Épisode 1 - Travail social

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Opening : https://www.youtube.com/watch?v=3yoLXIQd2cM

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 Accoudée au comptoir d'accueil, Evaline souffla de dépit, faisant relever une mèche rebelle qui retomba le long de son nez. La Gensouarde était tiraillée entre inquiétude et ennui. Lorsqu'elle travaillait de nuit, elle préférait milles fois effectuer toutes les rondes plutôt que de décrépir au bureau. En particulier quand son binôme était un imbécile vaniteux pressé de bâcler sa tâche pour revenir la draguer plutôt que de se préoccuper de leurs adolescents. Evaline avait pourtant été claire lors de leur rupture et n'avait pas mâché ses mots à son encontre par la suite.

 Cela faisait déjà deux ans qu'elle avait obtenu un poste d'éducatrice au centre pour adolescents de Gensou. Alors âgée de seulement quinze ans, la jeune femme s'était prétendue orpheline pour obtenir un toit temporaire. La mort de parents était chose courante dans le Yuukan et Evaline savait que l'équipe était bien trop débordée pour vérifier ses antécédents. Aujourd'hui encore, personne n'insistait sur son refus de donner son nom de famille, excepté cet imbécile de Kirk.

 Elle ne s'était toutefois pas attendue à prendre goût au travail social. Vivant un temps avec les jeunes, Evaline s'occupa d'eux bien mieux que le plus investis des éducateurs du centre. Indépendante, le directeur jugea qu'elle serait un élément prometteur et l'embaucha malgré son jeune âge. Depuis, Evaline n'avait rien perdu de sa motivation. Adorée par les jeunes, elle était la confidente et amie de la majorité d'entre eux.

 Elle entendit des pas derrière elle et n'eut pas besoin de se retourner pour savoir qu'il s'agissait de Kirk. Cela lui épargnait quelques secondes à supporter son insupportable visage. Inépuisable coureur de jupons, Evaline avait fait les frais de sa soif de conquête féminine. Ils étaient sortis ensemble environ un an après ses débuts comme éducatrice. Alors naïve et romantique, Evaline s'était laissée conquise par son charisme et son assurance malgré leurs cinq années de différence, jusqu'à s'offrir à lui. Rien que d'y repenser, elle se détestait d'avoir offert sa première fois à un type pareil.

 Son trophée conquis, Evaline avait bien senti un virage brutal dans leur relation. Plus distant, comme s'il passait déjà à autre chose. Tout en revenant suffisamment vers elle pour faire taire les doutes de l'adolescente transie. Ce n'est qu'après six mois de relation qu'elle apprit la vérité : Kirk courait de fille en fille, de préférence vierge, ciblant les plus simple à amadouer. N'assouvissant pas ses pulsions auprès des jeunes dont ils avaient la charge, leur patron n'en avait cure.

 Evaline l'avait alors violemment quittée, au sens propre. Lorsqu'il avait tenté piteusement de se justifier, elle l'avait marqué d’un coup de poing, dont la contusion passa par plusieurs couleurs les semaines suivantes. Écoeurée, elle n'avait plus eu la moindre relation amoureuse depuis, préférant s'investir auprès des jeunes abandonnés par Gensou.

 Elle sentit quelqu'un se pencher dans son dos, sans lui laisser le temps de réagir.

— Je t'ai manqué ? lui souffla une voix à l'oreille, qui la fit frissonner de dégoût.

— Autant que mes dernières règles, rétorqua froidement Evaline.

 Kirk se redressa en riant avant de s'asseoir à côté d'elle, tandis qu'Evaline pestait envers elle-même. Elle aurait dû se douter que ce benêt profiterait qu'elle ait le dos tourné pour lui jouer un tour pareil. Son ex était particulièrement insistant ces derniers temps, l'amenant à déduire qu'il n'avait pas d'autres cibles.

— Tu étais moins mordante hors du lit quand on était ensemble, la taquina t-il.

— Je n’avais encore jamais eu à souffrir un débile dans ton genre, soupira t-elle en replaçant l'une de ses mèches.

— Notre relation t'a rendue pourtant tellement belle.

 Evaline le fusilla du regard. Kirk s'amusait à raconter à qui voulait l'entendre qu'il était la raison de l'évolution physique d'Evaline. C'était vrai en un sens, mais absolument pas de la façon dont il se l'imaginait. Autrefois petite fille effacée à la peau pâle, Evaline s'était épanouie en une belle jeune femme depuis leur rupture. Elle aurait pu se laisser abattre, il n'en fut rien. Décidant de prendre confiance en elle, Evaline apprit à se mettre en valeur. Elle alternait entre tenue décontractée sexy et des robes suggestives en dehors du travail. En poste, elle s'habillait en tailleur et jupe courte, à la limite de l’acceptable par son employeur. Evaline prenait soin de mettre sa silhouette et sa poitrine en valeur, ayant fait un jeu des regards masculins qui se tournait vers elle sans pouvoir la toucher. Les airs choqués des Gensouards empêtrés dans leurs traditions étaient devenus l’un de ses péchés mignons. Son seul défaut physique restait les deux fines cicatrices qu'elle portait sous chaque oeil.

 Après avoir été le jouet d'un homme, la brune aux méches de prunes s'amusait à présent avec leur désir primaire tout en suivant ses propres règles.

 Souhaitant tourner la page et reprendre possession d'elle-même, ces changements étaient les siens. L'exact opposé de la prétention de Kirk qui en aurait fait une femme "après l'avoir sauté", comme s'il persistait à vouloir la posséder. Evaline l'avait entendu prononcer ces mots pas plus tard que l'après-midi précédent.

— Tu me jettes un sort de ninja ou quoi ? ricana Kirk en soutenant son regard.

 Décidément, il semblait décidé à ne pas terminer sa nuit. Au détour d'une conversation sur l'oreiller, Evaline avait eu le malheur de lui révéler avoir suivi la formation shinobi de l'Académie, carrière qu’elle venait alors de quitter. Le sujet était hautement sensible et Kirk le savait. Evaline se tourna vers lui et battit des cils de toute sa minauderie. Elle fut satisfaite de lire de l'espoir dans le regard de son ex, qu'elle brisa en lui cinglant placidement :

— Tu as prévu de faire ton travail ou le programme est de m'emmerder toute la soirée ?

 Kirk leva les yeux au ciel. C'était à son tour d'être exaspéré :

— Evaline, sérieusement…

— Compte-rendu. Maintenant.

 Il se mit à tapoter nerveusement le bureau. Evaline n'en revenait pas d'à quel point le blondinet avait le don de l'agacer. Au moins, le sentiment était à présent partagé.

— Il est deux heures du matin. Que veux-tu qu'ils fassent ?

— Sois professionnel, je te prie.

— Ils dorment, soupira Kirk en s'avachant sur sa chaise et en levant les mains au ciel. Ils dorment, Eva.

— Ne m'appelle pas comme ça.

— Sinon quoi ?

 Elle s'apprêtait à asséner une nouvelle réplique acide lorsqu'un brouhaha précipité retentit derrière eux. Elle se releva aussitôt et alla à la rencontre de la source du vacarme, tandis que Kirk se contenta d'hausser un sourcil plus surpris qu'inquiet.

— Hanao ? s'étonna Evaline en reconnaissant l'adolescent en nage. Que se passe-t-il ?

— C'est Emi ! cria-t-il alors qu'il peinait à reprendre sa respiration. Elle fait une crise, on n'arrive pas à l'aider !

 L'inquiétude envahit l'esprit d'Evaline. Elle jeta un regard assassin à Kirk, dont le teint avait viré livide. Ils en reparleront devant leur patron. Pour l'heure, il fallait agir !

 Evaline traversa les différents couloirs aussi vite qu'elle le pouvait. La nuit, le centre avait quelque chose d’effrayant. Une odeur persistante de désinfectant mélangée à celle de vieux tissus humides flottait dans l’air.

 Elle déboula en furie dans le dortoir d'Emi, sans prendre conscience qu'elle venait de claquer violemment la porte contre l'un des lits. De toute façon, les deux autres jeunes de la chambre étaient regroupés autour de l'adolescente en crise, étendue en plein milieu de la pièce. Une couverture traînait au sol, témoignant de la chute brutale d’Emi au déclenchement de sa crise.

— Poussez-vous ! leur ordonna Evaline.

 Rassurés par la présence de leur éducatrice, ils s’exécutèrent. L'ancienne kunoichi s'agenouilla au chevet de la pauvre Emi, le corps secoué de spasmes et le regard vitreux. Ses respirations courtes et hachées résonnaient comme un souffle pris dans un étau, chaque inspiration peinant à s’arracher à son thorax oppressé. Evaline dégagea son cou et demanda un oreiller. L'un des jeunes le lui apporta et s'éloigna tandis que l’éducatrice le plaça sous sa tête.

— Il lui faut de l'espace pour respirer, expliqua-t-elle calmement, sans laisser transparaitre son inquiétude. Personne ne s'approche à part moi.

 Le cœur d’Evaline battait à tout rompre dans sa poitrine, chaque pulsation résonnant dans ses oreilles. Mais son esprit resta étrangement clair, sa formation reprenant instinctivement le dessus. La jeune femme aurait préféré qu'Emi soit dans son lit, mais elle se doutait que ses amis avaient fait au mieux en attendant son arrivée. Les spasmes frappaient par à-coups, rendant impossible tout déplacement dans l’immédiat.

 Evaline la maintient en place de toute sa force, attendant qu’Emi s’apaise suffisamment. Dès que les spasmes commencèrent à se calmer, Evaline la décala sur le côté tout en plaçant son bras le plus éloigné d’elle en angle droit. Calme et précise, sereine et sûre d’elle, l’ex-kunoichi cala ensuite l'autre main contre son oreille, puis releva délicatement sa jambe gauche jusqu'à ce que son talon s'approche de ses fesses.

 A présent assurée qu'Emi était en bonne position pour respirer, Evaline s'arma de courage. Le reste de la nuit risquait d'être long.

 Aussitôt, son corps fut secoué de nouveaux spasmes. Evaline fit en sorte de maintenir sa position jusqu'à ce qu'elle s'apaise à nouveau. Tandis qu'elle ajustait quelques détails dans sa posture, l'un des adolescents lui demanda, apeuré :

— Eva… elle va s'en sortir ?

 Evaline se tourna vers lui et lui adressa un sourire solaire, déterminée à le rassurer.

— Oui. Ne t'en fais pas, je suis là. Allez vous coucher, je veille sur Emi.

 Silencieux, l'éducatrice sentit que les jeunes obéissaient à contre-coeur. Elle ne put s'empêcher de sourire de fierté. Elle savait pertinemment qu'ils n'auraient pas été aussi docile avec certains de ses collègues. Leur confiance était le résultat du long travail d'échanges qu'elle avait entretenu avec eux ces deux dernières années.

 Une voix qu'elle ne souhaitait absolument pas entendre l'interpella dans son dos :

— Eva, je…

Quand on songe au loup, ne put s'empêcher de ruminer mentalement l'éducatrice.

— Tu en as assez fait pour ce soir, répondit calmement Evaline en lui adressant son sourire le plus charmeur. Va t-en.

 Lisant une menace dans son regard malgré le ton aimable employé, Kirk les laissa. Absolument personne n'avait le droit de mettre en danger ses protégés.

****

 Au petit matin, Emi ouvrit un œil avec difficulté. La bouche pâteuse et le corps endolori, elle comprit qu'elle avait fait une nouvelle crise. L'adolescente se redressa sur son lit et entendit avec surprise un léger ronflement non loin d'elle. Elle tourna la tête et vit un amas de cheveux noirs aux mèches prunes, assise dos à son lit.

 Emi comprit aussitôt qu'Evaline avait veillé sur elle toute la nuit. Touchée, elle se leva et la porta tant bien que mal dans son lit. Emi replaça son éternelle mèche rebelle et plaça un baiser sur son front. L'éducatrice eut un léger sourire et parut soudainement apaisée.

— Merci Eva, chuchota Emi avec reconnaissance.

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