait été la main exécutrice du complot de Vega. La fois d’avant, on lui apprenait que sa famille avait été dévorée et qu’elle serait désormais orpheline et pupille de la Grande Protectrice. Son arrière-grand-mère.
Celeste fixa la pièce lambrissée qui l’entourait. Qu’allait-elle apprendre ? Son regard finit par se poser sur une créature rouge qui secouait encore la tête, un peu hébétée.
— Laal…?
L’animal se redressa aussitôt, émettant une suite de grognements gutturaux incompréhensibles.
— Ce n’était pas un rêve, n’est-ce pas ?
La question était une vérité en train de s’installer. Tout ce blanc inexistant qu’il lui venait a l’esprit n’était pas les divagations d’un songe.
Teoline, bien qu’elle crevait d’envie de l’étouffer dans ses bras, n’osa pas déranger ses pensées.
— Tu es à l’auberge d’Hilde, en sécurité. Je descends annoncer aux autres que tu es réveillée. Je te laisse découvrir ton animal.
Celeste s’empressa de se lever et la retint par le bras. Teoline l’attira contre et l’enlaça.
— Je ne suis pas loin.
Lorsque Teoline eut quitté la chambre, Celeste se rassit sur l’épais matelas du lit, l’esprit un peu vide. Laal sauta au sol et se planta devant elle en jappant bruyamment. La jeune femme perçut alors les brumes d’un enthousiasme. L’émotion était très lointaine, comme étouffée par des mètres de neige. Elle observa l’animal qui agitait frénétiquement la queue. Était-ce vraiment ses émotions ? Cela n’avait rien à voir avec ce que Teoline aurait pu lui raconter de sa symbiose. Elle tendit la main pour caresser l’animal et l’idée de… hâte peut-être, se précisa à son contact. Celeste retira la main. L’émotion tourbillonna pour laisser place à de la déception. Quelque chose qu’elle connaissait mieux.
Laal, lui, restait circonspect devant Celeste. Il n’avait pas devant lui le même animal que dans l’au-delà dont il se souvenait parfaitement. Bien qu’elle ait prétendu qu’il partagerait tout, il ne se sentait pas différent. Ou peut-être ressentait-il une peur qu’il ne s’expliquait pas. Était-ce elle ? Il tenta de se concentrer sur cette sensation, mais il eut l’impression de heurter un mur aussi froid que cette exécrable poudre blanche qui couvrait le monde extérieur. Celeste était là, il le savait, mais il était incapable d’y accéder. Laal donna un coup de museau contre sa main, mais elle ne réagit pas. Le regard ailleurs, elle semblait perdue dans des images qu’il ne voyait pas. Il pouvait tout même percevoir que la peur avait disparu. À la place, très loin dans son esprit, grandissait une rage sourde. Il voulut s’en éloigner, inquiet de sa force. Au lieu de ça, la rage grandit. Laal se leva, cherchant à secouer Celeste, mais la colère éclata en lui avec une force qui l’étourdit. Son pelage crépita de rouge et un brasier explosa dans la pièce. Laal voulut fuir, mais le feu formait une tornade impénétrable autour d’eux, dégageant des volutes brulantes qui venaient lécher leur cuir. Il jappa plusieurs fois et Celeste finit par ouvrir les yeux.
Ahurie, elle se leva d’un bon, voulut attraper les couvertures pour étouffer l’incendie, mais le geste mourut lorsqu’elle comprit l’ampleur du brasier. Elle se sentit pétrifiée par une peur qui n’était pas la sienne, incapable de faire quoi que ce soit pour les sortir de là. Ils allaient bruler vifs. Était-ce à cause d’elle ?Simplement parce qu’elle avait repensé aux derniers mots de Vega ? Revu l’éclat bleu qui avait transpercé son armure ? Impuissante, une seule idée lui vint à l’esprit. Teoline.
L’instant d’après, Celeste se retrouva à creuser pour s’extirper d’une couche de poudreuse de plus d’un mètre.
— Celeste ! Que s’est-il passé ?
— Je… ne sais pas. J’ai pensé à Vega, et… comment à tu su ?
— Tu m’as appelé.
— J’ai fait ça ?
Teoline fit disparaitre la neige avant que la chambre ne soit détrempée et assit Celeste sur ce qu’il restait du cadre de lit. Elle l’enlaça et se mit à chantonner les notes d’une berceuse kargalle jusqu’à ce qu’elle sente ses muscles se détendre.
— Elle m’a tuée…
Teoline aperçut du coin de l’œil le poil de Laal crépiter dangereusement et reprit sa chanson, caressant lentement la tête de la capitaine. Elle indiqua à l’animal de venir faire de même et Laal s’installa sur les genoux de Celeste.
— J’étais sa petite fille… Elle m’a aimée et elle m’a tuée…
— Vega ne s’est simplement jamais remise du chagrin que Gunnar et Voldstrom lui ont infligé. Ce n’est pas toi qu’elle a tuée. Je pense qu’elle était arrivée à un point où sa haine et sa peine lui ont fait perdre la raison.
— Comment peux-tu la défendre ? s’exclama Celeste en se redressant.
Teoline fut prête à créer plus de neige, apercevant les premières flammèches dans les poils de la petite bête.
— Je ne la défends pas. J’ai simplement décidé de guérir. J’ai eu beaucoup de temps pour penser et je ne pouvais pas aller mieux si je n’oubliais pas ma colère contre elle. Pour ça j’ai dû la comprendre. Comprendre Gunnar aussi. Vega a blâmé les astraux, lui a honni les humains pour avoir tué sa famille simplement parce qu’il était un astral.
Celeste se prit la tête entre les mains.
— Comment puis-je être moi aussi une astrale à côté de ta bienveillance… je suis tout ce qui peut devenir comme Gunnar ou Vega ! Vitali a toujours eu raison.
Teoline la força de lever la tête, attrapant son menton.
— Ce n’est pas vrai. Moi je suis là. Et Omorkan. Hilde, Ruben. Personne ne te laissera sombrer. Tu n’es pas seule. Eux l’étaient. Et puis tu as cette petite boule de poils adorable !
Laal les observait, sa queue battant doucement. Celeste fit enfin attention à l’apaisement qui flottait au fond de son esprit et s’autorisa à y goutter. Laal s’engouffra dans la brèche qu’il perçut et déploya tout le plaisir et le calme qu’il avait pour soulager son animal glabre. Celeste en fut submergée. Les larmes montèrent toutes seules et elle se laissa tomber en arrière, désarçonnée par ce plaisir si vif. Elle ne l’avait pas ressenti de cette façon depuis la mort de sa famille. Elle sourit. Un grand sourire large et franc que rien n’aurait pu entacher. Tous ces petits plaisirs qu’elle s’était autorisés; même avec Teoline, n’étaient rien comparé au bonheur que lui transférait Laal.
— C’est ça que tu ressens avec Omorkan ?
Teoline n’avait rien manqué de l’étonnant spectacle et comprenait que le brusque changement d’attitude était le fruit de l’animal.
— Extraordinaire, n’est-ce pas ? Attends d’être véritablement en symbiose avec lui.
Celeste se redressa sur un coude et essuya ses joues. La sensation de plénitude prit fin et elle se retrouva à nouveau seule avec elle-même, incapable d’éprouver un tel bonheur, mais néanmoins apaisée.
— Je ne suis pas en symbiose avec Laal ?
Maintenant qu’elle les avait sous les yeux, Teoline comprenait ce que Voldstrom avait observé en les voyant débarquer elle et Omorkan. Elle percevait entre eux une énergie fluctuante et désordonnée qui lui rappelait son propre éther avant qu’elle n’apprenne réellement à être en symbiose.
— Pas tout à fait. Vous êtes comme Om et moi avant que l’on trouve Voldstrom.
— Apprends-moi !
— Ha ha, j’apprécie ton enthousiasme, mais allons manger d’abord. D’autant que j’en connais qui aimeraient te saluer.
À peine arrivée au rez-de-chaussée, Celeste fut assaillie par Hilde qui l’étreignit à l’en étouffer. Un peu surprise de cette effusion, Celeste finit par lui rendre son étreinte.
— Tu es là…
Celeste la serra un peu plus fort jusqu’à ce que Hilde se détache, tournant la tête pour cacher ses yeux humides. Ruben lui serra vigoureusement le bras et Silas l’enlaça lui aussi avec force. Elle comprit seulement à cet instant la véritable force des mots de Teoline. Elle n’avait plus pensé à cette place qu’elle avait au sein de cette véritable famille. Qui la laisserait perdre pied comme Vega l’avait fait ?
— Où sont Bjørn et Vitali ? demanda Celeste en se détachant.
Elle ne s’attendit pas à la chape de plomb qui tomba sur ses compagnons. Hilde alla décrocher le chaudron de ragout mijotant dans l’âtre au fond de la salle pendant qu’Omorkan dans sa peau de femme dressait la table pour eux six. Celeste comprit qu’ils n’attendaient plus personne.
— Racontez-moi.
Les compagnons s’attablèrent et Laal très intrigué par cette étrange coutume sauta sur la chaise que lui avait tirée la capitaine. Il renifla avec appétit la viande en sauce qu’Hilde servit dans un curieux objet rond devant lui, lapa précautionneusement puis jeta la truffe dans le plat.
La conversation fut longue, chacuns se complétant les uns les autres pour tenir Celeste informée de tout ce qui s’était passé durant son coma. Presque deux-cents aubes. Vintårdel avait repris vie, Isstådel était dirigée par un collège d’artisans, les kargals se réintégraient doucement au quotidien des humains grâce au travail de Lotvenn et Ruben. C’était comme se réveiller dans une autre vie.
— Et… Vega ?
— Je suis désolée Celeste, souffla Teoline. Après qu’Omorkan et moi l’avons dissociée de Lotvenn, il… l’a dévorée.
Celeste laissa la main de Teoline s’entrelacer dans la sienne sans rien ajouter. Elle fixa les traces de sauce dessinant des formes abstraites dans son assiette et Laal s’inquiéta de son absence, mais il discerna vaguement une tristesse mêlée d’indifférence, aurait-il dit. Quoiqu’à bien y réfléchir cela pouvait aussi bien être une amertume agacée. Il ne comprenait pas ce que Celeste avait bien pu vouloir dire en alléguant qu’ils partageraient tout. Il se voyait mal capable de voler et cracher de la glace telle la créature blanche assise en face de lui qui changeait sans cesse de forme. Après de longues minutes de silence, Celeste demanda à nouveau ce qu’il était advenu de Bjorn et Vitali.
— Notre vieux grincheux n’a pas survécu à ses blessures, répondit HIlde. Et Bjørn… il s’est enfermé dans une peine maladive depuis la mort de Margodt.
Si elle était chagrinée pour le jeune homme, la mort de Vitali fut un nouveau coup de pommeau dans l’estomac. Elle attrapa sa chope et but deux lampées de la bière nouvelle qu’Hilde lui avait servie. Une autre chose qui signait définitivement la fin de l’hiver et le temps qu’elle avait manqué. En reposant son verre, elle observa l’ouvrage soigné du gobelet et soudain une phrase lui revint. Une brume de mot dansante.
— « Elle est belle notre victoire ».
Hilde releva les yeux.
— Tu m’entendais ?
— Je crois que oui. J’ai le souvenir d’une voix étouffée dont je ne distinguais pas les mots, mais cette phrase m’est soudain revenue en observant… « les gobelets que Silas a enfin terminés ».
Un maigre sourire se dessina sur les visages d’Hilde.
— Et maintenant ? finit-elle par demander après une nouvelle pause.
— Vivons, répondit simplement Celeste.
Son ton gardait un peu de sa sècheresse de capitaine, mais il y avait dans son attitude détendue le point final de tout ce qu’ils avaient vécu. Ils s’étaient battus pour la paix de cette aube. Il était peut-être temps de s’autoriser à en profiter.
— Et cette bestiole, s’enquit à nouveau l’archère. Quelqu’un nous explique.
Au doigt pointé dans sa direction, Laal comprit qu’on s’intéressait à lui et bomba le poitrail en jappant. Toutes ces nouveautés ne l’inquiétaient pas tant. Il avait une grande confiance en sa mère et si elle lui avait ordonné de partir sans aucune hésitation alors il y avait une raison. Il était certain que les explications viendraient. En attendant, il comptait ne rien perdre de l’exploration de ce monde, bien qu’il regrette la chaleur de ses terres.
— Je vous présente Laal. Il…
Celeste chercha Teoline du regard qui l’encouragea d’un petit sourire.
— Il est mon animal et je suis… liée à lui.
Elle ne parvenait pas à dire le mot « astrale » tant cela lui paraissait incongru. Astrale. Elle aurait désormais, avec beaucoup de travail, les mêmes aptitudes fascinantes que Teoline et Omorkan.
— Ça, j’ai bien compris, mais pourquoi lui. Il vient d’où ? Pourquoi pas un kargal ?
Celeste se contenta de se tourner à nouveau vers Teoline.
— On n’a pas plus de réponses. Vraisemblablement cet animal vient des terres au-delà des infranchissables. J’irai même jusqu’à dire qu’il est l’animal lié aux astraux du sud dont parlait Voldstrom, mais je ne me souviens plus très bien de leur aspect. De là à savoir pourquoi Celeste est liée à cet animal…
Teoline compléta sa phrase en levant les mains au ciel.
— D’accord, d’accord. On oublie le pourquoi pour l’instant. Autre chose dans ce cas. Est-ce que vous êtes pareil ou est-ce que Celeste et, euh, Laal, sont une autre sorte d’astral ?
Omorkan raconta brièvement le massacre des astraux du sud par Gunnar. Elles avaient compris dans ces images et du peu que Voldstrom en avait dit que ces astraux n’avaient pas la même puissance native qu’elles, probablement en lien avec la différence de taille entre les deux animaux. De là à savoir si Laal et Celeste étaient une autre sorte d’astrale, Teoline n’avait que le constat du brasier apparu dans la chambre.
— Donc probablement des pouvoirs différents.
Omorkan et Teoline hochèrent la tête.
— Bien, connaissant Celeste, ça va se traduire par des heures de boulot jusqu’à ce qu’elle devienne meilleure que toi. Je plains Laal.
La remarque tira un sourire à Celeste. Elle avait évidemment abouti à cette conclusion. Non pas qu’elle serait meilleure que sa guerrière, mais que plus vite elle maitriserait sa symbiose, plus vite elle comprendrait ce qui lui arrivait.
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